Alors que Jurassic World : Le Monde d’après sort ce mercredi 8 juin 2022 (lisez notre critique) nous avons revu le film précédant de la saga, Jurassic World : Fallen Kingdom (Juan Antonio Bayona, 2018). Un opus spectaculaire qui, s’il ne brillait pas par l’intelligence de son scénario ou par l’intérêt porté à ses personnages, avait au moins l’intérêt d’être très généreux par son imaginaire et sa mise en scène. Il s’agissait de la suite du très bêbête et plan-plan Jurassic World (Colin Trevorrow, 2015), qui avait inauguré une nouvelle série de films après les trois Jurassic Park. À la différence des trois premiers films, Jurassic World et ses suites sont pensées pour avoir un arc narratif continu, bien que chaque film propose un récit relativement autonome. Le maître d’œuvre de cet ensemble est Colin Trevorrow, co-scénariste et réalisateur de Jurassic World, ainsi que de Jurassic World : Le Monde d’après. Comme nous allons le voir, l’écriture du second film Jurassic World repose beaucoup sur Le Monde Perdu : Jurassic Park (Steven Spielberg, 1997) dont il reprend de nombreux éléments, comme s’il en était une réécriture. Pas exceptionnelle, mais qui vaut qu’on s’y attarde.
Le Monde Perdu et Jurassic World : Fallen Kingdom se confrontent tous les deux au film précédent de leurs trilogies respectives, sauf que le second Jurassic World est aussi le cinquième film de la franchise à dinosaures et porte aussi le poids du souvenir des deux premiers films de Steven Spielberg, le premier Jurassic Park (1993) et ses suites. En cette époque où les franchises et les suites se déversent en torrents sur les spectateurs (comme Star Wars, Marvel, ou DC auxquels nous avons consacré des dossiers), on se demande comment il est possible de renouveler une saga d’une manière un temps soit peu réfléchie. Pas de surprise, ces deux suites répondent à la logique régressive du plus gros, plus grand, plus destructeur (voire plus bête), nous ne vous apprendrons rien de ce côté-là, mais il y a de nombreuses choses à écrire à leur sujet toutefois.
Nous allons voir dans ce premier article la différence d’approche des deux premières suites des sagas Jurassic Park et Jurassic World. Nous allons montrer que les films Le Monde Perdu et Jurassic World : Fallen Kingdom sont deux films en miroir, à la fois ressemblants et inversés. Nous allons voir que ces deux films répondent à des logiques complètement différentes en ce qui concerne la conception des suites, mais que l’un comme l’autre doivent toujours tenter de résoudre ce casse-tête : satisfaire le public du film original en lui apportant ce qu’il aime de celui-ci, tout en lui proposant un spectacle et un récit renouvelés. Comment faire pour résoudre ce problème ?
Deux suites en miroir
Pour Le Monde Perdu, il aurait été tentant de recréer un parc à dinosaures comme dans le premier Jurassic Park, mais ni le romancier Michael Crichton ni le cinéaste Steven Spielberg n’ont voulu rempiler pour un copié collé. Pour renouveler le concept, ce sont des dinosaures en liberté sur une île inédite, Isla Sorna, que le public va découvrir avec les personnages du film. Cela permet d’apporter de la nouveauté, tout en proposant un spectacle proche de celui du premier film. Le Monde Perdu marche dès lors sur les traces des récits classiques d’exploration de mondes sauvages, dont le roman d’Arthur Conan Doyle qui lui a donné son titre, mais aussi le film de safari dont il s’inspire pour de larges séquences (voir la vidéo de MrMeeea plus bas). Ainsi, tout semble familier et en même temps inédit, car il ne s’agit pas d’animaux de la savane, mais de dinosaures, comme Jurassic Park avait repris le parc à thème animalier pour mieux surprendre le public.
Jurassic World : Fallen Kingdom reprend ce schéma dans sa première partie, avec aussi une chasse aux dinosaures, pour les ramener sur le continent. Le film s’inspire ici clairement du climax du Monde Perdu, qui montre une femelle T-Rex et son petit apportés à San Diego pour y être montrés en spectacle, tandis que dans le film de Bayona, les dinosaures sont vendus aux enchères. Si le climax du Monde Perdu rejoue King Kong (inspiré du roman Le Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle), c’est un autre vieux classique du cinéma que Fallen Kingdom reprend : celui du manoir hanté façon Hammer, par des dinosaures ici, ainsi que par les paramilitaires d’InGen. Les deux films confrontent écologie et exploitation des dinosaures pour un certain questionnement éthique, avec un entrepreneur dépassé par l’avidité de son subalterne, le tout enrobé dans un récit de recréation d’un couple et d’une famille. Le sentiment de déjà-vu du Monde Perdu est donc redoublé dans Fallen Kingdom par un déjà-vu de déjà-vu, une réplication aussi régressive, bête et hyperbolique que talentueuse.
