Cofondateur de la mythique revue des années 80 Starfix, qui a passionnément défendu le cinéma de genre (mais pas que), Frédéric Albert Lévy a poursuivi son activité de journaliste parallèlement à sa carrière de professeur de lettres, contrairement à ses collègues Christophe Gans et Nicolas Boukhrief, qui se sont illustrés derrière la caméra quelques années plus tard. Devenu journaliste presque par hasard, et « grâce à James Bond », il a consacré, au fil des ans, une importante somme d’articles, reportages et interviews autour de l’univers bondien.
Il n’est guère donc étonnant de le voir signer aujourd’hui un ouvrage à part entière consacré à la saga, Bond, l’espion qu’on aimait, paru au début de l’été chez Hors Collection, qui avait déjà publié fin 2016 le beau livre sur Starfix. Érudit tout en étant accessible et agréable à lire, cet essai de 300 pages montre que James Bond peut être traité avec sérieux et profondeur, sans pour autant négliger le plaisir ludique, quasi-enfantin des films de l’agent secret au service de sa Majesté. Surtout, son parti pris d’analyser la saga et l’évolution du personnage sous l’angle du mythe se révèle très pertinent, et permet de porter un autre regard sur ces films que l’on pense si bien connaître, plus de 55 ans après la première apparition de Sean Connery dans Dr No, et alors que l’on vient d’apprendre que Daniel Craig rempilait pour un (voire deux) James Bond supplémentaire.
Nous avons rencontré Frédéric Albert Lévy en juillet dernier afin d’échanger autour de cette thématique très riche, qui permet de mieux comprendre comment James Bond est parvenu à traverser le temps et à se renouveler au fil de ses incarnations, en dépit de quelques impasses et ratés. Affable et aussi curieux qu’un jeune homme, l’auteur s’est prêté avec plaisir au jeu, n’hésitant pas à prendre quelques chemins de traverse tout en rebondissant sur nos questions, pour une (longue) discussion à bâtons rompus.
Culturellement Vôtre : Comment est né le projet de ce livre ?
Frédéric Albert Lévy : Il s’agissait au départ d’un projet extrêmement paresseux : cela fait 40 ans que j’écris sur James Bond, et on peut même dire que si je fais du journalisme, c’est en quelque sorte grâce à James Bond. Je collectionnais les affiches de films et j’avais un copain australien qui vivait à Londres et voulait lancer un journal sur le cinéma fantastique. Il voulait que je fasse un reportage au sujet d’un réalisateur de films fantastiques un peu oublié aujourd’hui, Jean Rollin. Son projet a échoué, et je me suis donc retrouvé avec cet article, qui n’a finalement jamais été publié. De dépit, je l’ai envoyé à une revue américaine, qui est malheureusement morte en même temps que son créateur, Cinefantastique, et dont les spécialistes continuent de penser que c’était ce qui se faisait de mieux à l’époque, soit la fin des années 70-années 80.
Et là, c’est le hasard qui est intervenu : j’habitais du côté de Boulogne, et Moonraker se tournait en France. J’envoie donc mon article, je rédige ma lettre et je mets en P.S. : « Moonraker se tourne à côté de chez moi. Est-ce que ça vous intéresse ? » La réponse a été « oui », et, fort de la recommandation de cette revue, j’ai pu me rendre sur le tournage du film, autour duquel j’ai signé mes premiers articles. D’ailleurs, si j’ai pu avoir Michael Lonsdale pour la préface du livre, c’est parce-que je l’avais rencontré à cette époque et que j’avais encore son numéro de téléphone, qui n’a pas changé ! (rires) C’était donc en 1979, et c’est cela qui a lancé ma carrière, si l’on peut dire, puisque j’étais journaliste en parallèle de ma carrière d’enseignant. Cela fait donc 40 ans que j’écris sur James Bond.
En ce qui concerne le livre, au début, le projet était très simple : mon collègue et ami Nicolas Boukhrief m’a dit « Mais avec tous les trucs que t’as écrits, tu devrais les mettre bout à bout pour en faire un livre ». J’ai cru naïvement que ce serait possible. Effectivement, en nombre de pages, le bouquin était là. Sauf que, quand vous le mettez bout à bout, vous vous rendez compte que ça ne marche pas, car même si vous n’êtes pas totalement gâteux (ce qui est déjà mon cas), vous vous apercevez qu’il y a des redites, que les thèmes se recoupent. Du coup, le livre que vous avez sous le nez, grosso modo, c’est un tiers d’articles préexistants, mais qui ont quand été un peu remaniés. Et pour les deux tiers restants (un peu plus de la première moitié du livre), ce sont des textes que j’ai écrits il y a 6 mois environ.
