[Critique] L’homme aux mille visages : Dans les rouages de l’arnaque du siècle

Caractéristiques

  • Titre : L'homme aux mille visages
  • Titre original : El Hombre de las mil caras
  • Réalisateur(s) : Alberto Rodriguez
  • Avec : Eduard Fernández, José Coronado, Carlos Santos, Marta Etura…
  • Distributeur : Ad Vitam
  • Genre : Biopic, Policier, Drame, Thriller
  • Pays : Espagne
  • Durée : 123 minutes
  • Date de sortie : 12 Avril 2017
  • Note du critique : 7/10

Après le succès mérité de La Isla Minima en 2015, Alberto Rodriguez est de retour avec un nouveau film engagé autour de la politique espagnole. Après la post-franquisme, le cinéaste s’intéresse à une retentissante histoire de corruption qui éclata au milieu des années 90 et signa la fin de l’ère socialiste en Espagne. L’homme aux mille visages, adapté d’un essai de Manuel Cerdán, met donc en scène les manigances d’un ancien agent secret jadis trahi par le gouvernement, Francisco Paesa, qui voit une occasion en or de s’enrichir et de prendre sa revanche lorsque l’ancien patron de la garde civile (l’équipe du Ministre de l’Intérieur), Luis Roldán, mouillé dans une affaire de corruption à grande échelle, décide de prendre la fuite. Ce fin stratège, aussi discret que manipulateur, va aider l’homme politique aux abois à se mettre à l’abri, ainsi que les millions qu’il a détournés, et piéger tout le monde par la même occasion…

Un début bavard et déroutant…

image carlos santos josé coronado l'homme aux mille visages alberto rodriguez
© Ad Vitam

Pour mettre en images cette histoire se déroulant à une tout autre époque que La Isla Minima, et dont les enjeux sont également fort différents, Alberto Rodriguez adopte un style et un ton de prime abord assez froids, tout en lorgnant de manière assez évidente sur le cinéma américain des années 70. Néanmoins, il faut prendre le temps de rentrer dans ce polar politique complexe, surtout si l’on ne connaît les bouleversements politiques qu’a connus l’Espagne dans les années 90 que de manière partielle. L’homme aux mille visages commence ainsi par nous déballer sans ambages, dès la séquence d’ouverture et durant une grosse demi-heure, les différents imbroglios mêlant hommes politiques véreux et services secrets, à travers une voix-off et des dialogues (trop) bavards. Les personnages nous sont présentés les uns à la suite des autres, ainsi que leurs liens entre eux, et la complexité des différents éléments politiques énoncés bien trop rapidement pourra perdre plus d’un spectateur.

On cherche alors à saisir tant bien que mal les enjeux, mais il est difficile, durant les 30 voire 40 premières minutes du film, de ne pas trouver le temps long. On sent dès le départ qu’il s’agit d’une adaptation d’un livre assez dense et que Rodriguez cherche à communiquer un maximum d’informations en un minimum de temps avant d’arriver à ce qui l’intéresse vraiment : la fuite rocambolesque de Roldán et la personnalité fuyante de Paesa. Par ailleurs, la réalisation peut sembler un peu trop plan-plan lors de cette première partie : le réalisateur met en place une mise en scène très carrée, référencée, mais qui se démarque assez peu de ces influences de prime abord.

… Mais un fascinant jeu de dupes par la suite

image eduard fernandez paris l'homme aux mille visages alberto rodriguez
© Ad Vitam

Si l’on se montre suffisamment patient cependant, L’homme aux mille visages se déploie devant nos yeux et nous entraîne assez rapidement au-delà de cette introduction très verbeuse. La réalisation, tout en restant sobre et élégante d’un bout à l’autre, gagne en ampleur et fait grimper la tension. Les influences sont toujours là, autant visuellement que par la structure du film, qui reprend à son compte un certain nombre de codes, mais Alberto Rodriguez ne se laisse pas dominer par elles et la patte 70’s ne gâche pas pour autant la reconstitution des années 90, des bars espagnols aux rues de Paris — et ce même si la facilité de s’attarder à Palais Royal ou Notre-Dame peut prêter à sourire.

Surtout, si les intentions de Francisco Paesa apparaissent très clairement aux spectateurs, le duel psychologique qu’il amorce avec Luis Roldán n’en fascine pas moins. L’homme politique déchu, montré comme complètement dépassé par ce qui lui arrive et poltron, en pleine dépression nerveuse mais refusant d’assumer ses responsabilités, pense avoir trouvé un homme de confiance en la personne de Paesa, dont on peut voir les rouages s’actionner derrière ses énormes lunettes. Le suspense ne réside pas, alors, dans le fait de savoir si l’ancien agent secret cherchera à s’emparer de l’argent détourné, mais plutôt de savoir comment il s’y prendra sans se faire liquider par ses nombreux opposants. Le thriller politique se fait alors psychologique et maintient aisément en haleine, d’autant plus que l’interprète de Paesa, Eduard Fernández, possède cette apparence ordinaire et cette (toute) petite part de vulnérabilité qui contribue à rendre son personnage d’autant plus intrigant.

Une épure bienvenue

image marta etura eduard fernandez l'homme aux mille visages alberto rodriguez
© Ad Vitam

Avec L’homme aux mille visages, Alberto Rodriguez continue ainsi de dresser un portrait politique complexe de l’Espagne, avec sa corruption et ses rouages aux nombreuses ramifications. Carrée et exigeante, sa mise en scène privilégie une certaine épure qui renforce la tension qui s’installe progressivement dans ce jeu de dupes. On ne regrettera peut-être qu’un ou deux effets de style un peu convenus qui peuvent apparaître superflus, et, du point de vue de la construction narrative, un début bien trop bavard qui tend à perdre le spectateur sous des flots d’information qu’il aura bien du mal à retenir sans une solide connaissance de la politique espagnole des années 90.

Ces réserves disparaissent cependant dès lors que le cinéaste arrive enfin au point qui l’intéresse : en faisant coïncider épure visuelle et narrative, il se débarrasse des scories inutiles qui pouvaient rebuter et le spectateur n’a plus besoin, alors, de comprendre dans le détail cet imbroglio politique pour rentrer dans le film. Un ancien agent trahi, un homme politique corrompu en fuite, une importante somme d’argent sale : ces éléments récurrents du thriller politique sont suffisants pour se laisser prendre au jeu. Il en ressort alors un film intelligent et prenant en dépit d’un début un peu laborieux.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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