Le Monde Perdu et Jurassic World : Fallen Kingdom, contiennent autant de qualités que de défauts, le film de Juan Antonio Bayona semblant d’ailleurs tenter de corriger certaines erreurs de celui de Steven Spielberg, un opus frustrant qui continue pourtant à être jouissif par ses trouvailles de mise en scène. Nous parlerons de ces problèmes de dramaturgie et ce sera très instructif. Mais pour l’instant, revenons sur la manière de concevoir les suites que chacun de ces films reflètent.
Jurassic Park, la trilogie sans planification
On sait que Michael Crichton avait rechigné à écrire une suite à son roman Jurassic Park pour permettre à Spielberg de satisfaire les demandes de Universal Studios. Le cinéaste lui-même ne semble pas avoir été très emballé, levant le pied après avoir enchaîné Jurassic Park et La Liste de Schindler (1993), et préparant son film sur l’esclavage, Amistad (1997). La fin du film Le Monde Perdu semble témoigner de l’absence de volonté de l’écrivain et du réalisateur de rempiler pour un troisième volet : Ian Malcolm (Jeff Goldblum) et sa compagne (Julianne Moore) sont affalés dans un canapé devant la télévision, endormis, tandis qu’un reportage montre la cale fermée du bateau qui remporte au loin le T-Rex et son petit, à jamais soustraits aux regards… Certes, un ptérodactyle annonce dans le dernier plan la venue d’une nouvelle ère, mais rien dans le récit ne nourrit l’attente d’une suite, sinon la fascination qu’éprouve encore Kelly Malcolm (Vanessa Lee Chester), la seule encore éveillée.
Il faudra l’appât du gain pour que Jurassic Park III (Joe Johnston, 2001) soit mis en chantier, sans guère de lien avec les précédents, hormis le personnage incarné par Sam Neill et les dinosaures. Que ce soit pour ne pas risquer d’ennuyer les spectateurs avec des répétitions ou par absence de volonté d’inscrire son récit au sein d’un arc narratif global, Jurassic Park III est marqué par la quasi absence de référence au parc initial, toute l’action se déroulant, comme Le Monde Perdu, sur la seconde île où les dinosaures étaient élevés.
Ce troisième volet, au demeurant très regardable même s’il manque d’ambition (sinon de talents), enfonce le clou dans la conception des suites Jurassic Park par Universal et Amblin : non comme des continuations d’une même histoire, mais comme des dérivations presque autonomes. De fait, même si des sagas comme Star Wars, Star Trek ou certaines franchises de films d’horreur (Hellraiser) avaient habitué une partie du public aux suites avec une continuité plus marquée, ce n’est pas encore ce qui est privilégié. Le modèle est plutôt celui des Indiana Jones, comme des variations sur un même thème, dans un ordre chronologique qui, toutefois, incite à rechercher dans chaque suite de Jurassic Park des liens entre les films. Or, les liens sont ténus, voire coupés. Comme nous le verrons plus loin, Michael Crichton, Steven Spielberg et son scénariste David Koepp se sont comme sentis obligés de les rompre, tout en reconnaissant la nécessité d’offrir au public ce qu’il a aimé du premier film. Pour une analyse détaillée du Monde Perdu et des informations sur sa production, nous vous renvoyons à cette excellente vidéo de MrMeeea.
