[Débat] Réaliser un film à la gloire de Jeanne du Barry : un geste anti-#MeToo ?

jeanne du barry de maïwenn la comtesse présentée à louis xv

Un film d’ouverture qui fait polémique

Présenté mardi 16 mai 2023 en ouverture du Festival de Cannes, Jeanne du Barry a créé la sensation sur la Croisette et fait polémique avant même la séance officielle par son sujet. En raison : le choix de Maïwenn d’avoir casté Johnny Depp pour incarner Louis XV face à elle et les attaques publiques et légales d’Edwy Plenel, fondateur de Mediapart à l’égard de la réalisatrice pour l’avoir agressé dans un restaurant. Des faits à propos desquels elle doit encore s’exprimer [edit : Maïwenn s’est depuis exprimée dans le JDD, confirmant ce que nous supposions ici], même si les réactions des deux intéressés semblent pointer vers les révélations intimes de Mediapart sur la séparation de Maïwenn et Luc Besson dans le cadre de l’enquête publiée par le média autour des accusations de violences et harcèlement sexuel visant le réalisateur et producteur français suite au dépôt de plainte de l’actrice Sand van Roy en 2018.

Les attaques et réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux se sont alors enchaînées : des journalistes “vertueux” se sont demandé s’il fallait couvrir le film ou pas (comme si faire silence constituait un acte de résistance, voire de rébellion), des internautes ont dénoncé l’égo et le nombrilisme de l’actrice-réalisatrice qui aurait la tête comme une pastèque et mauvaise réputation dans le milieu du cinéma (voir ses conflits médiatisés avec Joey Starr – qui n’est lui-même pas un ange, Julie Gayet, etc.)… Bref, autant de sujets de “polémique” ayant peu de choses à voir avec le film en lui-même et les qualités et défauts qui lui sont propres. Face à une telle absurdité, devait-on vraiment accuser le directeur du Festival de Cannes Thierry Frémaux d’avoir fait un choix “provocateur” pour “créer le buzz” ? Ou bien le buzz n’a-t-il pas lui-même été alimenté à escient par différents acteurs extérieurs au projet et voulant faire parler d’eux ?

Un film peu sujet à controverse en lui-même

Alors justement, le film à proprement parler méritait-il de faire couler autant d’encre sur le fond ? Pour l’avoir vu à sa sortie, l’auteure de cet article l’a trouvé sympathique et touchant dans son approche, bien que non exempt de défauts, comme un Johnny Depp fatigué apportant peu de substance au monarque ou encore une réalisation élégante mais un peu trop sage… Quoi qu’il en soit, nous n’y avons pas vu quoi que ce soit de “polémique”.

Le métrage montre avec empathie la figure historique de Jeanne Bécu, devenue la Comtesse du Barry et favorite du roi Louis XV, exilée de la cour à la mort de celui-ci et guillotinée le 8 décembre 1793, deux mois après Marie-Antoinette. Une figure souvent rabaissée à celle de « putain » célèbre et qui a touché Maïwenn, elle que l’on a souvent critiquée pour le privilège dont elle aurait bénéficié dans le milieu du cinéma en étant l’ex-femme de Luc Besson, avec lequel elle se mit en couple à l’âge de 15 ans (au début des années 90) après s’être fait émanciper de l’autorité parentale.

Elle l’a dit et cela se ressent ouvertement dans l’approche du film : elle a écrit le scénario en adaptant à l’écran l’histoire de « la Du Barry, » mais aussi en pensant à sa propre vie et aux jugements auxquels elle a dû faire face. C’est ce parti pris qui alimenta les reproches de narcissisme et d’égo-trip à l’égard de la réalisatrice (des reproches récurrents depuis ses débuts derrière la caméra)… quand bien même Sofia Coppola avait peu ou prou eu une approche similaire en 2006 avec son Marie-Antoinette puisque c’est grâce à son passé de jeune fille privilégiée ne se sentant pas à sa place que la réalisatrice américaine avait réussi à s’identifier à cette figure controversée, autant aimée par les uns que haïe par les autres.

Ce film américain avait également été présenté en ouverture du Festival de Cannes et été sifflé par une partie de l’assemblée, ce qui ne l’empêcha pas de totaliser 1,1 million d’entrées en salles en France malgré une critique divisée et des reproches concernant certaines libertés prises avec l’Histoire et l’affirmation du point de vue subjectif de la réalisatrice, notamment en ce qui concerne la représentation de la vie à la cour.

