40 ans après La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud (1981), nous revoyons le film à travers les yeux des préhistoriens, avec la complicité de Gaëtan Bourgeois, titulaire d’un doctorat en préhistoire et maintenant responsable du Service Animation du Paléosite de Saint-Césaire. Dans la première partie, nous avons insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur les qualités narratives et artistiques du film (qui peut toujours impressionner et toucher), mais d’interroger sa représentation de la période de la Préhistoire qu’il dépeint (80 000 ans avant notre ère) en fonction des connaissances actuelles. Cela nous permettra de mieux comprendre ce qui fait la spécificité de ce type de récit, qui se fonde sur des données scientifiques pour raconter une histoire. Dans cette seconde partie, nous traquerons les anachronismes du film et certaines incohérences dans sa représentation de la Préhistoire, qui a marqué bien des spectatrices et des spectateurs. Son succès public, pourtant, n’était pas garanti.
La Guerre du feu, un succès public inespéré qui a marqué les esprits
La volonté de Jean-Jacques Annaud de réaliser un film préhistorique avait de quoi déconcerter, faisant fuir les comédiens refusant de se ridiculiser en peaux de bêtes (invraisemblables) et les financiers effrayés par ce film baragouiné en des langues inconnues.
Il faut rappeler que le réalisateur entreprit La Guerre du feu en allant à l’encontre des producteurs français qui lui demandaient d’œuvrer dans la comédie et refusaient de financer son projet ; à l’encontre des executives des studios hollywoodiens qui, après son Oscar pour La Victoire en chantant (1976), le poussaient à réaliser un film plus accessible ; mais aussi en éprouvant la sensation d’être rejeté par une communauté scientifique qui « jugeait ce projet irréalisable et inepte », comme le raconte Annaud1. Il ajoute :
« D’une manière générale, les scientifiques, parce qu’ils sont jaloux de leur savoir et estiment que toute vulgarisation est vulgaire, refusèrent de m’aider en quoi que ce soit».
Il serait intéressant de s’interroger sur l’exactitude de la représentation que Jean-Jacques Annaud fait des « scientifiques » dans cet entretien daté de 1998 dont nous tirons ses paroles. Mais aussi de souligner l’immense travail de vulgarisation qui n’a cessé d’être mené en préhistoire comme dans les autres disciplines.
Il est clair en tous cas que la relation entre Jean-Jacques Annaud et les paléoanthropologues est aussi ambivalente que celle que le cinéaste a créée, par son film, entre ces scientifiques et La Guerre du feu. Un film qui, grâce à son immense succès public (4,95 millions d’entrées en France), permit de stimuler l’intérêt du public pour la préhistoire, mais qui contribua à perpétuer un certain nombre d’idées reçues, voire à implanter durablement des erreurs grâce à sa réputation (peut-être exagérée) de film solidement documenté. Selon Pascal Semonsut, La Guerre du feu « représente à lui seul 32 % des entrées réalisées par l’ensemble des films de Préhistoire pour toute la seconde moitié du XXe siècle2 », ce qui lui confère un certain poids dans les représentations communes de cette période.
Gaëtan Bourgeois : « Je pense que ça a marqué toute une génération, mais peut-être pas si fort et si bien qu’on pouvait l’espérer. Me concernant, il ne m’a pas laissé un souvenir indélébile, même quand je l’ai vu pour la première fois enfant… Je ne pense donc pas qu’il ait participé à ma vocation, que j’avais déjà à l’époque, avant le visionnage. Cela dit, je pense que ça a pu être le cas pour d’autres. »
L’impact du film La Guerre du feu sur les représentations communes est d’autant plus profond et durable qu’il se fonde sur sa réputation exagérée, sinon usurpée, de récit se basant solidement sur des données scientifiques. Il est très intéressant à ce titre d’écouter le témoignage de Christie dans le podcast du Chat-Huant consacré au film. Médiatrice au sein de la grotte Chauvet 2 en Ardèche, elle explique que La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud a tellement cristallisé les clichés liés à la Préhistoire dans l’esprit du public que le film incarne ce contre quoi elle doit lutter au quotidien par son travail de médiation scientifique. Elle rappelle aussi que le film a abondamment été montré dans un cadre scolaire, sans informer assez les écoliers, les collégiens ou les lycéens de la nature de l’œuvre : une fiction non-scientifique que le travail de médiation doit constamment déconstruire.