Jurassic World, la trilogie planifiée
Colin Trevorrow a eu pour charge d’installer sur le long terme la saga Jurassic World, à la différence de Steven Spielberg et Michael Crichton, qui n’envisageaient guère de suite. Comme il s’agit d’un reboot autant que d’une prolongation, un modèle s’impose : celui des précédents films, mais aussi d’autres sagas. Pour le premier volet de la trilogie Jurassic World, le modèle qui est repris est bien sûr le premier film Jurassic Park, avec pour différence majeure que le parc est désormais ouvert au public, reflétant à ce titre le fait que la saga est implantée depuis longtemps dans la culture du public : ce n’est plus un prototype surprenant, où le public part à la découverte de l’inconnu, mais un amusement prenant des allures rassurantes d’un spectacle bien connu qu’on a seulement refait à neuf. Le replacement de park par world dans le titre semble cosmétique, alors qu’il annonce le projet d’Universal Studios et Colin Trevorrow : faire définitivement sortir la franchise du parc où elle est toujours menacée de rejouer le film initial. Comme vous le verrez dans notre critique de Monde d’après, c’est loin d’être réussi, mais ne nous éloignons pas de Fallen Kingdom qui, après l’indigent Jurassic World à l’encéphalogramme presque plat, nous avait fait de belles promesses…
Il est courant depuis Star Wars, épisode V : L’Empire contre-attaque que le second opus soit plus sombre, suivant l’idée qu’il est comme le second mouvement d’une symphonie : il approfondit les thèmes en formant de nouveaux nœuds et prépare un troisième mouvement plus rapide et flamboyant, où tous les fils narratifs sont dénoués (réponse au cinéma pour savoir si c’est le cas dans Jurassic World : Le Monde d’après). C’est en sens que, dès octobre 2016, le réalisateur Juan Antonio Bayona déclare que Jurassic World : Fallen Kingdom s’inspirera de L’Empire contre-attaque et de Star Trek 2 : La Colère de Khan, plus sombres que le film précédent de leurs sagas respectives. Et, comme pour les films Disney de la franchise Star Wars, ce second opus de la nouvelle trilogie Jurassic World calque une partie de sa progression sur celle de la trilogie historique, comme nous l’avons évoqué plus haut.
Nous l’avons vu brièvement, le premier Jurassic World reprend globalement le concept du premier Jurassic Park, tandis que sa suite Jurassic World : Fallen Kingdom reprend clairement des éléments de l’intrigue du Monde perdu, auquel de nombreux plans renvoient, comme en témoignent les images qui illustrent cet article. Il serait long ici d’énumérer tous les points communs entre les deux films, nous l’avons fait brièvement plus haut. Rappelons ces quelques points :
- le retour imprévu dans la jungle aux dinosaures (avec les difficultés de convaincre le personnage principal masculin du premier film d’y retourner) ;
- le regard porté sur les dinosaures en liberté comme sur des animaux à protéger ;
- l’action entreprise par un dirigeant d’InGen à l’encontre des volontés de son président (Hammond dans Le Monde Perdu, Lockwood dans Fallen Kingdom), avec l’aide de paramilitaires ;
- le rapatriement de dinosaures aux États-Unis, avec pour conséquence une coupure nette du récit (avant les 30 dernières minutes dans Le Monde Perdu, après la première heure de Fallen Kingdom) ;
- ainsi que la reconstitution d’un couple par la création d’une relation familiale, avec une petite fille.
Autrement dit, si Le Monde Perdu était assez typique de la conception qu’on se faisait des suites dans les années 90 (autonomie et surenchère), Jurassic World : Fallen Kingdom est typique de la conception actuelle des franchises : rejouer les originaux tout en participant d’un vaste récit se poursuivant de film en film, comme une grande tapisserie (ou de la moquette murale qui ne cesserait de recouvrir les moindres recoins laissés à l’imaginaire).
Disons un mot ici de la qualité du film de Juan Antonio Bayona avant de poursuivre. Bien qu’il souffre de certains des défauts de son prédécesseur, que l’auteur de ces lignes n’aime pas beaucoup et qui frôle la série Z pas drôle à très haut budget, Jurassic World : Fallen Kingdom possède toutefois des qualités supérieures en termes de mise en scène, de dramaturgie et de cohérence thématique avec la saga. Ce n’est pas sans défaut, nous en parlerons plus bas, mais pour la critique du film, nous vous renvoyons vers l’article publié sur notre site au moment de sa sortie, ainsi qu’aux vidéos de Durandal et du Fossoyeur de films, qui ont à son sujet des avis partagés.
Trois problèmes dramaturgiques
Jurassic World : Fallen Kingdom possède comme Le Monde Perdu certains problèmes de scénario, compensés par une grande maîtrise de la mise en scène. Pourtant, le film témoigne d’une prise en compte de certains problèmes du film de Steven Spielberg, comme si Colin Trevorrow et Juan Antonio Bayona avaient tenté de recopier les grandes lignes de leur modèle tout en le corrigeant (ou en l’empirant). C’est ce que nous allons voir dans la suite de cet article.
Deuxième partie : Problèmes de dramaturgie