Ca a été une « mauvaise surprise » au sens où je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup plus de travail à faire que prévu, et en même temps, cela m’a permis de découvrir des choses que je n’avais pas vues. J’avais, non pas un mépris car je ne méprise personne, mais disons que j’avais une certaine indifférence à l’égard de la période Pierce Brosnan, et je me suis aperçu, en revoyant ces films, que, à défaut d’être véritablement bonne, cette période avait été le prélude à des « travaux » qui ont suivi avec la période Craig, qui était « plus intéressante », si je puis dire. Mais c’est ça qui est intéressant dans Bond : même quand c’est raté, cela sert toujours de base à ce qui sera un peu meilleur plus tard.
Culturellement Vôtre : Votre livre est axé autour du mythe James Bond. Vous y utilisez ce terme de manière plutôt générale. Vous écrivez notamment qu’il s’agit d’une « chose, un événement ou un personnage, qui représente immédiatement quelque chose dans l’esprit du public, mais qui n’est le plus souvent connu de ce public que de façon indirecte ». Plus loin (p.95), vous remarquez qu’en individualisant trop Bond dans les derniers films avec Daniel Craig, en développant l’aspect psychologique, on risque « de le détacher quelque peu du public ». Pensez-vous que le personnage doit conserver des contours flous pour que le public puisse se projeter ?
Frédéric Albert Lévy : Vous avez vu et apprécié Manchester by the Sea je suppose ?
Culturellement Vôtre : Oui, nous l’avons chroniqué.
Frédéric Albert Lévy : Alors, il y a une interview du réalisateur, Kenneth Lonergan, qui est parue dans un journal anglais, et dans toute la dernière partie de l’entretien, il disait en gros : « J’en ai assez de ces films avec des héros pour lesquels on s’interroge sur l’enfance, sur les traumatismes, etc. » Et il a raison ! La définition de Bond, c’est qu’il s’agit quand même d’un agent, et un agent, c’est quelqu’un d’actif, auquel on ne demande pas vraiment de réfléchir, mais plutôt de réagir face à une situation. Et, après tout, s’il a glissé sur une peau de banane posée par son camarade de classe du cours préparatoire, on s’en fiche un peu ! Surtout qu’il y a quelque chose qui ne colle pas dans les derniers, même si je les aime bien : entre nous, si j’étais le chef des services secrets britanniques, est-ce que j’irais engager comme principal agent un type qui a pour copain de classe ou frère de lait le plus méchant de la planète ? Enfin bref, ça ne tient pas…
Culturellement Vôtre : Et puis dans agent secret, il y a secret, qui implique de présenter un personnage assez mystérieux…
Frédéric Albert Lévy : Oui, il y a d’ailleurs un petit guide anglais, The Bluffer’s Guide to James Bond, qui fait partie d’une petite série pour briller en société sur n’importe quel sujet (y compris ceux qu’on ne connaît pas), qui dit à un moment : « Lors d’un dîner, vous pouvez toujours lancer, pour vous distinguer sur la personnalité de James Bond : pourquoi ce type, qui est un agent secret, n’arrête pas de répéter son nom à tout va ? » Ca, c’est aussi ce qui fait partie de la définition du mythe : un mythe doit être contradictoire, sinon ça n’est pas intéressant. Ce qui est aussi valable pour le méchant ou la méchante : il faut à tout prix qu’il ou elle ait des circonstances atténuantes.
C’est ça qui est intéressant dans Bond, même si je suis en contradiction avec moi-même en disant ça : il faut que ce soit un agent — la définition initiale donnée par Ian Fleming étant a blunt instrument, soit « un instrument brut » — mais qu’en même temps il ait une petite histoire, raison pour laquelle l’épisode le plus intéressant de l’avis de tous était Au service de sa majesté, qui est l’épisode où il se marie et perd sa femme. Alors bien sûr, il faut qu’il perde sa femme, car s’il se marie et a des enfants qu’il doit emmener à l’école, il ne peut plus exercer son métier. Donc Bond, dès le départ, discrètement, on lui donne une histoire, et c’est pour ça que je dis dans la conclusion que ce qui fait, à mon sens, le succès de Bond, c’est la nostalgie, et pas seulement pour les vieux schnocks comme moi.
