[Analyse] L’urbanisme dans SimCity : l’émancipation au carré

Image promotionnelle du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts
Image promotionnelle du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts

Dans notre article sur The Sims paru il y a quelques jours, nous avons montré comment ce jeu utilise les théories psychologiques et comportementales pour programmer une simulation de la vie selon ces théories et la société de consommation. L’énorme succès du jeu (plus de 200 millions d’exemplaires, toutes éditions confondues) a éclipsé celui de la création sans laquelle The Sims n’aurait pas été possible : SimCity, sorti pour la première fois en février 1989 (sur Mac OS tout d’abord). En effet, avant de vouloir simuler des individus, avec leurs familles, leurs besoins, leurs aspirations, Will Wright a proposé avec ce jeu une simulation de ville.

Qui a joué à SimCity, ce jeu créatif de gestion sans fin, sait que rien n’y est jamais acquis, mais que demeure la satisfaction d’avoir créé une ville, de l’avoir vu évoluer, d’avoir appris de ses erreurs et d’avoir ri de toutes les horribles catastrophes qui sont tombés sur la tête des pauvres sims ! C’est au joueur de définir ce qu’est une bonne ou mauvaise partie de SimCity : on peut se donner pour objectif d’obtenir la mégalopole la plus peuplée, comme de la maintenir au niveau d’une petite bourgade, ou l’envahir d’usines chimiques…

Image du jeu SimCity 3000 (1999). © Maxis / Electronic Arts
L’interface du jeu SimCity 3000 (1999), que de bons souvenirs… © Maxis / Electronic Arts

C’est la joie de la découverte, sans fin, que Will Wright et les développeurs de SimCity tentent d’offrir aux joueurs pour leur donner ce qu’il a reçu par son éducation, comme nous allons le montrer dans cet article. Pour cela, nous allons retourner aux origines de SimCity, puis questionner les relations entre le jeu et les théories d’urbanistes. Comme il y a beaucoup à en dire et que le jeu a fait l’objet de nombreuses études, surtout en anglais, cet article est accompagné d’excellentes vidéos d’Antoine Bardet, qui analysent d’une manière très synthétique certains points que nous abordons.

Aux origines du premier citybuilder

Image du jeu Raid on Bungling Bay (1984). © Brøderbund Software
Image du jeu Raid on Bungling Bay (1984). © Brøderbund Software

Tandis qu’il crée tout seul le jeu de combat en hélicoptère Raid on Bungling Bay (1984), un « shoot’em up débile » (selon son créateur), Will Wright se rend compte qu’il est « plus intéressé par le fait de créer des bâtiments sur les îles du jeu, que de les faire exploser.1 » C’est à la suite de cette expérience qu’il aura l’idée de faire du joueur le fondateur d’une ville et son maire bâtisseur. Pour cela, Will Wright compte bien exploiter un petit truc technique, qui lui a permit de créer les décors et les sprites des éléments animés de Raid on Bungling Bay, comme le raconte Antoine Bardet dans un article de Gameblog :

En bidouillant la machine, Will Wright s’est rendu compte qu’il était possible de faire défiler sur l’écran de façon très fluide, un ensemble de caractères alphanumériques (les lettres de l’alphabet, les chiffres ou encore la ponctuation). Il suffisait donc de les redessiner pour leur donner l’apparence de graphisme et ainsi créer l’illusion de survoler un environnement, alors qu’il ne s’agit que de caractères ASCII (ça c’est pour les connaisseurs). C’est donc autour de cette petite particularité qu’il a construit son tout premier jeu.

Antoine Bardet 2

Utiliser des caractères alphanumériques pour créer des environnements dynamiques, c’est une chose, mais le projet de Will Wright est audacieux : offrir au joueur la possibilité de créer son propre environnement. Mettre à sa disposition les outils de création qu’il a utilisé pour créer les maps de son jeu, mais sous une forme accessible, c’est un grand pas en avant vers la future émergence des jeux sandbox tels que Minecraft (2011). En ces années 80 où simulation et gestion par informatique sont confinés dans les laboratoires, les entreprises ou les universités, Will Wright voit déjà loin : ses lectures l’incitent à imaginer un jeu de gestion de l’environnement urbain. Un jeu sans ennemi (sinon le programme) et sans victoire finale, ce qui est complètement novateur.

Image du jeu SimCity (1989). © Maxis / Electronic Arts
Fenêtres du jeu SimCity (1989). © Maxis / Electronic Arts

Le game designer est alors fasciné par l’idée développée par Jay Wright Forrester dans Urban Dynamics (1969) d’une planification urbaine par ordinateur (étendue dans World Dynamics [1973] à la planète entière, inspirant SimEarth). La simulation par ordinateur s’était déjà faite « jeu » dès 1970 grâce à The Game of Life du mathématicien John Horton Conway, un système dont la simplification n’a d’égale que l’imprévisibilité foisonnante qui émerge de ses règles algorithmiques (voir la fascinante vidéo de David Louapre). La réaction des sims à leur environnement est ainsi inspirée de The Game of Life. Rendre ces expériences et concepts accessibles au plus grand nombre, c’est ce qu’a permis Will Wright. Pour comprendre comment il en est arrivé là, il faut saisir la personnalité haute en couleur de ce créateur parmi les plus influents de l’aube du troisième millénaire. Nous vous invitons donc à regarder l’excellente vidéo d’Antoine Bardet qui, en plus des éléments exposés ici, revient sur son enfance, la création de SimCity et les évolutions et le développement de la franchise (vous pouvez aussi la regarder plus tard) :

Le carré fondateur du township

SimCity réside sur une exploitation d’un espace défini, limité par les quatre bords du carré de sa map, sans autre récit que celui des cycles de croissance et décroissance qui rythment l’existence de la ville. Il est significatif que malgré les innovations apportées par les différents opus de SimCity (2D isométrique avec SimCity 2000, 3D avec SimCity 4), la map demeure un carré : certes, ce carré originel trouve bien sûr son origine dans les contraintes techniques de la programmation de jeux vidéos (le pixel), que l’on retrouvera dans Minecraft sous sa variante cubique, mais il aurait été possible de proposer d’autres formes (un rectangle, soyons fous !). Si la map carré est devenue un élément reconnaissable du genre citybuilder, ce n’est pas seulement par référence à SimCity, ou parce qu’il s’agissait à l’origine de remplir l’espace carré de l’écran d’ordinateur ou de télévision depuis un point de vue zénithal. C’est aussi, d’une manière plus subliminale, parce qu’il renvoie à l’image des villes bâties sur des plans réguliers (depuis les villes antiques jusqu’aux suburbs américaines), mais aussi au découpage de l’espace propre aux États-Unis.

Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts
Un carré fondateur, dans SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts

Le carré, c’est en effet l’espace choisi par les fondateurs de la colonie de Plymouth (les Prilgrim Fathers). Ce township originel « s’organise en deux carrés concentriques : le carré central — divisé en lots carrés égaux, contenant le temple et les lots réservés aux habitations — est entouré des lots de culture et de pâture, eux-mêmes inscrits dans un carré (le suburb)3 » comme l’explique Catherine Maumi dans Usonia ou le mythe de la ville-nature américaine (2008). Ce modèle décrit par Thomas Grave, géomètre officiel de la Compagnie de la Baie du Massachusetts dans son Essays on the Laying Out of Towns (1635) fait du township l’organisation spatiale fondatrice du « mythe de petites communautés d’individus exploitant leurs propres terres et affranchis de toute servitude, construit en opposition aux sociétés urbaines essentiellement marchandes qui se développaient de l’autre côté de l’Atlantique, au sein de l’Ancien Monde.4 » Si le développement des villes de SinCity, jusqu’à SimCity 4, semble imposer de passer de petites bourgades industrielles très polluantes à des mégalopoles fondées avant tout sur le commerce et les industries de pointe, les différentes versions du jeu n’en demeurent pas moins des hommages à cette idée, ce mythe originel américain.

Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts
Une ville du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts

Le joueur, à partir du carré qui lui a été attribué (dont il peut auparavant modeler les montagnes, rivières, etc.), est comme un colon dans l’Amérique vierge (selon le mythe), traçant ses premières routes, construisant les infrastructures de base nécessaires et délimitant les zones d’industries, de commerces et de résidences. Ce sont maintenant des rectangles que le joueur peut dessiner en toute liberté sur le carré, où va émerger la vie et les activités urbaines simulées.

Le zoning et ses effets dans SimCity

Le jeu de Will Wright caricature le remplissage aléatoire standardisé (randomisation) qui caractérise les espaces réels périurbains, ces « espaces dupliqués5 » des barres HLM, des petits pavillons de banlieue et des zones commerciales rythmées par les ronds-points… À défaut d’être un simulateur au service d’urbanistes, le jeu modélise des théories urbanistiques de la seconde moitié du XXe siècle. Une en particulier : le zoning popularisé par l’architecte Le Corbusier (1887-1965), selon lequel il convient de séparer les zones pour habiter, produire et se détendre, se cultiver, d’où l’importance des liaisons de ces zones par des lignes de transports (routes, voies ferrées, métros, etc.).

Image du jeu SimCity (1989). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity (1989). © Maxis / Electronic Arts

L’application de ce concept dans le jeu suppose que les habitants désirent tout à la fois vivre le plus possible éloignés des zones industrielles (ainsi que des usines électriques, usine de traitement des eaux usés, etc.) et proches des zones commerciales ou des écoles, et surtout habiter près de leur lieu de travail. En conséquence, il est rare de satisfaire tout le monde, à moins d’avoir massivement développé les transports en commun et transformé sa ville en cité commerciale. Le modèle urbain de SimCity étant américain, c’est la voiture qu’empruntent massivement les habitants par défaut, avec pour conséquence des embouteillages monstres qu’il vain de vouloir réduire avec de nouvelles routes (ce qui est confirmé par les recherches récentes, voir la vidéo de Science4All sur le sujet).

Image du jeu SimCity 2000 (1994). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity 2000 (1994). © Maxis / Electronic Arts

Avant The Sims et sa conception de l’épanouissement personnel contestable (c’était le but), SimCity fait s’interroger sur les conceptions urbanistiques, du moins si on prend la peine de jouer avec elles. Tout en imposant le zoning, le jeu vidéo en révèle les limites et incite le joueur à faire des choix de développement radicaux pour dépasser ses obstacles (comme mettre en place un réseau de transports en communs très dense). Dans le rôle de maire d’une ville qu’il conçoit de toutes pièces, et malgré des pouvoirs faisant pâlir d’envie n’importe quel dictateur (il n’y a pas de démocratie), le joueur de SimCity peut comprendre la difficulté de conception et de gestion d’une ville. On aurait tort pour autant de considérer le jeu comme un simulateur au service d’urbanistes, car il ne prétend pas autre chose que modéliser sur un mode parodique des théories urbanistiques, simplifiées et caricaturées selon les contraintes de programmation et pour servir l’impératif de divertissement.

Image du jeu SimCity 3000 (1999). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity 3000 (1999). © Maxis / Electronic Arts

Comme le montre Antoine Bardet dans la vidéo ci-dessous, consacrée au gamedesign de SimCity et à ses conséquences dans la représentation de l’urbanisme dans les débats politiques et le milieu éducatif, le jouet de Will Wright a pourtant engendré certains abus. En raison de la publicité que le jeu vidéo apporte à une classe politique souhaitant séduire des jeunes, ou de la mauvaise compréhension de la nature même du jeu.

Peut-on vraiment juger les compétences d’un aspirant à la fonction de maire juste en observant sa ville de SimCity ? Bien sûr que non, bien évidemment, tant le jeu néglige de nombreux facteurs (dont la démocratie et les questions sociales) et enferme le joueur dans une conception unique de l’urbanisme. Il est tentant, malgré tout, de penser qu’il est possible de reporter la compétence à jouer à SimCity vers celle de la gestion d’une ville. Cette tentation est encore plus forte avec des citybuilders ayant plus de prétentions au réalisme, comme Cities Skyline (2015) évoqué par Antoine Bardet.

Le citybuiler, un outil pertinent pour la conception d’une « ville intelligente » ?

Pour la petite histoire personnelle, je me souviens avoir pensé, en traversant des quartiers neufs terriblement mal agencés d’une grande ville : « Ils auraient dû jouer à SimCity pour éviter de telles conneries ! » Peut-être à raison, mais cela serait oublier tout ce qui, de la réalité, ne rentre pas dans le jeu (géologie, possessions foncières, préoccupations environnementales, choix démocratiques, contestations, corruption…). Mais depuis les premiers temps de la cybernétique, un rêve s’est imposé : celui d’une ville (sinon d’un pays) d’abord entièrement simulé par informatique, puis réalisé et régulé par des algorithmes. C’est le rêve de la « ville intelligente » (smart city), porté notamment par Google, puisant dans les données du terrain, des usagers et des expériences passées ou d’autres villes pour planifier quasi automatiquement les flux, les productions d’énergie, etc. Le projet fou The Line porté par le royaume d’Arabie Saoudite incarne toutes les promesses, toutes les illusions et tous les dangers de la smart city, où il n’y aura guère plus de démocratie que dans SimCity (voir l’avis du géographe Alain Musset ci-dessous).

Le citybuilder s’inscrit dans la continuité des travaux de Jay Wright Forrester, comme un outil pour populariser un tel concept, sinon pour contribuer à sa réalisation. SimCity y a incontestablement contribué, par son image de jeu éducatif, tout d’abord, qui a eu tendance à laisser croire (superficiellement) qu’il s’agit d’une simulation conforme à la réalité. Le studio Maxis éditant SimCity a joué avec cette image, jusqu’à proposer des variantes du jeu à destinations de professionnels (gestion de raffineries ou hôpitaux). D’autre part, le jeu vidéo a été utilisé pour questionner la gestion des pouvoirs publics, en dépit de ses biais évidents, comme cela a été montré dans la vidéo. Will Wright avait-il pour but de servir cette rationalisation qui se fonde sur des postulats contestables ? Et qui sert aussi (surtout ?) les politiques de réduction des services publics ?

« Je voudrais vraiment que mon travail tende vers une grammaire pour les systèmes complexes et présenter des outils pour concevoir des choses complexes ».

Will Wright 6

Image du jeu SimCity 2000 (1994). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity 2000 (1994), premier jeu de la série en 2D isométrique. © Maxis / Electronic Arts

Inspiré par les fantasmes de Jay Wright Forrester et déplaçant The Game of Life dans le contexte d’une caricature de l’urbanisme américain, le créateur s’est inspiré des principes énoncés par Christopher Alexander dans A Pattern Language (1977) afin de développer une réserve de modèles (patterns) de problèmes et de solutions urbanistiques et architecturales. Le jeu y puise automatiquement en fonction des choix opérés par le joueur. Des travaux d’Alexander, Will Wright « a formalisé beaucoup de rapports spatiaux sous forme d’une véritable grammaire de la conception7 », raconte-t-il. Il a ainsi contribué, par le biais du jeu vidéo, à développer les outils nécessaires aux futures « villes intelligentes » et a inspiré, surtout, de nombreux ingénieurs et urbanistes.

Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts

Peut-on pour autant enfermer l’œuvre de Will Wright (ainsi que des développeurs qui ont développé sa vision) dans le rôle d’outil à la fonction unique, celle qui consisterait à donner naissance à la ville du futur supposément parfaite ? Ce serait, sans aucun doute, réduire la dimension éducative de SimCity. Ou plutôt, ce serait la réduire à une leçon qu’il faudrait mettre au jour, révéler au fil des parties. En vérité, il n’y a d’autre leçon à tirer de ce jouet, comme des autres conçus par Will Wright, que la nécessité de manipuler les choses pour les comprendre, en questionnant leurs limites. Comme nous l’avons souligné dans notre article consacré à The Sims, c’est une erreur de penser que le but du créateur est la simulation du réel, alors qu’il est plutôt, semble-t-il, de simuler la connaissance que nous en avons. Pour mieux saisir ce qui manque, l’imprévu, la complexité, la vie.

Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts
Image du jeu SimCity 4 (2003). © Maxis / Electronic Arts

Will Wright, un créateur de jeux vidéos en quête d’émancipation

« Montessori m’a appris la joie de la découverte8 » témoigne Will Wright, dont la créativité a été stimulée lorsqu’il était enfant par la pédagogie inspirée de la célèbre pédagogue, qui lui permettait d’appréhender des concepts complexes par le jeu.

« SimCity découle des principes de Montessori ― si vous donnez aux gens ce modèle de construction de villes, ils en tireront les principes de l’urbanisme ».

