[Critique] Tár : Une partition majeure pour Cate Blanchett

Caractéristiques

  • Titre : Tár
  • Réalisateur(s) : Todd Field
  • Scénariste(s) : Todd Field
  • Avec : Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss, Sophie Kauer, Mark Strong, Alec Baldwin...
  • Distributeur : Universal Pictures International France
  • Genre : Drame
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 2h38
  • Date de sortie : 25 janvier 2023
  • Acheter ou réserver des places : Cliquez ici
  • Note du critique : 7/10

L’actrice australienne au sommet en cheffe d’orchestre

Nouveau film de Todd Field 18 ans (!) après le très sombre Little Children, Tár raconte le parcours et la chute d’une chef d’orchestre de renom international, Lydia Tár. Imaginé spécialement pour Cate Blanchett, le film repose tout entier sur sa performance habitée. L’actrice australienne est de tous les plans et sa performance transpire un investissement absolu pour ce rôle qui est sans conteste l’un des meilleurs de sa carrière et clairement le plus marquant qu’elle ait tenu ces dernières années.

Lydia Tár est une artiste qui a su gravir tous les échelons au sein du milieu très fermé des chefs d’orchestre, jusqu’à diriger l’Orchestre de Berlin et à devenir une sorte de « rock star » dans son domaine. Lesbienne et mère d’une petite fille, elle enseigne également à la fac et est réputée pour son approche aussi passionnée que transgressive, n’hésitant pas à remettre à sa place un étudiant non binaire qui ne veut pas jouer du Mahler parce-que celui-ci était cisgenre et père de 20 enfants… et donc forcément misogyne.

Dès les premières minutes, le personnage est posé : brillante, incisive, cultivée et pertinente, Lydia est également consciente de ses effets et de l’impact de sa renommée dans le regard et l’attitude des autres, et elle n’hésite pas à en jouer et à afficher une certaine dureté. De même, lors de l’interview sur scène qui ouvre le film, elle minimise les épreuves qui lui ont permis d’atteindre la position qui est la sienne aujourd’hui en tant que femme à un poste auquel peu d’entre elles ont pu accéder. Habituée à jouer dans un milieu masculin, pourquoi se plaindrait elle, alors même qu’elle a travaillé toute sa vie pour ça et créé une fondation qui aide les jeunes femmes rêvant du même parcours ?

cate blanchett en cheffe d'orchestre dans le film tar

Un portrait de femme et d’artiste dans toute sa complexité

L’ouverture du film de Todd Field parvient à nous faire partager l’admiration du public et des personnages qui l’entourent pour cette artiste dont le magnétisme semble captiver tout le monde, et la performance de Cate Blanchett y est évidemment pour beaucoup. Le réalisateur a révélé en interview qu’il n’aurait pas pu envisager de tourner le film sans elle et il est en effet difficile d’imaginer quelqu’un d’autre dans le rôle. D’un autre côté, au-delà du talent artistique et intellectuel évident de Lydia Tár, ses faiblesses sont déjà présentes en creux dès le début.

Le métrage de Todd Field est en effet le portrait d’une femme dans le déni, tellement habituée à montrer sa force qu’elle ferme volontairement les yeux sur ses faiblesses et fragilités, quitte à adopter un comportement plus que discutable et à se reposer sur un entourage entièrement à son service, dont elle n’hésite pas à disposer si elle estime qu’il pourrait la mettre en danger et remettre en cause le fruit de tous ses efforts. La cheffe d’orchestre Marin Alsop a estimé qu’il s’agissait là d’un portrait misogyne, mais il convient de remettre les choses à leur juste place : Tár est le portrait d’une femme et d’une artiste dans toute sa complexité et toutes ses aspérités. Ni salope machiavélique, ni génie incompris accusé à tort, le personnage possède de nombreuses dimensions et est autant réellement douée et investie dans ce qu’elle fait, faisant preuve d’une émotion et d’un enthousiasme authentiques face à son orchestre ou à la performance d’une jeune recrue, que faillible et coupable dans son aveuglement de plus en plus volontaire, dont le film montre cependant en creux les raisons.

Comment, en effet, en tant que femme et artiste tout court au sein d’un milieu réputé élitiste, se construit-on pour accéder à ce genre de position, s’y maintenir, résister à la pression ? Le scénario de Todd Field n’excuse pas le personnage (résolument égoïste et égocentrique) pour autant, pas plus qu’il ne nous dit qu’il n’aurait pu en être autrement. Le film montre plutôt comment les structures de pouvoir peuvent changer les individus, les conforter dans leur ego et favoriser subtilement les abus, et cela au-delà du sexe et de l’orientation sexuelle des personnes concernées. Par ailleurs, à notre époque où l’on a parfois tendance à vouloir rogner les angles, ce portrait de femme complexe est fort appréciable. Pourquoi devrait-on crier au génie devant Whiplash et saluer le personnage au caractère entier (pas forcément très sympathique) de prof et mentor incarné par J.K. Simmons et parler de misogynie en ce qui concerne Tár uniquement parce-qu’il s’agit d’une femme alors que l’on devrait plutôt se réjouir ?

sophie kauer et cate blanchett dans le film tar

Un contexte post-#MeToo traité avec pertinence

Parce-que oui, clairement, Tár s’inscrit dans un contexte post-#MeToo évident et le film parvient à traiter la chose avec intelligence, autant dans les travers de l’époque qui peuvent se retrouver dans l’attitude et les réflexions de certains jeunes étudiants pêchant par naïveté et manque de connaissances que dans l’attitude de son personnage principal, qui joue de son pouvoir de manière parfois fort répréhensible, mais de manière si insidieuse qu’elle se convainc elle-même de la justesse de son comportement.

Le choix de Todd Field de ne pas nous révéler exactement ce qu’il s’est passé avec l’ancienne étudiante de Lydia est d’ailleurs finalement assez pertinent, car les seules attitudes et réactions du personnage face aux événements sont suffisants pour nous montrer sa culpabilité, tout en témoignant des mécanismes qui font qu’elle préfère ignorer la situation puis se couvrir avant de nier les faits, provoquant le drame, puis l’isolant de plus en plus. Ce motif de l’isolement progressif, central, est amené lentement, mais avec une telle finesse au sein du récit que l’on ne sent pas véritablement les 2h38 passer.

cate blanchett seule au piano dans le film tar

Une mise en scène sobre et élégante pour une immersion saisissante

La tension monte progressivement et, tout en étant sobre et élégant d’un bout à l’autre dans sa mise en scène, le métrage, de prime abord très réaliste dans sa tonalité et l’immersion qu’il nous propose au sein du milieu de la musique classique, finit par glisser de-ci de-là des touches plus oniriques à mesure que nous nous enfonçons dans l’esprit de Lydia. A mesure que la situation se délite autour d’elle et qu’elle refuse de le reconnaître, le personnage semble confronté à un sentiment d’inquiétante étrangeté qui se manifeste lorsqu’elle est seule dans le logement qu’elle occupait avant de devenir célèbre. Tout en restant résolument non démonstratif dans ses partis pris de réalisation comme dans son approche esthétique, l’œuvre de Todd Field témoigne ainsi avec brio et retenue d’un dérèglement progressif au sein d’une machine bien huilée, jusqu’au point de non-retour, malheureusement amené de manière un peu trop artificielle, parce qu’il fallait bien que la chute de Lydia soit à la hauteur de son ascension. C’est au final là la seule réserve que nous pourrions trouver à un film fort bien maîtrisé par ailleurs.

Et puis, au-delà de ça, il y a évidemment la dépiction minutieuse du milieu des orchestres européens de renom. Tár nous offre une plongée passionnante au sein de leur fonctionnement et nous montre la vie de l’orchestre dans toutes ses dimensions et à tous les échelons. On voit certes la dureté de ce milieu et sa dimension éminemment politique, mais aussi toute la passion qui nourrit la préparation d’un concert. En cela, il s’agit bien évidemment aussi d’une œuvre qui transpire l’amour de la musique classique et qui a le mérité de se pencher sur un poste (chef d’orchestre), très peu représenté au cinéma.

Enfin, si le film de Todd Field est ouvertement un véhicule entièrement dédié à la performance de Cate Blanchett, il serait injuste d’oublier ses partenaires de jeu qui ne déméritent pas, à commencer par Noémie Merlant (Le Retour du héros), dont le face-à-face avec l’actrice australienne est à l’origine de certains des plus grands moments de tension du film. Quant à Nina Hoss, qui interprète la compagne de Lydia, sa performance discrète et toujours juste est essentielle au film tant la force tranquille de son personnage contraste avec l’énergie nerveuse de Lydia, auquel elle offre un point d’ancrage tout en la confrontant à ses faiblesses.

Au final, sans nécessairement être un chef d’œuvre, Tár se révèle être un drame prenant et un portrait passionnant d’une femme complexe, montrée sans complaisance dans toutes ses aspérités. Porté par une Cate Blanchett magistrale qui trouve là l’un des grands rôles de sa carrière, on regrettera seulement un basculement un peu facile sur la fin, qui retire un chouïa de force à l’ensemble, même si la conclusion demeure convaincante.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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