Jeanne du Barry semble destiné à connaître un destin similaire puisque, à l’heure où nous écrivons ces lignes, il s’est positionné comme le 8ème meilleure démarrage dans les salles françaises d’un film présenté en ouverture du Festival de Cannes, avec 345 000 entrées la première semaine sur un total de 630 écrans. Les mauvaises langues parleront peut-être d’un effet “buzz”, mais il n’est pas interdit de penser (loin de là), que le public a une véritable appétence pour les films populaires historiques comme l’a montré le succès de la récente adaptation du roman d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires – D’Artagnan.

benjamin lavernhe et maïwenn dans jeanne du barry

Les femmes, la séduction et le pouvoir : la représentation d’une courtisane à l’écran

Pour en revenir à l’un des principaux sujets de polémique entourant la présentation du film en ouverture du Festival de Cannes (l’agression dénoncée par Edwy Plenel) et en terminer avec celui-ci, nous dirons simplement que, celle-ci ayant eu lieu bien après le tournage du film, et l’artiste ne s’étant pas encore exprimée en détail sur cette altercation, il ne nous semble pas utile d’élaborer à ce propos dans le cadre de cet article. Quand bien même il y aurait sans doute à dire sur la manière dont une attaque à priori personnelle en lien avec la vie privée de Maïwenn a été présentée comme un “acte politique” par le journaliste…

Ce qui, pour ma part, m’a vraiment fait tiquer à la lecture de la déclaration de Plenel rapportée par Le Point (à partir d’une interview pour le magazine américain Variety) au sujet de cette agression, ce sont ces mots : « Cannes a choisi un symbole complètement fou comme sélection de sa soirée d’ouverture : un film de Maïwenn qui parle d’une courtisane en quête de pouvoir. » [la seconde moitié de la déclaration, que nous laisserons de côté dans notre analyse, était la suivante : “La mythologie qui est mise en avant dans le film, couplée au casting de Johnny Depp, ses commentaires anti-#MeToo et maintenant cette agressivité dont elle semble être fière et qui fait rire les gens à la télé, ça veut dire quelque chose. »]

Mettons ici de côté les soit-disant propos “anti-#MeToo” de l’artiste, tenus dans une interview écrite de Paris Match au moment de la promotion de Mon Roi et surtout une autre, plus récente, datant de 2020 où ses propos sont rapportés, tronqués, dans un style indirect qui, pris en dehors de tout contexte conversationnel clair et de toute continuité, peuvent paraître maladroits. L’actrice a après tout parlé de vive voix et face caméra de ces sujets à plusieurs reprises, notamment face à Léa Salamé, de manière suffisamment claire et développée, pour qu’on évite de s’y attarder de nouveau.

Une fois évacuée les pseudo controverses, il reste ce reproche fondamental de réaliser un film historique autour d’une courtisane qui ne serait pas uniquement une pauvre victime du système. Ce simple angle/parti pris, serait donc problématique en soi… J’ai tout de suite trouvé ce reproche extrêmement parlant, surtout de la part d’un journaliste politique qui se revendique comme un féministe luttant contre les violences patriarcales, dont les violences sexuelles. [Ndlr : Mediapart a réalisé plusieurs enquêtes d’investigation sur des scandales sexuels au sein de l’industrie du cinéma français autour de Gérard Depardieu, Luc Besson et les accusations d’Adèle Haenel à l’encontre du réalisateur Christophe Ruggia.] Le plus inquiétant étant qu’il n’est pas le seul si on jette un œil aux réseaux sociaux ou aux avis à l’emporte-pièces de personnes se voulant bien intentionnées.

C’est clairement ignorer que, au siècle de Louis XV, se servir de leur corps était pour certaines femmes des classes populaires, n’ayant pas la volonté ou la possibilité de faire un mariage, la seule manière de s’en sortir et d’inverser les rapports de force. Cela ne signifie pas que cela était juste ou « souhaitable », mais qu’il s’agissait pour ces femmes d’une manière de s’adapter et de retourner à leur avantage les codes d’une époque et d’un monde qui ne les favorisaient pas. La séduction et le désir étant un enjeu de pouvoir, ces femmes ont appris à en jouer pour être plus que de simples objets – sans être dupes pour autant du regard que l’on portait sur elles. Ainsi, quand Louis XV/Depp dit pour la première fois « je t’aime » à Jeanne, celle-ci rigole : « Non, vous ne m’aimez pas. Vous êtes curieux car vous ne me connaissez pas », ce qui est à la fois franc et lucide.