Prenez par exemple le générique de Goldfinger (1964), et ça, tout le monde s’en souvient : la femme, morte, couverte d’or — donc c’est la mort et déjà le passé — et, projetée sur elle, des images des deux films précédents. Et ça c’est extraordinaire ! Ca a d’ailleurs été repris dans le principe pour le générique de Spectre. Bref, c’est une manière directe de dire au spectateur, « ce type-là est agent secret, mais même si ses souvenirs sont des souvenirs professionnels, il garde quand même en lui le souvenir de ce qu’il a fait, des femmes qu’il a rencontrées, etc ». Et c’était à mon avis très bien fait. Avec les derniers, je ne sais pas trop où on va ou non, puisque depuis deux ans, il n’y a ni projet ni scénario… Je ne dis pas que la série est dans une impasse, je dis plutôt le contraire dans le livre justement : le propre de cette série, c’est d’avoir été continue pendant 60 ans, mais elle est quand même là dans une situation qui semble un peu bloquée ou, du moins, ralentie.
Culturellement Vôtre : Comme il s’agit d’un personnage qui est immédiatement reconnaissable à son allure — ce qu’on voit bien dans certaines comédies d’espionnage où il est parodié — n’y a-t-il pas un risque, dans la situation actuelle que vous évoquez et après autant de films, de finir par le vider de sa substance ? Le propre des mythes est de sans cesse se renouveler, ce qu’on retrouve à travers les différents cycles de James Bond, qui change régulièrement de visage tout en restant toujours « Bond » quoi qu’il en soit. Mais n’y aurait-il pas le risque qu’à un moment donné la saga souffre du syndrome de la coquille vide, en tombant dans quelque chose de trop mécanique ?
Frédéric Albert Lévy : Non. Je vois très bien où vous voulez en venir, mais le propre d’un mythe, c’est justement d’être une coquille vide. Je ne lui voue pas un culte, mais Roland Barthes l’expliquait très bien : une oeuvre classique doit aussi être une oeuvre ouverte. Il faut bien sûr qu’il y ait un fond, un socle, mais c’est aussi le lecteur qui apporte son propre matériel. Un peu comme dans une auberge espagnole, au fond : il faut qu’il y ait la table et les chaises, mais c’est le lecteur qui apporte son manger, comme on disait jadis. Je vous remercie d’ailleurs de dire que Bond reste toujours Bond peu importe l’acteur, car la question qui me paraît stupide, c’est « Quel est le meilleur James Bond ? » Il n’y a pas de meilleur James Bond. Je veux bien, moi aussi, qu’on privilégie Sean Connery parce-que c’est le premier. Et, quand on revoit Dr No, ce qu’il y a d’extrêmement étonnant, c’est la manière dont ce type qui débarquait s’est emparé du personnage, au point de donner l’impression d’avoir fait ça toute sa vie, que ce soit dans la violence, le rire ou l’ironie. Il y a eu une sorte de « conjonction astrale » si l’on peut dire, et après, on peut penser que c’est le génie de Sean Connery ou le flair des producteurs, le talent du réalisateur, mais tout était parfaitement en place dès le départ.