Une représentation de la Préhistoire conforme aux clichés populaires
On peut particulièrement reprocher au film de Jean-Jacques Annaud d’ancrer les espèces humaines dans une forme de pré-humanité bestiale, comme nous l’avons noté dans la première partie de notre analyse. Dans La Guerre du feu, la représentation de la sexualité (récurrente dans les films d’Annaud) sert ainsi à délimiter ce qui relève de l’animalité (les « accouplements » sauvages intempestifs et non consentis, par derrière) et de l’humanité (les relations sexuelles consenties, en face à face). Or, comme on sait que les bonobos pratiquent la position dite « du missionnaire », on peut donc en déduire qu’il s’agit d’un trait de comportement déjà acquis par les espèces humaines présentes dans La Guerre du feu.
Gaëtan Bourgeois : « Pour rendre le film plus conforme aux connaissances actuelles, il faudrait rendre à nos ancêtres leur part d’humanité, d’ingéniosité, d’intelligence et focaliser un peu moins sur leur (bête) bestialité. Corriger les vêtements, pigmentations et attitudes (je pense notamment à quelques scènes grivoises, pour ne pas dire graveleuses). Transporter une braise protégée et non pas un feu vif en plein marécage. Choisir un cadre géographique et chronologique précis… »
Ce cadre géographique pose en effet problème aux scientifiques qui regardent le film, dont les personnages passent de paysages sub-nordiques (landes d’Écosse) à des paysages tropicaux (savanes africaines), parfois d’un plan à un autre. Ces anachronismes géographiques (ou anatopismes) ont notamment été provoqués par l’impossibilité de tourner dans les grottes du Périgord et dans des paysages français dont il aurait fallu supprimer chaque route ou chaque pylône électrique. Il s’agissait aussi pour Jean-Jacques Annaud de proposer un spectacle dépaysant, fidèle aux représentations de la Préhistoire par le public. D’où un tournage dans les Caingorms d’Écosse, au lac de Magadi (Kenya) et au Canada, la savane correspondant à l’image associée aux pré-humains depuis Lucy et les paysages froids aux glaciations de l’époque Cro-Magnon.
Nous pensons que cela n’est pas dû au hasard, mais bien un choix visant à faire correspondre les paysages aux représentations communes de la Préhistoire, quitte à obtenir un cadre géographique imprécis, incohérent et inexact. En cela, l’objectif de Jean-Jacques Annaud demeure sensiblement le même que celui de Rosny aîné, à l’ancrage géographique tout aussi imprécis : laisser libre cours à son imagination. De là, aussi, l’irruption du tigre à dents de sabre dans le bestiaire du film de Jean-Jacques Annaud, alors qu’aucun fossile appartenant à cette sous-famille de félins (machairodontinés) n’a été retrouvé hors d’Amérique. Dans son cas, comme pour d’autres de La Guerre du feu, les auteurs ont pu postuler son existence malgré l’absence de preuve, parce qu’ils faisaient œuvre de fiction et parce que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence (comme les scientifiques le savent bien).
La fiction de La Guerre du feu ne se contente pas d’effectuer les mélanges spatio-temporels qui lui sont nécessaires, mais aussi s’insinue partout où il peut exister des lacunes (connaîtrons-nous un jour les origines de l’humour ou les premières langues parlées ?…). Il est dès lors aisé d’en profiter pour laisser l’imagination agir, avec plus ou moins de délire et une orientation idéologique plus ou moins marquée (dont témoignent, notamment, les recherches d’une hypothétique langue originelle de l’humanité). Or, il n’y a que ça entre les faits mis au jour par les préhistoriens et paléo-anthropologues : des lacunes.
Homo sapiens a-t-il pu côtoyer Néandertal et Homo erectus il y a 80 000 ans ?
