Présents lors de la 23e édition de L’Étrange Festival (dont vous retrouverez notre bilan ici) le temps d’une Carte Blanche où ils étaient venus présenter des films les ayant marqués, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet ont répondu à nos questions alors qu’ils venaient tout juste d’inaugurer la grande expo consacrée à leurs oeuvres à la Halle Saint-Pierre. L’occasion de revenir sur leur collaboration au long cours, leur univers à l’esthétique si particulière qui ne leur a pas valu que des admirateurs et d’évoquer la liberté artistique, le cinéma de genre, ou encore l’évolution du cinéma dans les prochaines années.
Spontanés dans leurs réponses et complétant souvent les phrases de l’autre, les deux complices nous ont rapidement entraînés dans un échange à bâtons rompus que l’on aurait volontiers prolongé pour explorer davantage les liens entre cinéma et jeux vidéo, ainsi que la réalité virtuelle qui semble les passionner. En les écoutant, cette phrase de Richard Powers dans son roman L’ombre en fuite nous revient en tête : « L’esprit est la première réalité virtuelle ». Une affirmation qui colle étrangement bien à leur univers, qui ne tient pas qu’à une esthétique vintage nourrie aux contes et au steampunk, mais aussi et peut-être avant tout à une porte ouverte sur l’imaginaire, qui vient bousculer nos repères et apporter un éclairage différent…
Culturellement Vôtre : L’exposition rétrospective autour de votre univers a été inaugurée le 7 septembre à la Halle Saint-Pierre. Lorsque l’on rentre dans la salle, le visiteur a vraiment l’impression de pénétrer dans un imaginarium, presque un cabinet de curiosités, avec une présentation qui ne respecte pas l’ordre chronologique de vos filmographies et qui n’est accompagnée d’aucun texte. Etait-ce une volonté de votre part ?
Jean-Pierre Jeunet : A mort. On a d’abord eu l’idée dans mon bureau, car les gens qui y rentraient n’arrêtaient pas de dire : « Mais il faut absolument montrer tout ça, il faut le partager ». Et je répondais : « Oui, et en plus, ça se passe d’explications ». On voit simplement les extraits des films avec ces objets, et ça suffit. Ce que je déteste dans les expos, c’est quand il y a trop à lire et rien à regarder. Ici, c’est une expo entièrement à regarder, sauf dans la toute petite partie des films qui ne se sont jamais faits, où on a mis trois lignes pour expliquer pourquoi, ce qui reste peu. C’était donc vraiment le concept dès le départ. Mais il faut évidemment que les films s’y prêtent.
Marc Caro : Nous, c’est vrai qu’on est issus d’une « tradition » cinématographique qui aime tourner en studio, créer des univers, des costumes… Il y a un caractère design dans nos films, il y a donc des choses à montrer. Ca part souvent d’un petit dessin qu’on fait, et qui met parfois 20 ans avant d’exister au sein d’un film. On a aussi cette faculté, Jean-Pierre et moi, de savoir soit dessiner, soit sculpter ou faire nos objets et accessoires… Après, on a évidemment la chance de travailler avec des décorateurs formidables…
Jean-Pierre Jeunet : Des gens d’excellence !
Marc Caro : Jean-Paul Gaultier, Jean Rapace, et bien d’autres…
Jean-Pierre Jeunet : Et même dans les films un peu réalistes comme Amélie, qui n’est pas un film de genre, on retrouve quand même un cochon-lampe qui n’existe pas et qui a été conçu à la fois en images de synthèses et accessoire réel. Pareil pour Un long dimanche de fiançailles avec cette superbe main de bois, elle rentre dans l’histoire, mais il fallait la fabriquer.
Marc Caro : Et puis tout notre cinéma vient vraiment des contes, des légendes… On y trouve beaucoup d’objets, qui font référence aux objets magiques des contes tels que les chaussons de verre de Cendrillon, les botte de sept lieues… Bien sûr, tout cela est filtré à travers notre imaginaire, mais c’est quelque chose que l’on retrouve.
Culturellement Vôtre : Il fallait aussi que cette expo soit fidèle à votre univers, et ne fasse pas trop figée, contrairement à certaines expos qui peuvent présenter des objets intéressants, tout en ayant malheureusement des textes d’accompagnement de type Wikipedia, qui ne sont finalement pas aussi éclairants que ça si l’on connaît bien l’oeuvre de l’artiste.