Mais justement, ce qui me frappe, c’est que par la suite, même si certains ont en effet réussi mieux que d’autres, le personnage est passé à travers six avatars différents, et il est toujours là. Ca veut bien dire quelque chose. D’autant plus qu’il a été incarné par des acteurs aux jeux très différents. Certains reprochent — ce que je peux comprendre — son jeu à Daniel Craig, comme Patrice Leconte, qui intervient dans le livre et m’a écrit : « Je ne supporte pas ce type qui n’a que deux expressions ». Je lui ai répondu : « Vous avez tort, il n’en a pas deux, il n’en a qu’une ». Il est marmoréen, il ne bouge pas. Pourquoi ? Parce-que depuis qu’on a Craig, James Bond est quand même devenu l’image de la mort, et ce depuis Casino Royale (2006). C’est une statue. Et Skyfall, il me semble qu’on peut l’interpréter comme le retour d’un mort. Au début du film, il tombe dans un fleuve et on peut très bien imaginer qu’il est mort car, tout James Bond qu’il est, une chute de 30 mètres avec une balle dans la poitrine…
D’ailleurs, personne ne nous dit comment il a ressuscité ! Quand il réapparaît et que Moneypenny lui demande où il était passé, il lui répond : « Je savourais ma mort ». Et il n’est pas interdit de considérer Skyfall comme un film fantastique et de le prendre comme le retour d’un mort-vivant. Une autre anecdote : il y a ce film peu connu avec Pierce Brosnan, November Man (2014), tourné après James Bond et réalisé par Roger Donaldson, qui l’avait dirigé dans Le Pic de Dante (1997), tourné entre Goldeneye et Demain ne meurt jamais. Il s’agit d’une sinistre histoire de trahison au sein des services secrets, où il joue une sorte de Bond à la retraite qu’on va extraire du bord du lac Léman, il me semble. Et, à un moment donné, il maudit toute la jeune génération des agents de la CIA (lorsqu’on lui montre des clichés d’agents américains tués par un espion russe, ndlr) et parmi eux, il y a un agent du nom de Craig ! (rires)
Culturellement Vôtre : C’est intéressant que vous parliez de la mort de James Bond dans Skyfall, car vous consacrez un chapitre à la mort dans la série, en évoquant notamment, bien sûr, celle de Bond lui-même, qui est omniprésente, même si on a l’impression qu’il est invincible, tout en étant plus vulnérable à des moments par certains aspects, comme lorsqu’il échoue à sauver sa femme ou certaines des James Bond Girls… Et finalement, cette idée de mourir pour mieux renaître, c’est aussi l’apanage des mythes, non ?
Frédéric Albert Lévy : Oui, c’est exactement ça. C’est aussi la définition de l’oeuvre d’art. Comme le disait Paul Valéry, il faut se résoudre à l’idée qu’il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité où L’Énéide ne sert à rien du tout. Et il a raison. Ce qui est amusant, c’est qu’on oublie parfois le truc pendant un certain temps, et hop ! Ca revient. La notion de résurrection, c’est un peu l’oeuvre d’art qui est constamment revue sous un angle différent par les générations successives. Ce qui est amusant d’ailleurs, parce-que je pense, à titre d’exemple, qu’il y a des éléments en apparence absolument anti-féministes à certaines époques, et qui, lorsqu’on les revoit avec le recul, apparaissent au contraire très fortes. (nous parlions de la figure de la femme fatale chez David Lynch avant le début de l’interview, ndlr) J’ai vécu ça avec une adaptation cinématographique. Pendant très longtemps, je considérais par exemple que la femme était la méchante dans Le colonel Chabert de Balzac. Jusqu’au jour où j’ai vu la version avec Raimu, qui met sur le même plan le colonel Chabert et sa femme et là, on s’aperçoit que si Chabert est bien une victime, sa femme l’est tout autant que lui. Donc, l’idée de revoir constamment la copie, à la manière d’un palimpseste, peut permettre d’apporter un nouvel éclairage.
Et pour en revenir à Bond, cette révision permanente est aussi sans doute liée au fait qu’il s’agit d’une création anglaise. Je peux en parler car j’ai des relations amour-haine avec l’Angleterre. Mais, s’il y a un truc vraiment extraordinaire chez les Anglais, et qui n’a pas d’équivalent en France, c’est que, lorsque vous lisez leurs journaux, ils n’arrêtent pas de casser du sucre sur le dos des Français, ce qui ne les empêche pas, parallèlement, de proposer des pages sur les plus belles régions de France à visiter ou les villages où acheter une maison. Il y a donc une contradiction constante chez eux, probablement due à leur nature d’insulaires — « on est bien chez nous, mais on peut faire le tour du monde grâce à notre flotte » — et qui les encourage aussi à se renouveler constamment, à prendre des risques.