Will Wright 9

Une telle citation peut laisser croire que c’est l’urbanisme en soi qui sera saisi par les joueurs, mais comme nous l’avons vu, c’est complètement illusoire. Tout au plus, les jeux vidéos « vous apprennent comment apprendre10 » comme le résume John Seabrook, et c’est à ce titre qu’ils peuvent contribuer à changer la pédagogie trop étroite de nos systèmes éducatifs, poursuivant ainsi l’œuvre de Maria Montessori. L’immense succès de SimCity a dépassé le cadre du jeu pour le plaisir pour devenir un phénomène éducatif, nous l’avons vu, pour en faire pleinement un jouet (plus qu’un jeu) pour s’amuser et apprendre. Le code source du premier SimCity étant désormais en accès libre, il est possible pour chaque enseignant d’utiliser le jeu pour enseigner, par exemple, la géographie en classe de 6ème, comme dans cette vidéo :

Il est important toutefois que les enseignants transmettent à leurs élèves tout ce qui manque à SimCity, qu’ils fassent questionner les limites de sa simulation par les élèves. Nous vous renvoyons à ce sujet à l’article de Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat, « Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ?11 », qui explore en détail ces questions et développe les points de cet article. Le plus important est ce qui dépasse le simple cadre urbanistique, dans la contribution à un apprentissage de l’apprentissage, alors que la plupart des écoles « n’est pas conçu pour expérimenter des systèmes complexes ni pour trouver notre voie à travers eux d’une manière intuitive », selon Will Wright. Le système scolaire, selon lui « n’est pas vraiment conçu pour l’échec, qui est une chose que les jeux vidéos apprennent. Je pense que l’échec est plus enseignante que la réussite.12 »

Penser la complexité en jouant avec sa simplification, proposer un outil pour l’appréhender, voilà ce qu’offre SimCity à tous les joueurs. L’émancipation du joueur, c’est ça l’objectif de Will Wright, lui le bidouilleur inlassable (de codes informatiques, mais aussi de voitures boostées et de robots de combats). En témoigne l’absence de tutoriel, autre geste fort, qui oblige à comprendre la mécanique du jeu en y jouant, par essais et erreurs. C’est en se formant à l’apprentissage que le joueur (l’élève) devient apprenant et qu’il peut s’émanciper, en remontant à rebours le fil des événements jusqu’aux choix qui auraient dû être faits pour réussir, selon un processus mental que Will Wright qualifie de « rétroingénierie ». SimCity n’est pas une école d’urbanisme en forme de jeu vidéo, ce qui serait très contestable, mais une école de l’apprentissage par le jouet. Un jouet en forme de ville.

Image du jeu SimCity 2000 (1994). © Maxis / Electronic Arts
Invasion extraterrestre catastrophique, dans SimCity 2000 (1994). © Maxis / Electronic Arts

« La ville, la vie, le jeu vidéo ont tous les mêmes besoins : un lieu et un récit qui répondent aux attentes de l’habitant ou du joueur afin de créer une relation voire un sentiment d’appartenance13 » écrit avec justesse Thomas Moreau dans un article de RageMag. En bâtissant sa ville, l’adolescent que j’étais se construisait une relation avec tout ce que je ne pouvais pas comprendre, mais que j’entrevoyais grâce au jeu vidéo, en le manipulant. En bâtissant et détruisant, je renforçais ainsi mon sentiment d’appartenir à un monde trop complexe, trop vaste, que le jouet permet de saisir dans les mains.

Notes

1891012 – John Seabrook, « Game Master », The New Yorker, 6 novembre 2006 (en ligne). Notre traduction.

2 – Antoine Bardet, « Will Wright et SimCity – Des anecdotes en pagaille ! », Gameblog, 2 avril 2021 (en ligne).

34 – Catherine Maumi, Usonia ou le mythe de la ville-nature américaine, Paris, Éditions de la Villette, Collection « Penser l’espace », 2008, p. 33.

5 – Élisabeth Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe, Décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens, Paris, La Découverte, 2012, pp. 61-72.

67 – Kevin Kelly, « Will Wright, The Mayor of SimCity », interview parue dans le magazine Wired, janvier 1994. Notre traduction.

11 – Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat, « Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ? », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Science et Toile, document 418, mis en ligne le 27 mars 2008 (en ligne).

13 – Baptiste Peyron, Thomas Moreau et Pierre Maugein, « Borner l’Open World : notre manifeste pour reconstruire l’espace dans le jeu vidéo », RageMag, 16 novembre 2013 (en ligne).

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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