Il y a une part de tendresse dans le regard que porte Maïwenn sur Louis XV, ce roi qu’elle montre comme fatigué (comme son interprète, clairement pas au mieux de sa forme ou de ses capacités d’acteur), mais aussi une ambivalence dans l’attachement du monarque à l’égard de Jeanne – ce que la réalisatrice ne cherche aucunement à masquer.

maïwenn johnny depp et ibrahim yaffa dans jeanne du barry

Les rapports de pouvoir hommes-femmes à Versailles et leur ambivalence

La scène avec une jeune prostituée maigrichonne qui tient passivement compagnie au roi lorsqu’on vient lui annoncer que Jeanne est venue le voir est assez représentative de cette ambivalence et de la cruauté du système, qui est bien dénoncée. La fille se dépêche de sortir sur la pointe des pieds en prenant tout un tas de brioches avec elle.

Cette fille pauvre se fait exploiter et subit sans protester ni tenter d’inverser les rapports de pouvoir (ce qui ne signifie pas qu’elle est fautive), contrairement à Jeanne du Barry, qui s’est à la fois forgé une image de séductrice pour pouvoir s’élever et faire face, tout en bousculant les conventions en gardant une part authentique puisque, partie de rien, elle a davantage la capacité à résister au qu’en dira-t-on, contrairement à ceux et celles qui, dans le cercle proche du roi, veulent à tout prix conserver leurs avantages. Elle sait que, si elle ne défend pas ses intérêts, personne ne le fera pour elle et que d’autres attendent de prendre sa place.

D’ailleurs, la voix-off dans la séquence suivante permet clairement de montrer que la réalisatrice n’est pas dupe du système qui régit Versailles puisqu’il est fait mention de Marie-Antoinette, dont on attend qu’elle soit suffisamment « mûre » pour la livrer au dauphin, ce qui ne laisse que peu d’interprétation sur la nature de marchandise et monnaie d’échange des femmes à cette époque-là.

La question de la rivalité féminine vs. la sororité

Si les filles de Louis XV sont moquées façon méchantes belles-sœurs de Cendrillon – à la manière du clip « Bejewelled » de Taylor Swift, elle-même diabolisée et vilipendée il y a quelques années sur les apparences et un supposé « narcissisme » avant d’être aujourd’hui presque unanimement acclamée – ce qui a valu à Maïwenn des accusations de ne pas jouer le jeu de la sororité, il est à noter que Marie-Antoinette, elle-même outsider à Versailles, n’est pas rabaissée par rapport à Jeanne. Alors même que Du Barry, sous les traits d’Asia Argento, était clairement montrée comme une poule vulgaire face à la délicate Kirsten Dunst dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola.

C’est aussi oublier qu’en interview, Maïwenn a souvent parlé du comportement de beaucoup de femmes et actrices à son égard lorsqu’elle était mariée, puis divorcée de Besson et de la souffrance qui en a découlé. Or, au sein du film, on voit assez bien l’impact que la recherche d’approbation pour s’élever ou conserver sa place, son statut a sur les femmes… Même si ce sont, en effet, celles qui sont considérées comme des marginales ou étrangères comme Jeanne qui bénéficient de la compassion de Maïwenn, tandis qu’elle juge plus durement celles qui ont été élevées au sein du sérail de Versailles et ont rejeté, moqué et jalousé Jeanne du Barry.

Les personnages féminins adjuvants sont en effet très discrets, pour ne pas dire de simples faire valoir… mais faut-il vraiment y voir là une supposée rivalité mal placée de Maïwenn à l’égard de ses consœurs, ou bien un simple choix de point de vue visant à montrer comment Jeanne du Barry a cherché à s’imposer dans un monde d’hommes au sein duquel elle se sentait isolée ? Dans le regard de Maïwenn, pour Jeanne du Barry, obtenir l’approbation de certains hommes apparaît en effet plus important qu’avoir celle des femmes. Mais, au-delà d’un éventuel biais personnel de la réalisatrice (que nous ne sommes pas en capacité de juger), on peut également y voir là un effet d’un système où l’élévation se fait aussi par le biais d’une reconnaissance patriarcale et où les femmes sont souvent mises en concurrence.

