[Critique] Low Down — A. J. Albany

image couverture low down a.j. albany éditions 10-18Souvenirs d’enfance atypiques

Il n’est pas toujours simple de grandir aux côtés d’un père célèbre porté sur la boisson et la drogue, Amy-Jo Albany, fille du génial pianiste de jazz Joe Albany, en sait quelque chose. Plus de 25 ans après la mort de son père, disparu en 1988 d’une crise cardiaque, elle a décidé de revenir sur son enfance pas comme les autres aux côtés de cet homme immensément doué, mais qui resta dépendant de l’héroïne la majeure partie de sa vie. Une addiction que partageait également (en pire), la mère d’Amy-Jo, à l’instinct maternel peu développé, et dans laquelle la jeune fille finira elle-même par plonger, à la suite d’un drame personnel dont son père ignorait tout.

Comme l’on peut s’en douter à la lecture de ce court résumé, Low Down : Jazz, came, et autres contes de la princesse be-bop, publié en format poche aux éditions 10-18, n’est pas une autobiographie particulièrement joyeuse, quoique jamais misérabiliste. A.J. Albany nous plonge dans le Los Angeles déglingué des années 60-70 et raconte ses aventures aux côtés de ses parents jusqu’à ses 12-13 ans par le biais de courts chapitres aux noms plus ou moins évocateurs (“venus d’ailleurs”, “embrasser l’orang-outang”, “l’écolier tapin”…), qui s’enchaînent dans un ordre pas tout à fait chronologique. Ainsi, elle évoque par moments la dernière partie de la carrière de son père dans les années 80, avant de revenir aux années 70. Il s’agit parfois de petites anecdotes, ou bien de tranches de vie plus importantes dans la jeunesse d’A.J. Albany, mais, à plusieurs reprises, certains souvenirs pouvant sembler de prime abord anecdotiques prennent assez vite une tournure surprenante, qui permet au lecteur d’en mesurer l’impact sur l’auteure.

Dans les bas-fonds du L.A. des années 60-70

Cela peut parfois se révéler choquant et provoquer un certain malaise à la lecture car, contrairement aux mémoires de Juan F. Thompson, Fils de Gonzo, autour de sa relation avec son père, le journaliste-phare de la contre-culture américaine Hunter S. Thompson, Amy-Jo n’a pas bénéficié d’un cadre parental aussi équilibré et a souvent été exposée à maints dangers dont son père ne semblait pas avoir conscience, ce qui a fini par la plonger dans un enfer personnel sur lequel elle ne s’appesantit pas, mais que l’on devine. Il y a ainsi quelques passages profondément glauques, racontés de manière presque nonchalante, où la petite fille voit son meilleur ami emmené par les services sociaux, après que son père et elle aient découvert sa mère prostituée dans une chambre d’hôtel, déjà morte d’overdose depuis une bonne heure, ou encore à la merci d’un marginal qu’elle appréciait beaucoup et qui jouait avec son sexe devant elle lorsqu’il la gardait en l’absence de son père, qui ignorait tout de ce “jeu”.

Durant ces chapitres, le lecteur se trouve parfois confronté à un embarrassant sentiment de voyeurisme bien que, là encore, la narration de l’auteure ne cherche pas à provoquer ce sentiment. A. J. Albany refuse au contraire de se lamenter sur ces tristes épisodes, qu’elle raconte avec simplicité et sans pathos, mais le fait que, petite fille, elle ait intégré cette atmosphère chaotique comme étant presque “normale” peut secouer : imaginer cette enfant, vulnérable dans un environnement hostile, et pas toujours des plus méfiantes, a de quoi faire frémir.

Un poignant hommage au musicien et au père

image amy-jo albany et joe albany europe 1977
Amy-Jo chez sa grand-mère paternelle avec son père Joe Albany en 1977.

Cependant, si l’on prend la peine de regarder au-delà la partie la plus hardcore de ces mémoires, on a tôt fait de s’apercevoir que Low Down est aussi et avant tout une déclaration d’amour à son père, parfois inconscient dans son comportement, mais profondément aimant, au contraire de sa mère, ancienne intellectuelle dont le cerveau ne résista guère à l’héroïne, obligeant la petite fille à s’occuper d’elle, voire à lui sauver la vie en cas d’overdose ou de malaise la tête dans le ruisseau. Joe Albany, comme elle le rappelle à plusieurs reprises, était un pianiste de jazz parmi les plus reconnus de son  temps, y compris des plus grands jazzmen tels que Louis Armstrong, Charlie Parker ou Miles Davies, et ce à une époque où les musiciens blancs n’étaient pas toujours très bien vus dans le milieu. Malgré ses déboires personnels et quelques internements, il sut mener une carrière brillante, aux États-Unis, ainsi qu’en Europe, avant de terminer sa carrière de manière plus discrète.

Low Down est donc aussi une manière de lui rendre hommage, et de célébrer la musique qui était inscrite au coeur de leur vie et qui les unissait, les transportait en dépit des difficultés. Outre les chapitres détaillant certains moments importants de la carrière de son père auxquels elle a assisté, A.J. Albany partage également un certain nombre d’anecdotes au sujet des grands noms du jazz, dont l’une, charmante, à propos de Louis Armstrong, qu’elle rencontra enfant et qui chanta rien que pour elle la chanson “Once in Love with Amy”, accompagné de son père au piano. Les difficultés auxquelles étaient confrontés de nombreux musiciens de jazz apparaît aussi en filigrane : si Joe Albany était reconnu de tous et que des artistes tels que Frank Sinatra venaient l’écouter jouer dans des clubs, il vécut la plus grande partie de sa vie dans la misère. Une précarité que sa seule dépendance à l’alcool et aux stupéfiants n’explique pas entièrement : il n’était pas nécessairement très bien payé par les clubs ou pour certains enregistrements.

A travers Low Down, c’est donc toute une époque qui se trouve ressuscitée sous nos yeux et de manière d’autant plus saisissante qu’Amy-Jo Albany a fait le choix d’une narration fragmentaire, nous offrant des instantanés épars de cette enfance singulière aux côtés d’un immense pianiste de jazz. Si ses confidences les plus sombres (inceste avec le jeune frère de sa mère, overdoses maternelles, exposition à des prédateurs sexuels…) provoquent parfois un sentiment de malaise, l’auteure ne signe en aucun cas des mémoires misérabilistes et s’attache surtout à retranscrire sa vision de petite fille, puis d’adolescente, sur cette époque et ce milieu particuliers, sujets de bien des fantasmes, en retraçant sa relation avec ses parents, et en rendant un hommage touchant à son père.

Low Down : Jazz, came, et autres contes de la princesse be-bop d’A.J. Albany, traduit de l’anglais (américain) par Clélia Laventure, éditions 10/18, 192 pages. 6,60€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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