Jean-Pierre Jeunet : Oui, c’est tout à fait ça. Et puis, à la limite, si on a besoin d’explications, on prend le catalogue et on a tout.
Culturellement Vôtre : Vous avez déclaré lors du vernissage que vous n’envisagiez à priori pas de retravailler ensemble sur des projets communs, pas à la réalisation du moins. Qu’est-ce qui, selon vous, vous a permis de collaborer ensemble durant des années et qu’est-ce qui, dans l’évolution de chacun, fait que vous auriez du mal à le faire de nouveau ?
Jean-Pierre Jeunet : Ce qui est marrant, c’est que c’est l’animation qui nous a réunis, et qu’en ce moment, je produis un film d’animation de Marc.
Marc Caro : Tout à fait, je fais un film sur ordinateur. Il y a toujours une collaboration continue entre nous, on ne s’est jamais perdus de vue, et s’il me demande de lui filer un coup de main sur des costumes comme pour Alien, la résurrection, c’est toujours avec grand plaisir. On a aussi un socle commun en raison de notre passion commune pour le cinéma d’animation et pour un certain genre de cinéma, très visuel, graphique et « sonore »… C’est aussi un peu pour ça qu’on a pris des routes différentes : chacun avait envie d’explorer des choses beaucoup plus personnelles. Quand on travaille ensemble, on met aussi un peu dans le pot commun ce qui va intéresser l’autre, et ce qui est plus intime, on le met de côté. Du coup, à un moment donné, on a eu chacun davantage envie d’explorer ça, et on est loin d’avoir fini nos explorations…
Jean-Pierre Jeunet : Et puis Marc s’occupait plus de la direction artistique et moi davantage de la direction d’acteurs, dirons-nous. Maintenant, on aurait du mal à déléguer, vous voyez…
Marc Caro : Oui, on a pris goût à l’indépendance…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, et puis on est pas frères. Les frères, comme les Cohen par exemple, ils se font souvent un plan sur deux, ils trouvent des arrangements comme ça qui font qu’ils sont encore plus bicéphales.
Culturellement Vôtre : Alien, la résurrection est sorti il y a maintenant 20 ans…
Jean-Pierre Jeunet : (ironique) Merci beaucoup ! Bim ! (rires)
Culturellement Vôtre : Non, non ! (rires) Pour le coup, en plus, j’avais bien aimé. Le film est beaucoup mis en avant dans l’exposition, à travers des dessins, mais aussi des maquettes, dont cette très belle tête de bébé alien blanc qui avait fait polémique à la sortie. On sait que la réception a été compliquée aux États-Unis. De votre côté, si l’on se fie à une interview récente dans L’Express, vous ne sembliez pas beaucoup apprécier le ou les scripts de Joss Whedon (il y a eu 5 versions différentes, ndlr)…
Jean-Pierre Jeunet : Bah, c’était du gros bourrin, quoi. Il y avait de grosses séquences d’action insupportables. Et avec Sigourney Weaver, on se disait : « Tiens, elle va disparaître dans un nid d’aliens — totalement inspiré de Giger — et à la place, il mettait une séquence où ils se couraient simplement après… Quand le film est sorti, au départ, il disait « Ah ouais, c’est super ! », et maintenant il crie à la trahison. Mais moi, je dis : « Heureusement ! » Par contre, si j’avais voulu faire un film de bourrin comme ce qu’il a fait avec les Avengers, il aurait sans doute engrangé beaucoup plus d’argent. Maintenant, les Américains disent que c’est un film « arty », ce qu’ils considèrent comme un gros mot.
Culturellement Vôtre : Ce qui est quand même un peu le comble, parce-qu’ils sont aussi venus vous chercher pour votre univers…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, et il y avait de la liberté. Ils me laissaient réaliser toutes les idées que j’amenais, ils en étaient ravis. Sauf que ça n’a pas autant gagné les faveurs du public adolescent américain à qui se destine souvent ce genre de films, et qui apprécie davantage les films de super-héros un peu bourrins, avec des effets spéciaux dans tous les sens.