Que ce modèle soit remis en cause aujourd’hui signifie-t-il que l’on ne devrait pas le montrer ou que le point de vue devrait à tout prix adopter un angle “les femmes se serrent les coudes face au pouvoir des hommes” ? Si l’on a reproché à Maïwenn des libertés avec la vérité historique, adopter un tel parti pris aurait là aussi été loin de correspondre aux faits…

Versailles et Madame du Barry comme parabole intime : égo trip ou approche personnelle ?

La parabole par rapport à la vie de Maïwenn étant claire et assumée, pourquoi lui reprocher cette dimension personnelle voire autobiographique alors que les attaques contre Sofia Coppola étaient finalement moins violentes malgré les sifflets à Cannes ? Pourquoi tous les personnages féminins imaginés ou filmés par une femme devraient forcément être positifs ou avoir une bonne raison de mal se comporter ?

D’ailleurs, la dimension conte étant assumée, ce parti pris fonctionne, puisqu’il appuie la subjectivité… Cependant, certains n’ont pas hésité à s’emparer de cette dimension « conte » pour accuser Maïwenn d’égo trip sur ce point précis. Mais peut-on vraiment parler d’égo trip si l’on considère le film ou ne s’agit-il, au-delà d’une certaine misogynie larvée sur laquelle nous reviendrons plus bas, qu’une gêne face à une artiste qui assume de mettre en avant sa sensibilité personnelle voire intime sur une figure et un sujet historique ?

On remarquera d’ailleurs que, dans la vision qu’elle donne de Versailles, la cruauté est clairement présente (il n’y a donc, à notre sens, pas de vraie « complaisance » à l’égard du système), de même qu’une certaine nuance, même si certains aspects auraient pu être davantage développés – mais ce n’était pas là le parti pris de Maïwenn. En tout cas, on voit bien que ce n’est pas que l’entourage du roi qui constitue le problème, mais le système en tant que tel, et la réalisatrice ne cache à aucun moment les violences subies par son alter ego (voir la scène de la baignoire lors du 1er acte) ou Marie-Antoinette, ni sa recherche ouverte de reconnaissance sociale et paternelle pour combler ses manques au-delà de subvenir à ses besoins.

La recherche de reconnaissance : vanité de l’artiste (féminine) ?

Cette dimension n’est certes pas très « féministe d’avant-garde » dans son acception cliché du terme, mais elle rend Jeanne du Barry, et Maïwenn avec elle, humaine et touchante. Après tout, c’est toujours un manque et quelque chose à prouver et à se prouver qui pousse les artistes à rechercher gloire et reconnaissance. Le nier et, pire encore, juger des artistes à ce propos serait d’une grande hypocrisie, même si c’est ce qui se passe encore actuellement, y compris parmi les défenseurs de ce que l’on pourrait nommer la « bien-pensance », au sens où l’on parle de personnes qui prônent des valeurs qu’elles n’appliquent pas ou, du moins, avec lesquelles elles sont en contradiction dans leur comportement et leurs propos, que cela soit volontaire ou non.

Le fait que l’on reproche à Maïwenn (et à d’autres artistes féminines avant elle) de mettre en valeur une femme séductrice qui utilise le désir des hommes pour s’élever et ne s’en excuse pas plutôt que de simplement la présenter en victime d’un système, est très révélateur de tout le chemin qu’il nous reste à parcourir, en tant que société, pour défaire ce que l’on pourrait appeler le paradigme de la « Vierge et la Pute ”.

Il s’agit finalement d’un certain courant de pensée qui ne se rend souvent pas compte que changer le regard de la société sur les femmes et les violences dont elles peuvent être victimes n’implique pas nécessairement de tomber dans la victimisation à outrance ou de dicter ce que devrait être une “femme forte et indépendante”. Et, jusqu’à preuve du contraire, secouer une femme en lui criant “Mais tu vas finir par te libérer, bordel de merde ?” n’a jamais aidé qui que ce soit, à commencer par les principales intéressées, quelle que soit leur situation. Cela s’appelle de l’infantilisation.