Si on considère que l’histoire La Guerre du feu se déroule en Europe, alors la coexistence d’espèces humaines montrée dans le film (neanderthalensis, erectus et sapiens) est particulièrement anachronique. En effet, 80 000 ans avant notre ère (c’est la période indiquée par le film), il n’y a pas encore d’Homo sapiens sur le continent (ils n’y arriveront qu’à partir de – 43 000 ans), tandis qu’Homo erectus n’existe vraisemblablement plus depuis des centaines de milliers d’années sous une forme aussi archaïque et simiesque que les Wagabou de Jean-Jacques Annaud. La culture technique des Ivaka renvoie quant à elle au Solutréen (- 23 000 à – 18 000), comme en témoigne leur usage du propulseur et la présence de poteries gravées.
Les nombreux anachronismes de La Guerre du feu découlent de son ambition, qui n’est pas seulement de raconter un récit de vie il y a 80 000 ans, mais de proposer un récit de l’évolution d’un Néandertalien au contact d’humains d’espèces plus anciennes (erectus) ou d’apparition plus récentes (sapiens). Toutefois, il faut noter que si la coexistence de ces trois espèces d’êtres humains aux stades évolutifs et techniques aussi différents fut longtemps reprochée à Jean-Jacques Annaud, il semble qu’elle a gagné en crédibilité au cours de ces dernières années.
Gaëtan Bourgeois : « La beauté de notre discipline est qu’elle évolue comme son sujet d’étude et qu’on a des découvertes surprenantes qui ont été faites ces dernières années ! Par exemple en Asie du Sud-Est il y a environ 100 000 ans, on avait les derniers Homo erectus qui coexistaient avec des Homo floresiensis et probablement des Homo sapiens ; peut-être même des Dénisoviens ! Mieux : la grotte de Dénisova a peut-être abrité des Dénisoviens, des Néandertaliens et des Humains Anatomiquement Modernes (= nous) en même temps ! C’est un axe de recherche tout-à-fait actuel. Et à chaque fois, chaque population a sa propre culture, dont on voit quelques restes matériels dans les découvertes réalisées. Même si ce n’est pas si simple. Ainsi, au Proche-Orient, certaines cultures lithiques sont difficiles à attribuer à Homo sapiens et/ou Homo neanderthalensis.»
Toutefois, la coexistence de niveaux d’avancement technologiques si différents parmi des tribus vivant proches les unes des autres (des jours ou des semaines de marche) semble assez improbable, car elle implique une étanchéité entre les groupes incompatible avec une telle proximité. Or, les recherches des paléoanthropologues témoignent de la diffusion sans coupure marquée des objets et des techniques. Cette coexistence d’espèces humaines dans La Guerre du feu engendre donc de nombreux anachronismes (déjà connus à sa sortie), qui doivent moins au manque de connaissance des auteurs du film qu’à leur volonté de condenser l’évolution vers l’humanité, comme nous l’avons noté plus haut.
La Guerre du feu n’a-t-il aucune valeur en raison de ses anachronismes et incohérences ?
C’est cette condensation de l’évolution et ses conséquences qui sera l’objet de notre troisième et dernière partie de notre analyse de La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud, 40 ans après sa sortie au cinéma. Nous y débusqueront d’autres clichés et d’autres anachronismes, dont l’un d’entre eux constitue la fondation même du film : l’absence de connaissance de la production du feu par les Néandertaliens de la tribu Oulhamr. Surtout, nous interrogerons la représentation de l’humanité qui est à l’œuvre dans ce film de Jean-Jacques Annaud et nous tenterons de répondre à la question suivante : si La Guerre du feu n’est ni de la vulgarisation scientifique, ni une « aventure documentaire » (Gérard Brach) rigoureuse, qu’est-ce que c’est ? Une aberration bourrée d’anachronismes, ou quelque chose de plus de plus réfléchi que ces erreurs semblent laisser croire ? Un mythe en forme de fiction préhistorique.
Cet article est la deuxième partie de notre analyse du film La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud d’un point de vue scientifique :
- Partie 1 : 40 ans après, le regard d’un préhistorien
- Patrie 3 : Toute l’évolution humaine dans une fiction préhistorique
L’auteur tient à remercier Gaëtan Bourgeois (du Paléosite de Saint-Césaire) pour sa passion et sa disponibilité, ainsi que pour avoir signalé l’existence du Chat-Huant.