Le film Total Recall (Paul Verhoeven, 1990) s’ouvre par un rêve, celui de Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger), un ouvrier de chantier qui rêve d’aller sur Mars. Cette adaptation de la nouvelle « Souvenirs à vendre » de Philip K. Dick (1963) débute par un rêve avec une femme, Melina (Rachel Ticotin) face au canyon martien. Un fantasme qui ne plaît guère à son épouse réelle, Lori (Sharon Stone). Ne pouvant partir, Quaid décide de se faire implanter de faux souvenirs de voyage par la société Rekall. Il est censé être un agent secret partant en mission sur Mars et délivrant la planète de l’oppression. Lors de leur opération, les employés de Rekall réveillent une personnalité enfouie dans la mémoire de Quaid : Hauser, agent secret du dictateur martien Cohaagen. Ce que découvre alors le personnage, c’est son potentiel d’être un héros épique hollywoodien, au physique bien différent de l’employé falot de la nouvelle de Dick. Il va découvrir aussi ses failles internes et, à travers son aventure mentale, faire semer la confusion dans l’esprit même du spectateur du film d’action.
Un surhomme qui doute
Les incohérences du film Total Recall sont les conséquences de son contexte de production, des exigences du blockbuster hollywoodien mettant en scène une star telle qu’Arnold Schwarzenegger. Rien n’est plus étranger à l’univers de Philip K. Dick que les surhommes bodybuildés hollywoodiens. Paul Verhoeven se souvient que le personnage de Douglas Quail était « vraiment l’homme de la rue, insignifiant, et même un peu stupide1 » dans le premier scénario qu’il lut : « Si vous vouliez une star pour interpréter le héros, poursuit-il, il aurait fallu prendre Harrison Ford ou quelqu’un comme ça, en tout cas : un type ordinaire », qui ne ressemblait en rien à « un personnage plus grand une nature comme Arnold ». « Bien sûr, je n’ai guère eu le choix, déclare Paul Verhoeven à la sortie du film en 1990, on m’a tendu le script et dit : c’est un film avec Arnold, c’est lui qui joue le héros, à prendre ou à laisser.2» La présence de la star du film d’action impliquait de modifier de manière conséquente le personnage de la nouvelle, médiocre et faiblard employé de bureau Douglas Quail embarqué dans une intrigue qui le dépasse.
Le scénario du film étant réécrit pour Arnold Schwarzenegger, Douglas Quail est devenu un ouvrier de chantier afin de maintenir l’ancrage socio-professionnel de la nouvelle et exposer sa puissance physique, le personnage gagnant en punchlines et en muscles ce qu’il a perdu en incertitude. Le changement de nom du personnage de la nouvelle est significatif : Quail (« caille »), a été transformé en un nom plus viril, Quaid : il n’y a pas de place pour les poules mouillées (chicken) à Hollywood. Pourtant Paul Verhoeven parvient à réinjecter dans Total Recall l’étrangeté nécessaire : en resserrant ou élargissant démesurément la faille qui sépare le personnage dickien et le corps de la star héroïque, il met en danger le statut de héros épique hollywoodien vendu à Douglas Quaid par Rekall, et par les producteurs du film. Le personnage est confronté à sa dissociation par le biais de son double Hauser, l’agent secret au service du dictateur Cohaagen qu’il était auparavant, tandis que les clichés véhiculés et retournés par les personnages secondaires mettent en évidence leurs fractures internes.
Un jeu de retournements de stéréotypes
Chacun des personnages secondaires de Total Recall « change au moins une fois de statut au cours du récit, comme l’écrit Charles-Antoine Courcoux, oscillant constamment entre une représentation dominante et progressiste du type de personnage auquel il renvoie3 ». Ainsi, Benny est d’abord présenté comme une caricature du Noir chauffeur de taxi à la tchatche facile et aux nombreux enfants, avant que les auteurs du film ne « [subvertissent] ensuite ce stéréotype en faisant de lui un mutant révolutionnaire », comme le rappelle Charles-Antoine Courcoux, avant de reprendre « la place raciste plus fréquemment conférée à son segment géographique dans les films d’action » lorsqu’il se révèle être un traître. D’abord présentée comme une prostituée dominée, puis comme une révolutionnaire, Mélina est finalement sauvée par Quaid à la fin de Total Recall, son personnage retrouvant ainsi « un statut subordonné à l’homme et répondant à des critères dominants4 ». Quand à Lori, c’est en étant abattue d’une balle dans la tête par Quaid (« Considère ça comme un divorce ! » lui dit-il avant de la tuer) qu’elle est reléguée au statut d’épouse soumise.