Culturellement Vôtre : Vous disiez tout à l’heure que l’aspect « coquille vide » est nécessaire pour que les gens puissent projeter leurs propres images, mais on peut dire qu’il y a aussi une essence mythique inhérente à James Bond, notamment en ce qui concerne la relation du personnage au Mal. Vous écrivez par exemple : « Le dieu malin contre qui s’élève Bond et les soldats du Bien est à la fois partout et nulle part » et, quelque part, les films montrent aussi que ce Mal est partout, y compris en lui-même, surtout si l’on considère toutes les ressemblances et les parallèles que vous relevez entre Bond et certains de ses ennemis, qui pourraient presque faire office de doubles maléfiques, de döppelgangers. Avec toujours cette idée d’assimilation qui est le propre des mythes : le héros doit assimiler son double opposé pour mieux triompher. D’ailleurs, comme vous le dites, parfois, Bond séduit la petite-amie ou la veuve de l’homme qu’il a tué…
Frédéric Albert Lévy : Oui, c’est une figure classique. D’ailleurs, si beaucoup de James Bond Girls meurent, c’est simplement qu’elles ont été « annexées » par James Bond. Et donc, si les femmes des méchants acceptent si facilement de rejoindre Bond, c’est peut-être bien qu’elles perçoivent des points communs entre les deux, sinon ça ne serait pas drôle… Il y a aussi des exemples où le méchant est interprété par un acteur auquel les producteurs avaient songé pour interpréter le rôle de Bond. Par exemple, le type qui meurt au début de L’espion qui m’aimait, eh bien, son interprète avait passé des essais pour le rôle de 007. La parenté entre Bond et les méchants est donc évidente, mais je crois que le motif des frères ennemis est toujours un thème qui fonctionne au sein d’une histoire. C’était déjà le thème — et même le titre — de la première pièce inachevée de Victor Hugo, et c’est quelque chose auquel on peut difficilement couper.
Ensuite, si on oublie un peu les personnages pour parler de l’idéologie qui se trouve derrière, on retrouve cette ambiguïté. Par exemple, James Bond est-il un champion du capitalisme ? Oui et non. Oui, mais on retrouve chez les méchants exactement la même ambiguïté que dans l’oeuvre de Molière. Chez Molière, les fils n’arrêtent pas de s’opposer au père, mais il ne s’agit pas de fils « gauchos » qui s’opposeraient à un père capitaliste, mais au contraire de fils qui souhaitent diriger à la place du père. Ce serait donc un discours en faveur du capitalisme, me direz-vous… Mais pas forcément, parce-que si on veut être vaguement marxiste, ça voudrait dire que le capitalisme contient ses propres contradictions internes . Et je pense que c’est aussi ça qui peut plaire à tout le monde chez Bond : même s’il a fini par pénétrer en Russie et même en Chine, si je suis un communiste bon teint, et que je vois des capitalistes qui se tirent dans les pattes, quelle est ma réaction ? Mais je suis enchanté de cette vision d’auto-destruction, pardi ! Parallèlement, il y a évidemment l’image du luxe, qui peut aussi constituer un idéal pour certains… Après, si l’aspect bling-bling est toujours là, il est assez réduit aujourd’hui : les voitures sont de plus en plus petites, par exemple !
Culturellement Vôtre : Justement, cette assimilation — se rebeller contre un système tout en en faisant partie — est aussi une dimension que vous abordez dans le livre, et que l’on peut mettre en relation avec les relations conflictuelles que le personnage entretient avec la nation anglaise, qui fait office de parent autoritaire contre lequel Bond s’élève parfois. Pensez-vous que cela explique aussi une partie de l’attachement du public britannique au personnage ?