Culturellement Vôtre : Ce qui est intéressant, c’est que vous avez malgré tout pu imprimer votre patte à cet univers. Vous avez également participé à la direction artistique, Marc, même si vous étiez surtout là au tout début, il me semble…
Marc Caro : Non, je suis venu lorsque Jean-Pierre m’a appelé et c’est vrai qu’il y avait beaucoup de choses qui étaient déjà faites : la créature était déjà designée, les vaisseaux aussi… J’ai donc surtout participé au character design, et la principale chose qui reste, c’est Dominique Pinon avec sa jambe.
Jean-Pierre Jeunet : C’est le plus beau dessin dans la série, je trouve.
Marc Caro : Oui, j’aime beaucoup celui-là… Et puis, c’est Dominique !
Jean-Pierre Jeunet : On le connaît bien. J’ai vu Sigourney Weaver à genoux devant le téléphone pour supplier Dominique Pinon de venir. Il croyait que c’était une blague ! (rires)
Culturellement Vôtre : Mais du coup voilà, vous avez pu imprimer votre patte à cet univers…
Jean-Pierre Jeunet : Kassovitz avait dit : « On dirait un film de Jeunet avec des aliens dedans ».
Culturellement Vôtre : (rires) … sans pour autant le « trahir », à mon sens, surtout si l’on considère que c’est déjà ce qu’on avait reproché à David Fincher avec Alien 3…
Jean-Pierre Jeunet : Oui enfin, l’humour, c’est un peu moi…
Culturellement Vôtre : Oui, ce qui est passé assez mal auprès de certains fans…
Jean-Pierre Jeunet : Voilà, les fans apprécient pas trop, mais moi je peux pas m’empêcher de mettre de l’humour. Et puis en fait, moi j’ai jamais peur au cinéma, et je comprends pas qu’on puisse avoir peur puisqu’on sait que c’est faux. Ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse, la peur… Je me suis forcé à mettre un tuyau qui tombe histoire de faire sursauter, mais ce n’est pas sincère quand je fais ça.
Culturellement Vôtre : Et puis quelque part, Ridley Scott l’avait déjà très bien fait avec le premier…
Jean-Pierre Jeunet : Dans TOUS ! C’est un détour obligatoire. Mais voilà, moi ce qui me faisait marrer, c’était Dan Hedaya qui prenait son cerveau qui tombait comme ça, mais la Fox a voulu me le couper… Ils me disaient : « Mais vous êtes fou ! » (rires)
Culturellement Vôtre : Justement, quelle était votre marge de manoeuvre auprès de la Fox à l’époque, lors des différentes étapes de production ?
Jean-Pierre Jeunet : On leur montrait rien, ils me faisaient confiance. Je leur racontais certaines de mes idées et ils me disaient « C’est super ! », sauf lorsque cela coûtait trop d’argent. La principale censure, c’était l’argent, en fin de compte. S’il y avait trop d’effets spéciaux, ils voulaient les couper, les papiers volaient dans les couloirs, il y avait des bagarres énormes… Mais la liberté artistique était quasi-totale. Personne n’était sur le plateau, ils voyaient les rushes avant moi et me faisaient des retours enthousiastes. Aujourd’hui, ça ne serait même pas pensable ! Je ne me rendais pas compte à l’époque… Ils m’ont un peu embêté au montage bien sûr, au casting aussi, mais je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais.