Selon Charles-Antoine Courcoux, Total Recall présente ainsi « les éléments caractéristiques d’un discours réactionnaire (glorification de la violence de l’homme blanc ; plaidoyer en faveur d’une société capitaliste, patriarcale et uniformément hétérosexuelle ; misogynie et éloge de l’autoritarisme, etc.).5 » Mais le film de Paul Verhoeven est aussi puissamment traversé par les « éléments constitutifs d’un regard critique sur l’Occident (dénonciation de l’accroissement du pouvoir des grandes firmes corporatives ; de la militarisation des structures étatiques ; de l’omniprésence des schémas de reproduction sociaux et de l’individu médiatisée des individus) […]. » Ainsi, le réalisateur Paul Verhoeven semble faire « constamment osciller son propos entre condamnation et légitimation du système politico-social qu’il représente6», si bien que la contradiction semble devenir le « principe structurel du récit ».
Un méta-film d’action par Paul Verhoeven
C’est sa propre fonction de film d’action qui est interrogée par Total Recall, dont la violence outrancière caricature l’entreprise de démolition du corps humain par le cinéma d’action hollywoodien. Paul Verhoeven sait que la violence de son Robocop (1987) a rencontré autant de réprobation que de succès : le « Hollandais violent » donne au spectateur la violence qu’il est venu voir, jusqu’au dégoût, un énorme marteau-piqueur perforant le traître Benny, Richter (l’homme de main de Cohaagen) ayant la tête broyée et les bras arrachés par un monte-charge, tandis que les cadavres de civils servent de boucliers humains au héros Douglas Quaid.
Ce dernier n’existe que pour entreprendre cette démolition des corps, il est réduit à sa plus simple expression d’action hero, un squelette gesticulant et un revolver, lorsqu’il passe derrière l’écran détecteur de métaux. Ce n’est que l’image d’un corps, comme le met explicitement en scène la séquence durant laquelle Douglas Quaid projette son image holographique dans l’espace, créant un reflet de lui-même absolument semblable à son référent, puisqu’il n’est pas inversé, mais qui n’a pas d’existence corporelle.
Le cinéaste inverse ensuite de manière ludique la situation, car c’est maintenant le véritable Douglas Quaid qui se fait passer pour son image et frappe les gardes, prouvant la présence matérielle de son corps. Mais pour le spectateur, quelle différence ? La matière n’est qu’un signe à l’écran, un effet de réel. D’où l’importance des premiers bruits entendus dans la séquence d’ouverture de Total Recall, ceux des graviers, des roches qui s’effondrent et du corps de Quaid qui bascule dans le ravin.
Illusion et effets de réel
Briser le casque de Quaid sur le rocher martien et montrer ses conséquences permet de renforcer l’effet de réel nécessaire au spectateur en le heurtant, par le biais du personnage, à la « réalité » du monde de l’écran. La colonie martienne de Total Recall souffre d’un manque de réalité qui voudrait peut-être trahir la virtualité du monde, mais échoue surtout à affirmer la présence de Douglas Quaid sur cette planète. Où sont l’atmosphère, la chair, les imprévus de l’existence ? Heureusement, les impacts de balles sanglants contribuent à briser la lisse apparence de la représentation proposée par Paul Verhoeven. En vérité, c’est l’artificialité du studio que recherche ce dernier, ce lieu où les « ego-trips » vendus par Hollywood se fabriquent derrière leurs portes closes.
La sidération du blockbuster serait seulement sensorielle sans l’utilisation d’effets de réel dont la subtilité est d’autant plus redoutable qu’ils touchent bien plus à l’intellect. L’effet de réel est par définition une simulation de l’incréé, l’imprévu qui surgit soudainement par la sueur qui coule le long du front du docteur Edgemar, symptôme de la peur de mourir qui conduit Douglas Quaid à rejeter les remarques pertinentes du docteur qui tente de le persuader de la virtualité des événements invraisemblables qu’il croit vivre, dont les éléments ont été choisis par le héros lui-même chez Rekall. La sueur du docteur Edgemar a suffit à Douglas Quaid pour considérer que si ce dernier transpire, c’est parce qu’il a peur d’être tué, donc qu’il n’est pas le programme d’un univers virtuel qu’il prétend être.
En tuant le docteur Edgemar, Douglas Quaid affirme sa volonté de rester dans la représentation, qui n’est autre que le film. Et pour cause, le film Total Recall ne perd jamais de vue qu’il est un « ego trip » proposé à ses spectateurs, à l’image de celui vendu par la société Rekall dont le programme consistait à partir sur Mars, emballer la fille, tuer les méchants et sauver la planète, comme le rappelait le docteur Edgemar à Douglas Quaid. La fin de Total Recall est, littéralement, un bol d’oxygène pour un spectateur qui, en même temps que le personnage, se réveille à la fin de l‘« ego trip » ― lobotomisé, comme le suggère le fondu au blanc final. La sueur n’était pas le signe de l’authenticité de son expérience, mais la béquille permettant au rêve de Douglas Quaid de s’ancrer dans la réalité, à l’instar de Salvador Dalì qui employait les techniques de la tradition la plus académique de la peinture (Meissonnier en particulier), comme si ses images « paranoïaques-critiques » nécessitaient pour se réaliser de rompre avec les principes de la modernité.
Cet article sur le film Total Recall fait partie du dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma.