Entre artifice et réalisme : une comédie musicale avant-gardiste
Resté dans les mémoires comme l’une des comédies musicales les plus ambitieuses du cinéma (du moins la plus récompensée), West Side Story sort en salles en 1961 aux Etats-Unis en six-pistes stéréo – ainsi qu’en mono, rares étant les salles équipées pour accueillir ce dispositif à l’époque, qui était une innovation récente et coûteuse. Le film remporte un succès tel qu’il tiendra même l’affiche pendant cinq ans au cinéma Georges V à Paris (remportant ainsi le record d’exclusivité en salles), spécialement équipé à l’occasion pour le projeter en six-pistes stéréo. Les Oscars consacrent la même année l’œuvre de dix récompenses, dont celle de meilleur film, meilleure réalisation, meilleure musique, son, montage… Un cas unique pour une comédie musicale, qui n’aura jamais remporté autant de trophées de la profession.
Mais derrière ce succès populaire, il y a d’abord une comédie musicale créée à Broadway par le chorégraphe et metteur en scène Jerome Robbins et le chef d’orchestre et compositeur Leonard Bernstein. Robbins soumit en 1949 à Bernstein l’idée d’une version moderne sous forme de comédie musicale de Roméo et Juliette, dont l’action se situerait dans les bas-quartiers de New York. L’action opposerait deux bandes rivales américaine (l’une portoricaine – Porto Rico est un territoire américain depuis 1898 – l’autre issue de l’immigration de deuxième ou troisième génération) et Roméo et Juliette se nommeraient Tony et Maria. Plus qu’une simple comédie musicale, l’ambition de Robbins et Bernstein était de créer une œuvre totale mêlant drame social et amoureux, musique, chant et danse en un tout unifié.
Robbins résuma le projet en ces termes : « Nous savions surtout ce que nous ne voulions pas […]. Ni poésie formelle, ni reportage superficiel, ni opéra, ni pièce découpée en simples numéros autour de chansons, ni ballet. Au fond, ce que nous voulions d’abord, c’est créer l’illusion théâtrale de la réalité… »
Cette volonté de réalisme marque profondément l’œuvre et se retrouve de manière évidente dans le film, réalisé en 1961, quatre ans après la création de la comédie musicale à Broadway, qui remporta un vif succès public et critique. Après une longue période triomphante du genre sur scène puis au cinéma, qui le récupéra dès les années 30 et fit le succès notamment de Fred Astaire, la comédie musicale s’était un peu essoufflée, peinant à se renouveler et à sortir des sentiers battus, à des niveaux tant musicaux que formels.
Un musical sérieux : un pari risqué à l’époque
Une volonté de « musical sérieux » émergea ainsi dans les dernières années de la grande époque du genre. Il ne s’agissait alors plus d’aligner des numéros parfaitement huilés au sein d’un grand spectacle réjouissant, mais d’apporter un sens plus noble au spectacle, plus ambitieux, dans lequel on retrouverait la grandeur des tragédies, tout en conservant les codes propres au musical, sans verser dans l’opéra. Une tentative qui s’est souvent soldée par des échecs car, comme le fait remarquer Alain Masson dans son ouvrage, La Comédie Musicale : « A de rares exceptions près (West Side Story, South Pacific, The Sound Of Music), le film musical, s’il accepte de contenir, même comme des scories, une multitude d’éléments disparates, ne joue pas le jeu de la culture sérieuse, parce-que cela lui serait fatal ».
Ainsi, le risque est grand de se servir d’une histoire à teneur dramatique comme d’un simple prétexte pour se différencier du lot sans pour autant que ce prétendu sérieux « ne diffère dans son principe de la fidélité maniaque à des succès de Broadway dans laquelle la comédie musicale se glace ». « La mort n’est plus qu’un gage extérieur de gravité, destiné à excuser le recours au chant et à la danse. », ajoute Masson. Ne pas tomber dans le ridicule ou le superficiel est alors essentiel pour réussir une comédie musicale (mélo)dramatique.
Lorsque la notion de collectif fait corps avec le sujet du récit
Si West Side Story (la pièce comme le film) a remporté un succès aussi vif là où d’autres avaient auparavant échoué, c’est également parce-que (au-delà de la musique et des chorégraphies), en faisant des personnages des membres de deux bandes rivales appartenant à des communautés différentes, Robbins et Bernstein avaient su faire appel à la notion de collectivité primordiale dans la comédie musicale, grâce à laquelle les personnages ressentent leur lien à la communauté et, mus par un élan solidaire (ou un accès de solitude) se mettent à chanter et danser. Cette tentative de réflexion sociale rejoignait ainsi une véritable réflexion sur le genre, qui permit aux artistes impliqués de construire une œuvre à la fois ambitieuse et complexe.
Mais peut-on vraiment parler de réalisme dans le cas d’une comédie musicale, fût-elle basée sur une réalité sociale, le genre se caractérisant avant tout par son recours à l’onirisme ?
La transposition de l’œuvre au cinéma allait être l’occasion de parfaire cette « illusion de la réalité » revendiquée par Robbins et de lui apporter une dimension qu’elle ne pouvait avoir sur scène, en particulier grâce au montage, à une caméra qui adopte souvent un style chorégraphique pour embrasser les mouvements des personnages et au son.
Les bruits comme territoire vierge naturel
Bien que West Side Story se réclame comme étant une « comédie musicale sérieuse », il ne s’agit néanmoins pas d’un film réaliste dans le sens où le contenu est sensiblement édulcoré par rapport à la violence des affrontements réels que le film évoque. Mais l’intérêt ne se situe pas dans ce point précis, mais plutôt dans la manière dont on part des bruits, en tant que territoire vierge et naturel – pour reprendre une analogie sur les sons créant un nouvel univers utilisée par Michel Chion – pour glisser vers la musique, qui amène ensuite la danse et le chant et l’univers onirique de la comédie musicale auquel appartient le film.
Wise et Robbins ont ainsi réussi, par l’utilisation du son, à rendre palpable et naturelle une mise en scène pourtant affirmée comme extrêmement travaillée et appuyant la théâtralité de manière évidente, ce qui est palpable dès la séquence d’ouverture. Tout ce qui, dans cette séquence, semble antithétique avec le sujet (des gangs qui dansent et chantent dans les rues comme des danseurs professionnels sans justification) renforce au contraire l’authenticité de la scène, tandis que le contenu des scènes parlées et la vision que donne le scénario des affrontements de gangs paraît par comparaison bien plus artificielle et consensuelle – ce à quoi le film de Steven Spielberg a en partie remédié.
En optant dès le départ pour des éclairages plus naturels (y compris dans les passages esthétiquement plus « théâtraux »), un style fluide et une représentation plus brute et réaliste de la réalité des quartiers défavorisés du New-York de la fin des années 50, Spielberg s’inscrit dans la continuité d’une comédie musicale telle que D’où l’on vient (sur la communauté dominicaine à New-York), un film où l’héritage du film de Robert Wise se fait également sentir dans son utilisation des bruits ou du phrasé qui se muent en musique et en chant.
Entre hommage respectueux au film comme au spectacle (jusqu’à reprendre des gestes et des répliques entières à la virgule près) et partis pris plus modernes (les différences dans les numéros musicaux, notamment l’excellent « America », qui descend dans la rue), Spielberg fête les 60 ans du long-métrage en évitant les écueils de certains remakes, écrasés par leur modèle, et qui semblent baigner dans le formol tout en mettant en valeur la dimension sociale qui reste malheureusement toujours aussi actuelle aujourd’hui, dans cette Amérique construite sur une utopie, mais où les inégalités demeurent et divisent les plus précaires.
Pour fêter dignement cet anniversaire, nous vous proposerons au cours du mois une analyse sonore en plusieurs parties de la célèbre séquence d’ouverture avec ses claquements de doigts.