Culturellement Vôtre : Aujourd’hui, on a davantage l’impression qu’ils vont mettre un réalisateur du cinéma indé à la tête d’un gros projet , mais davantage pour servir de caution artistique, au final…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, ce sont les producteurs qui décident, et le marketing derrière, qui va même jusqu’à choisir les codes couleur. Le réalisateur est un technicien qui est là pour la fermer. Après, ça dépend lesquels en même temps… Un Ridley Scott… Mais même dans le dernier Alien, ça m’a fait de la peine de voir qu’il y a une bagarre entre les deux clones joués par Michael Fassbender à un moment. Ce sont des intelligences censées dominer l’être humain, et ils se tapent dessus comme des crétins dans un film d’action. Et ça, je suis sûr que c’est le marketing qui a dit : « S’il n’y a pas une baston, on ne fait pas le film ». Et même Ridley Scott a cédé à ça ! Je trouve ça pathétique…
Culturellement Vôtre : Pour revenir sur Delicatessen et La cité des enfants perdus, en reparcourant certaines des critiques de l’époque, on s’aperçoit que votre univers visuel était généralement salué, mais que vous aviez eu droit à des critiques assez assassines sur le fond. Par exemple, Serge Kagansky dans Les Inrocks avait écrit…
Jean-Pierre Jeunet : (coupant) Non, non, mais c’est bon, on connaît… Mais en ce qui concerne Serge Kagansky, il faut savoir un truc : il était à l’école avec Gilles Adrien, notre co-scénariste, et il n’a jamais digéré de rester journaliste alors qu’il a fait une école de cinéma… Donc ce n’est pas qu’il nous déteste, c’est qu’il nous hait profondément depuis le début. Et encore, ça ce n’est rien à côté d’Amélie, qui a été son fait de gloire de son propre aveu, où il n’a pas hésité à me traiter de facho, etc. Quand c’est simplement des critiques négatives, tu t’en fous, mais quand on t’accuse de trucs politiques, là ça fait mal…
Culturellement Vôtre : Pour La cité des enfants perdus en tout cas, mon impression, c’est qu’il vous reprochait de mettre en avant votre style visuel comme si c’était une tare pour des cinéastes français, alors que l’on n’aurait jamais fait le même reproche à des Américains. Comme si en France, il fallait à tout prix être dans un cinéma « réaliste » ou « intellectuel »; il y avait un peu ce côté-là derrière. Pensez-vous que cette mentalité a évolué aujourd’hui ?
Jean-Pierre Jeunet : Non, pas du tout de ce côté-là. C’est la même chose, mais les mêmes mots, prononcés par des anglo-saxons, deviennent des compliments et non des critiques. Ca me fait marrer à chaque fois, ça. Mais par contre, les Français n’émettront jamais ce genre de reproches s’il s’agit de David Lynch ou Wes Anderson, qui ont également un cinéma hyper-graphique. Là, il n’y a pas de problème. On me reproche parfois mes couleurs chaudes, quand c’est Midnight in Paris ou James Gray avec Darius Kondji, ça passe inaperçu.
Marc Caro : Je crois que c’est Werner Herzog qui disait que le principal boulot d’un réalisateur, c’est de pouvoir se manger les critiques qu’on va lui faire. Au bout d’un moment, nous on essaie de faire le film qu’on a vraiment envie de voir, pour lequel on irait payer 10 euros l’entrée. Après, les répercussions, on y fait toujours face de la même manière, tout en sachant que des fois ça plaît, des fois non. Mais dans tous les cas, il y a toujours une vraie sincérité, une vraie honnêteté, qui est de faire ce que l’on aimerait voir.
Jean-Pierre Jeunet : Après, c’est une question de goûts et de famille… Je raconte toujours cette plaisanterie qui est : « Je me suis réveillé un matin après avoir fait un cauchemar terrible : j’avais une bonne critique dans Les Inrockuptibles ». Mais c’est ça, parce-que ce qu’ils aiment, c’est tout ce que je déteste. Donc heureusement qu’ils nous détestent !
Culturellement Vôtre : Jean-Pierre, vous avez présenté Les noces funèbres de Tim Burton dans le cadre de votre Carte Blanche à L’Étrange Festival. A l’inverse — et il s’agit évidemment d’un sentiment qu’on peut ne pas partager — depuis qu’il a réalisé Alice en 2010, Burton s’est peut-être davantage enlisé en recyclant son imagerie et en livrant ce qu’on attendait de lui, mais sans qu’il y ait forcément le même fond ou la même force qu’auparavant ; ce qui peut donner le sentiment d’un cinéaste qui s’auto-caricature. Pensez-vous qu’il est difficile de faire évoluer son univers personnel tout en restant fidèle à soi-même, indépendamment des pressions des producteurs ?
Marc Caro : Ce qu’il y a, c’est que lorsqu’on fait du cinéma, on vous demande en fin de compte d’avoir du succès. Et lorsque vous avez obtenu du succès avec un film, on va forcément vous demander de réitérer l’exploit. Pour ma part, l’un de mes films préférés de Tim Burton, c’est Ed Wood. Je pense que ça faisait partie des films qu’il avait vraiment envie de faire, un film du coeur, ça n’a pas marché, et il est reparti à faire ce qui marchait le mieux. Il y a quand même cette demande-là. Il faut vraiment avoir beaucoup d’intelligence pour arriver à glisser des choses personnelles, qu’on a vraiment envie de faire passer, dans des films de commande. Sinon, on se retrouve en effet à faire un peu toujours la même chose…
Jean-Pierre Jeunet : Moi je dirais qu’il y a deux catégories de metteurs en scène : il y a d’un côté ceux qui ont un style fort, qui se répètent un peu, qui finissent par lasser au bout d’un moment et qui reviennent plus tard à la mode, et de l’autre, il y a ceux qui font des films très différents à chaque fois, mais qui n’ont pas vraiment de style, ce qui n’est pas péjoratif, d’ailleurs. Par exemple, Ang Lee ou Roman Polanski, ce sont de grands metteurs en scène, mais on ne reconnaît pas du Polanski au bout de 10 secondes. Tu vois un Tim Burton, un Kusturica, un David Lynch ou un Caro & Jeunet, tu le sais tout de suite. Moi, d’un point de vue personnel, je préfère ce genre de metteurs en scène. Si tu aimes Fellini, tu vas avoir envie de voir du Fellini, et pas quelque chose qui ne ressemble pas à du Fellini. J’adore David Lynch, mais quand il a fait l’histoire de la tondeuse à gazon (Une histoire vraie, ndlr), j’ai trouvé ça sympas, mais d’un coup c’est autre chose, une parenthèse… Après, c’est une question de goût. Il faut aimer ce style, et si on aime pas, j’ai envie de dire aux gens : « Surtout, ne venez pas, vous allez pas aimer ».
Marc Caro : De toute façon, il y a un autre truc qui est un peu en train de bouger, c’est que lorsqu’on va voir un film, il y a une prise de risques de la part du spectateur. Il faut quand même l’accepter. Moi, il y a des films d’auteur que j’adore, mais si vous allez le voir, vous serez peut-être déçue. Il y a toujours ce genre de trucs là. Après, les gens voudraient ne jamais être déçus, mais ça n’est pas possible. Et puis, il y a un autre petit truc aussi, c’est que maintenant les gens vont voir un film, et ils se demandent : « Est-ce que là j’ai envie de pleurer, de rire, d’avoir peur… » Mais pour moi, le cinéma ne se limite pas à ça. Ce n’est pas juste « un produit culturel », comme on dit.
Culturellement Vôtre : Et puis comme vous le disiez, lorsqu’un film marche et que les gens y sont attachés, le public va parfois attendre que le suivant soit pareil…
Jean-Pierre Jeunet : Et parfois, ça peut être l’inverse aussi ! Donc le fin mot de l’histoire, c’est qu’il faut se faire plaisir à soi. Il faut être sincère et faire ce qui nous plaît. On ne peut pas plaire à tout le monde de toute façon. De temps en temps, il y a une espèce de miracle façon Amélie où ça plaît à 95% et voilà. C’est le genre de choses qui n’arrive qu’une fois dans la vie et qui tombe au bon moment, en fonction de la configuration des étoiles…
Marc Caro : Par contre en ce qui me concerne, les derniers grands plaisirs cinématographiques que j’ai eu, c’était pour des films dont j’ignorais tout. Souvent, il y a une pré-attente : parfois, on vous massacre un film et quand vous le voyez vous réalisez que ça n’est pas si mal, tandis que vous pouvez trouver nuls des films qu’on vous a encensés.
Jean-Pierre Jeunet : Whiplash, moi j’étais à Deauville, et dans le jury on ne savait pas du tout ce qu’on allait voir, on a été très impressionnés.
Culturellement Vôtre : Pour revenir à la réception de La cité des enfants perdus, le film avait beaucoup fait parler de lui à l’époque pour son budget pharamineux et la technique qu’il employait, assez peu commune en France à ce moment-là, même s’il y avait un vrai équilibre (comme pour tous vos films) entre effets spéciaux et dimension artisanale. Aujourd’hui, ces moyens n’étonnent plus personne et on peut pratiquement tout faire en numérique. Selon vous, quel est le plus grand défi que le cinéma aura à relever ces prochaines années d’un point de vue technologique ?