Frédéric Albert Lévy : C’est quelque chose de typiquement anglais, en effet. La première fois que je suis allé en Angleterre, j’ai été marqué par une scène qui serait aujourd’hui encore inconcevable en France, où un punk aux cheveux de toutes les couleurs discutait tranquillement avec une bourgeoise tout ce qu’il y a de plus traditionnel. En Angleterre, il y a cette absence apparente de conflits, qui fait que l’on pense être au paradis, jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’il y a des couteaux sous la table… Mais, quoi qu’il en soit, il y a une coexistence entre des éléments différents de la société, et aussi une certaine insoumission face à l’autorité. Quelque chose que je n’avais pas compris non plus à l’époque où j’étais lecteur à l’université, c’est la réaction d’un type qui me paraissait tout à fait normal, et qui a interrompu précipitamment notre conversation tout ça parce-que le carrosse de la reine allait passer dans la rue, et qu’il fallait absolument qu’il aille la voir ! Je suis désolé, mais si vous me dites que M. Macron va passer dans la rue ici, malgré tout le respect que je lui porte, je ne vais pas vous quitter pour courir le voir ! (rires)
Ils ont donc cette soumission à la reine, mais en même temps, un vrai refus de l’ordre. Un film que j’adore et qui me semble le mieux résumer ça, c’est Les chariots de feu, où le coureur anglais le plus traditionaliste en apparence, et donc le plus croyant, refuse de courir le dimanche, qui est le jour du seigneur, même lorsque le Prince de Galles vient le voir pour lui mettre la pression et le mettre face à ses responsabilités. Et ça, c’est l’Angleterre. C’est-à-dire que le fait même d’être Anglais et de respecter l’institution passe par une opposition à celle-ci. Et je trouve que c’est aussi là qu’il faut trouver la source de l’humour anglais.
Culturellement Vôtre : Vous relevez aussi la dimension magique, quasi-enfantine de la relation de James Bond à ses gadgets. Est-ce que l’aspect rétro de certains d’entre eux aujourd’hui, peut aussi faire écho à la nostalgie de l’enfance des spectateurs ?
Frédéric Albert Lévy : Pour les gadgets, je pense qu’il y a deux très grandes périodes à distinguer : la première, ce sont les débuts, où le gadget bondien était un luxe qui n’appartenait qu’au personnage, chose qui est révolue aujourd’hui, où n’importe quel smartphone est capable de faire à lui tout seul ce qui aurait nécessité 20 gadgets à James Bond dans les premiers films ! A l’époque, lorsque vous aviez dans les films d’espionnage un fax qui arrivait, cela impressionnait tout de suite, alors que maintenant, tout le monde s’en contrefiche. Du coup, c’est aussi pour ça que dans les derniers, il y a de moins en moins de gadgets, même s’ils sont toujours présents. A tel point que dans Skyfall, Q lui dit très sérieusement : « Je vous donne un simple poste à transistor ». Et, dès le départ dans James Bond, les gadgets représentent la façade. Mais, puisque vous parlez de l’enfance, cela me fait penser à quelque chose que j’ai pu constater avec mes propres enfants, lorsqu’ils étaient encore jeunes : le soir de Noël, au bout de 30 minutes, une partie des jouets sont cassés ou abîmés. Ce qui n’est pas si grave car le fait de casser son jouet, même si cela peut être vécu comme une frustration par l’enfant, c’est aussi une manière pour lui de prouver qu’il a une maîtrise et un pouvoir sur la chose, qu’il peut la transformer pour en faire ce qu’il veut. Cela permet une appréhension de la réalité sous un angle ludique.
L’une des plus belles cascades dans les Bond, par exemple c’est la scène du parachute à la fin de L’espion qui m’aimait. Mais, entre nous, ce n’est pas un gadget ! Le truc, c’est que le parachute apparaît à un moment où on ne l’attend pas. C’est pour ça que, même si j’ai dit que les Brosnan méritaient sans doute une révision plus positive, il n’en reste pas moins que certains gadgets dans les films de cette période n’ont aucun intérêt. Si vous avez une voiture, expliquez-moi l’intérêt de la commander à partir d’un téléphone ? Si je me trouve dans la voiture, je prends le volant et je la conduis, soyons sérieux ! Donc le gadget était certes nécessaire à l’époque, parce-qu’il donnait à Bond une supériorité, mais aujourd’hui, Bond, sa principale force, c’est son intelligence. Ca ne veut pas dire que c’est Einstein pour autant, mais face à une situation donnée, il est capable de repérer tout de suite l’élément qui va lui permettre de s’en sortir.
Culturellement Vôtre : Parlons des femmes ! Que pensez-vous des demandes d’une partie — très jeune et assez marginale — de la communauté geek, qui réclame que le prochain James Bond soit une femme ?