Les courtisanes et le pouvoir : de l’Histoire à l’écran

Les personnages de courtisanes utilisant leur pouvoir de séduction telles que la Comtesse du Barry dans le film de Maïwenn sont montrées, à un certain niveau, comme des combattantes luttant avec les armes dont elles disposaient à leur époque pour s’élever socialement et échapper au déterminisme. Le personnage de la Comtesse du Barry accède à un certain savoir et à une éducation dont elle avait soif comme le montre le début dans lequel son mari s’en prend violemment à elle parce qu’elle lit un livre – et c’est quelque chose qui est historiquement pertinent. Les courtisanes s’attachant les faveurs des nobles avaient souvent accès à des connaissances supérieures et pouvaient jouir d’une certaine influence.

C’était en partie le cas de la curtigiana onesta Veronica Franco (elle-même fille d’une courtisane lettrée) dont la vie fut adaptée de manière romancée au cinéma en 1998 par Marshall Herskovitz dans le film La courtisane. Dans les faits, son influence réelle n’est pas forcément établie, mais on sait toutefois que ce sont probablement ses relations avec les nobles qui lui permirent d’être relaxée lors d’un procès en sorcellerie qu’on lui intenta. On lui demanda aussi de tenir compagnie au futur roi Henri III le temps d’une nuit – moment dont naquit visiblement une estime mutuelle puisqu’elle lui dédia deux sonnets et qu’il garda un portrait d’elle avec lui suite à cette rencontre. Veronica Franco était en tout cas une poétesse de plein droit, au point de vue ouvertement féministe (quand bien même ce terme est anachronique pour l’époque), qui fréquentait les salons vénitiens en vogue et dirigea même des anthologies réunissant les œuvres de différents auteurs. Une activité qui lui permît de fonder une œuvre de charité en faveur des prostituées et leurs enfants.

De ce point de vue-là, comment le fait de mettre en scène de telles figures féminines serait un geste “anti-féministe” ? A moins de tomber dans le révisionnisme…

L’éternel opposition de la Vierge et la Pute ?

D’ailleurs, dans des contextes fort différents mais toujours liés à la pop culture, n’avait on pas, déjà, traité de manière condescendante certaines artistes féminines, au sein de la scène musicale notamment, parce qu’elles jouaient sur une dimension sexuelle et séductrice, sur scène ou dans la vie, tout en étant plutôt agréables à regarder ?

Que l’on pense à Tori Amos qui dénonçait entre autres dans les années 90 les hypocrisies de la société à l’égard des femmes (à commencer par ce paradoxe de la Vierge et la Pute), et à laquelle on reprocha sa posture sexy à coups de commentaires et critiques « musicales » misogynes – parfois écrites par des femmes, d’ailleurs. A Fiona Apple, qu’on estima « pédante » pour utiliser un vocabulaire compliqué dans ses chansons et pour critiquer le star system, tout en faisant des commentaires cruels sur la maigreur de cette ado de tout juste 17 ans ? Ou, en pleine époque flower power, les attaques dont fit l’objet la Canadienne Joni Mitchell, qui avait le mauvais goût d’avoir « beaucoup » d’aventures avec d’autres musiciens et d’avoir abandonné sa fille à la naissance suite à la rupture douloureuse avec son compagnon de l’époque. Des attaques lancées par certains des journalistes les plus « progressistes » de l’époque, qui ne se gênèrent pas pour l’insulter ouvertement ?

Il s’agit là d’un puritanisme inversé qui ne dit pas son nom, où toute trace de sexe ou de séduction éhontée est attaquée, sous prétexte que cela nuirait à la dignité de la femme, que cela serait juste une manière d’obtenir l’approbation des hommes – réduisant de facto la définition de ce qu’est une « femme forte » à des critères bien définis. Alors même qu’il n’y a que soi pour savoir si l’on est sujet ou objet, si ce que l’on fait et la manière dont on se présente au monde est en accord avec notre personne profonde – et ce peu importe les raisons qui ont fait de nous ce que nous sommes. Après tout, nous avons tous des complexes ou des blessures fondatrices, des traumas à une échelle ou une autre.

maïwenn et johnny depp dans jeanne du barry

Buzz médiatique et hypocrisies

Morte, on ne reproche plus à Marilyn Monroe d’avoir cherché un père de son vivant, mais on se permet de rabaisser Maïwenn pour réaliser un film où Jeanne du Barry aime encore Louis XV à la fin, même en état de disgrâce, parce qu’on lui reproche (en dehors de sa réputation auprès des journalistes et d’une partie du milieu du cinéma) de ne pas avoir traîné publiquement Luc Besson dans la boue… Bien sûr, il y a aussi la participation de Johnny Depp, qui a posé question. Il n’en demeure pas moins que, lorsqu’il y a encore quelques mois, les médias français restaient prudents sur la vérité complexe du mariage entre Depp et Amber Heard qui a donné lieu, sur le Web, de part et d’autres, à des commentaires dégradants et violents de la part de nombreux tweetos et à une débauche de complaisance voyeuriste au moment du procès, on semble d’un coup s’exciter sur l’actrice-réalisatrice comme si elle avait embauché Weinstein lui-même…

Son Jeanne du Barry est plaisant et touchant sans être parfait (loin de là), mais son sujet autant que son auteure et son contexte de production et de sortie ont finalement mis en lumière certaines des hypocrisies qui font qu’il reste du chemin à parcourir. Des hypocrisies qui semblent ironiquement constituer des points aveugles pour nombre de personnes. Espérons alors qu’au-delà de cette polémique, du buzz médiatique et de la course au clic qui sont aujourd’hui devenues monnaie courante, nous parviendrons à aller au-delà des apparences et à véritablement réfléchir aux paradoxes de notre société, dont l’inconscient et les réactions instinctives n’ont pas autant évolué que ça malgré les avancées sociétales de ces dernières décennies.

Peut-être aussi, quand nous nous retrouverons de nouveau face à une équipe venue défendre un film (bon ou mauvais), nous souviendrons-nous de parler de cinéma, aussi, plus que de polémiques de ce type qui noient le débat et nuisent à notre capacité à juger objectivement l’œuvre en question.

Edit 6 juin  2023 : Un point relevé dans d’autres articles de nos confrères et sur lequel la réalisatrice pourrait être plus objectivement critiquée ou, du moins, interrogée, tient à la participation de l’Arabie Saoudite à la production du film par le biais du Red Sea Film Festival, fondé en 2021. L’Arabie Saoudite applique aujourd’hui encore la Charia et les cinémas étaient interdits jusqu’en 2018. Malgré de récentes évolutions positives, la situation de la femme y reste difficile. Le pays essaie aujourd’hui de redorer son blason. Ainsi, le festival ayant participé à la production du film entend promouvoir des films de réalisatrices.

On notera néanmoins que la Charia est également appliquée (moins sévèrement) au sein des Emirats Arabes Unis, pays dont la population se compose d’une majorité d’expatriés (les cinémas n’y sont pas interdits) et qui a aussi collaboré à des productions cinématographiques occidentales, comme le tristement mauvais film-catalogue Sex & the City 2, où les héroïnes sont invitées à passer un séjour de rêve par un cheikh. 

Edit 15 juin 2023 : Le 10 juin, dans une interview pour le JDD, Maïwenn a pris la parole au sujet d’Edwy Plenel et des polémiques ayant entouré son film au moment de sa présentation à Cannes. Elle a confirmé que son geste à l’encontre du fondateur de Mediapart n’était pas contre l’enquête menée par le journal sur les accusations visant Luc Besson, mais bien sur le fait d’avoir révélé, sans l’en avertir, une partie de sa déposition auprès de la police sur sa relation et son divorce d’avec le réalisateur et producteur français, alors qu’elle avait rencontré la journaliste Marine Turchi en charge de l’enquête chez Mediapart et avait exprimé clairement son refus de prendre publiquement la parole à ce propos.

En 2021 cependant, Paris Match publie de longs extraits de sa déposition, suivi de près par Mediapart  qui, de leur côté, publie de courts extraits dans un style indirect de manière à condenser le récit de sa relation avec Besson de manière orientée, au milieu d’autres témoignages de collaboratrices du réalisateur. Marine Turchi ne l’a pas prévenue malgré leurs 3h30 d’entretien privé chez elle sept mois plus tôt. Voici des extraits de sa déclaration, citée par Première : « Dans ma vie, c’est un cataclysme. J’ai ressenti un viol moral. J’ai fait un procès civil à Paris Match, j’ai perdu au nom de l’information légitime du public. (…) Le procès ajoutait de la douleur à la douleur : j’ai décidé de ne pas faire appel et j’ai renoncé à attaquer Mediapart. (…) Si rien ne justifie que l’on s’en prenne à un journaliste, rien ne justifie que l’on viole l’intimité d’une femme, qu’on trompe sa confiance. La justice, c’est arbitrer entre les interdits. Je vous laisse juge mais, au fond de moi, je ne peux m’empêcher de penser que mon geste est bien peu par rapport à ce que j’ai subi. »

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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