Marc Caro : Je ne pense pas que ça se situera du côté des effets spéciaux. On est arrivés à un grand degré de réalisme de l’image de synthèse grâce à des logiciels qui permettent d’obtenir un rendu presque photo-réaliste, qui permettent de traduire la physique de la lumière. De ce côté-là, je pense que c’est un vrai aboutissement. Je pense que la prochaine grande étape, ce sera l’immersion et l’interactivité. On commence à avoir de nouvelles palettes qui vont nous servir pour la narration, donc ce seront de nouvelles formes de narration, avec peut-être une part d’interactivité. On sera plusieurs spectateurs à l’intérieur de la même histoire, et on pourra presque y participer, d’une certaine manière. Je pense que le défi résidera davantage dans la manière dont on peut raconter l’histoire en y intégrant le spectateur. Ca a toujours été un peu ça, mais on était quand même un peu détachés. Maintenant, on rentre vraiment dans l’écran…
Jean-Pierre Jeunet : Moi, j’ai fait l’expérience d’Inarritu (l’installation en VR Carne y arena, présentée à Cannes cette année, ndlr), c’est hallucinant ! Et ce ne sont que les prémices, c’est Méliès, mais un jour ce sera comme dans le film de Kathryn Bigelow, Strange Days.
Marc Caro : Oui, ou le deck de Star Trek. On rentrera vraiment dans les films. Après, ce sera une nouvelle forme d’écriture…
Jean-Pierre Jeunet : Ca ne remplacera pas le cinéma…
Marc Caro : Aujourd’hui, c’est évident qu’il y a des choses qui ne marchent pas. L’objectif, c’est vraiment de rentrer à l’intérieur. Il y a de nouvelles formes de grammaire cinématographique et picturale à explorer. Et je trouve justement que c’est ça qui est intéressant, toutes ces périodes de pionniers, on peut essayer plein de choses. Après, il y en a qui marchent ou pas, mais c’est super !
Culturellement Vôtre : Oui, cela accompagne complètement l’évolution des jeux vidéo avec les casques de réalité virtuelle…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, c’est exactement ce dont on parle, la VR…
Culturellement Vôtre : Même s’il y aura évidemment des améliorations à apporter de ce côté-là, puisque certains jeux utilisant un casque peuvent donner la nausée si on joue assis et que notre personnage marche…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, c’est un peu pourri pour le moment de ce côté-là. Dans le Inarritu, au début tout va bien, et après tu regardes tes jambes et tu t’aperçois que tu n’en as pas ! Et là, le cerveau comprend pas ce qui se passe.
Marc Caro : On ne se rend pas compte, mais c’est ça qui est assez dingue avec ces nouveaux appareils : tout n’est qu’une construction mentale. Tout, que ce soit le relief ou le reste, ça n’existe pas, il n’y a rien de physique là-dedans, c’est de l’abstraction qui est générée par le cerveau, c’est incroyable !
Jean-Pierre Jeunet : Tu retournes quelqu’un tête en bas, au bout d’une heure, il voit l’image à l’envers. C’est assez fou quand même ! Bon, après, tu as quand même un peu mal à la tête…
Marc Caro : C’est quand même un peu plus long que ça…
Jean-Pierre Jeunet : Oui, mais tu le fais, avec des lunettes par exemple.
Marc Caro : Oui, il y a eu plein d’expériences avec ça…
Jean-Pierre Jeunet : Après tu vomis un peu, mais bon…
Culturellement Vôtre : En ce qui concerne votre Carte Blanche, Marc, vous avez choisi THX 1138 de George Lucas. Dans le programme, vous louez beaucoup les qualités de la SF spéculative des années 70. Si on se penche sur la SF spéculative de ces dernières années, quel serait le film qui vous a le plus marqué ?
Marc Caro : Alors, je ne sais pas si c’est très spéculatif, enfin un peu quand même puisqu’il est question de physique quantique, mais il y a ce petit film qui explore toutes les nouvelles technologies dans le temps, Primer (de Shane Carruth, 2004, ndlr), qui n’a pas dû coûter très cher et qui est vraiment à voir. C’est une grande expérience, avec des gens un peu comme Steve Jobs et Wozniak quand ils ont créé dans leur garage le premier ordinateur. Là, les personnages inventent une nouvelle machine, et ça commence à déraper, avec une imbrication de processus… J’ai vraiment adoré.
Culturellement Vôtre : Avez-vous eu le temps d’aller voir des films présentés en compétition à L’Étrange Festival cette année ?
Marc Caro : Non, je n’ai pas eu le temps. Mais c’est un festival que je connais depuis le début, et je trouve que c’est un espace qu’il faut vraiment préserver à tout prix. Il y a beaucoup de films qu’on ne peut voir qu’ici…
Culturellement Vôtre : Avec une sélection très éclectique aussi, en termes de genres, de thématiques…
Marc Caro : Tout à fait. De plus, une grande place est accordée à quelque chose qui nous tient particulièrement à coeur, qui est le court-métrage. Il y a combien de sélections cette année déjà ?
Culturellement Vôtre : Six.
Marc Caro : Avec des choses incroyables. C’est ce que je dis toujours lorsque des jeunes viennent nous voir pour nous demander ce qu’on leur conseillerait pour faire du cinéma, et je leur réponds : « Mais faites des courts-métrages ! » Maintenant, vous prenez votre appareil photo, même votre iPhone…
Jean-Pierre Jeunet : Même sur iMovie, tu fais un film !
Marc Caro : Voilà. Faites des films ! C’est ça qui est important. C’est le seul moment où personne ne vous dira quoi faire. Vous pouvez faire exactement ce que vous voulez, et il y aura toujours un imbécile par la suite pour vous dire comment le faire.
Culturellement Vôtre : Et puis c’est aussi en faisant qu’on apprend et qu’on s’améliore.
Marc Caro : Voilà, donc faites des films, personne ne vous attend ! C’est vraiment à ce moment-là qu’il faut profiter du créneau, c’est tellement rare d’être dans cette liberté la plus totale, où vous êtes comme un peintre face à sa toile blanche. Et un autre truc que j’ai découvert avec le Web, c’est le nombre de tutoriaux disponibles pour n’importe quoi ! C’est dingue. Moi, le premier bouquin que j’ai acheté pour faire de l’animation, c’était le Paul Montel, qui n’était pas terrible par ailleurs, et il n’y en avait pas d’autre. Maintenant, vous pouvez tout trouver.
Jean-Pierre Jeunet : Et puis tu as les banques de sons, avec une qualité inouïe, en plus.
Marc Caro : Et puis tu vois les trackers maintenant ? A l’époque où on a commencé, avec Delicatessen et La cité des enfants perdus, on a vraiment suivi tous les débuts du cinéma numérique. Pour tracker, il fallait passer par le motion control, on s’embêtait pas mal pour arriver à faire les choses correctement… Maintenant, tu as des trucs avec quatre trackers, quand tu utilises ça, tu as l’impression de boire un Martini on the rocks, tu fais ça les doigts dans le nez.
Culturellement Vôtre : Enfin, quels sont vos projets pour vos prochaines années ?
Marc Caro : Alors je disais tout à l’heure, ouvrir une boutique de jouets et de friandises à Montparnasse.
Jean-Pierre Jeunet : Moi j’ai trois scénarios qui traînent, j’espère arriver à en faire un, même s’ils ne sont pas vraiment dans l’esprit de ce que les financiers attendent. Ils le disent clairement maintenant : on ne veut que des comédies. C’est déclamé haut et fort. Après, si ça ne marche pas, il y a des gens comme Netflix aux États-Unis qui ont l’air très ouverts et laissent apparemment beaucoup de liberté. On ne s’avoue pas vaincus dans tous les cas.
Propos recueillis par Cécile Desbrun. Nous remercions chaleureusement Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet pour leur disponibilité et leur amabilité, ainsi que l’équipe de L’Étrange Festival pour leur accueil. Découvrez notre chronique de l’exposition Caro/Jeunet à la Halle Saint-Pierre de Paris, qui se tiendra jusqu’au 31 juillet 2018.