Frédéric Albert Lévy : A vrai dire, je n’en pense rien du tout ! Il avait en effet été question à un moment donné que Halle Berry, qui joue dans Meurs un autre jour, ait sa propre série de films, mais le projet avait été abandonné parce-que, à ce moment-là, Tomb Raider ne décollait pas. Après, le dossier pourrait peut-être être révisé, puisque, me semble-t-il, un nouveau Tomb Raider est en préparation… Donc pourquoi pas ? Et il y a aussi Wonder Woman, bien sûr. Après, il faudrait lui trouver un nom… (d’un air sceptique) Jane Bond ? (qui est la proposition faite par certains fans sur le Web, ndlr)
Culturellement Vôtre : Ce serait un peu facile… Ou alors, il faudrait imaginer une série autour d’une collègue de James Bond, où les intrigues se croiseraient avec celles de Bond. Mais quand on se penche sur la question, on se rend compte que cette demande spécifique vient d’un « courant » américain assez récent, qui veut féminiser des classiques de la culture populaire ; ce qui est complètement paradoxal, car il s’agit alors de prendre appui sur un modèle masculin préexistant, plutôt que de créer un personnage féminin orignal qui serait tout aussi fort, tout en étant complètement différent.
Frédéric Albert Lévy : De ce côté-là, je ne peux pas complètement vous suivre, car comme vous le savez, il y a deux séries autour de Sherlock Holmes actuellement : l’anglaise bien entendu, mais aussi la version américaine, Elementary, où Watson est incarné par une femme (jouée par Lucy Liu, ndlr). Et je trouve que ça marche plutôt pas mal.
Culturellement Vôtre : A un moment donné, vous parlez aussi de Brigitte Bardot, qui avait refusé un rôle de James Bond Girl, et vous relevez d’ailleurs que Diana Rigg était un choix plus pertinent. Mais, si vous deviez imaginer Bardot dans un tout autre James Bond, quelle James Bond Girl aurait-elle pu être ?
Frédéric Albert Lévy : Euh… est-ce que j’ai le droit de dire que je n’aime pas beaucoup Bardot ? (rires) Elle joue toujours faux ! Et Dieu créa la femme, notamment, je trouve ça d’une bêtise ! Alors certes, elle représentait la libération féminine à une certaine époque, mais bon… Il suffit de l’entendre parler pour comprendre qu’il s’agit d’une petite bourgeoise. Et dans James Bond, je ne suis pas sûr que cela aurait fonctionné. Je crois qu’on a eu de la chance de ne pas l’avoir dans la saga.
Culturellement Vôtre : Et quelle actrice qui n’a pas été une James Bond Girl auriez-vous aimé voir dans un James Bond ?
Frédéric Albert Lévy :Hmm… Peut-être Katharine Ross, qui joue dans Le Lauréat. J’étais follement amoureux d’elle dans ma jeunesse, mais malheureusement, la suite de sa carrière n’a pas répondu à mes attentes.
Culturellement Vôtre : Et pour terminer… Vous ne voulez vraiment pas choisir votre James Bond préféré, parmi ses différentes incarnations ?
Frédéric Albert Lévy : Ah, mais je refuse de répondre à cette question ! Si vous voulez, mon James Bond préféré, ce serait un croisement génétique entre Sean Connery et Roger Moore ! Comme je le dis toujours, Sean Connery a créé le rôle, mais la grande force du personnage, c’est que 60 ans après, il est toujours là ! Et s’il est toujours là, c’est aussi parce-qu’il a fallu prouver à un moment donné qu’un autre acteur pouvait prendre le relais. Et je crois que c’est ce que j’écris à un moment donné : quand Daniel Craig se fait injurier tous les jours sur Internet avant même de commencer à reprendre le rôle, ça doit être désespérant. Mais, en même temps, il s’est montré remarquable, car c’était un acharnement quotidien : il y avait même un site qui s’appelait Craig Not Bond. Malgré tout, il devait se dire : « Il y en a eu 5 avant moi qui sont plus ou moins arrivés à tirer leur épingle du jeu, alors pourquoi pas moi ? » Mais le travail de démonstration qui est venu prouver qu’une relève était possible, il a été assuré par Roger Moore. Voilà pourquoi mon James Bond, c’est Roger Connery. (rires)
Propos recueillis par Cécile Desbrun. Nous remercions chaleureusement Frédéric Albert Lévy pour sa disponibilité et son amabilité. Découvrez notre critique de Bond, l’espion qu’on aimait, disponible depuis le 15 juin 2017 chez Hors Collection.