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[Critique] Anatomie d’une Chute : une Palme d’Or intense et sensible

Caractéristiques

  • Titre : Anatomie d'une Chute
  • Réalisateur(s) : Justine Triet
  • Avec : Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis, Jehnny Beth et Saadia Bentaieb
  • Distributeur : Le pacte
  • Genre : Policier, Drame, Thriller, Judiciaire
  • Pays : France
  • Durée : 150 minutes
  • Date de sortie : 23 août 2023
  • Acheter ou réserver des places : Cliquez ici
  • Note du critique : 9/10

Enquête policière et film de procès

Justine Triet est loin d’être une inconnue du Festival de Cannes. Après avoir été sélectionnée à l’ACID en 2013 pour La Bataille de Solferino, fait l’ouverture de la Semaine de la Critique en 2016 avec Victoria et avoir accédé à la Sélection officielle avec Sybil en 2019, elle continue cette ascension impressionnante en remportant la Palme d’Or en 2023. Grâce à Anatomie d’une Chute, elle devient ainsi la troisième réalisatrice à remporter ce prix prestigieux, après Jane Campion (La Leçon de Piano, 1993) et Julia Ducournau (Titane, 2021). Dans ce long-métrage qui prend l’apparence d’une enquête policière avant de basculer dans le film de procès, l’on suit Sandra, Samuel et leur fils Daniel, qui vivent dans un chalet retiré dans les Alpes. Lorsque le jeune garçon retrouve son père mort, victime d’une chute du dernier étage, le doute s’installe : s’agit-il d’un meurtre ou d’un suicide ?

Co-écrit avec Arthur Harari, le scénario part d’un fait-divers fictionnel et Justine Triet choisit une mise en scène dépouillée, sans musique additionnelle, afin de délivrer un film brut, nu, au plus près des personnages. Bénéficiant d’un montage efficace et délivrant de très beaux plans, l’œuvre demeure malgré tout assez classique dans sa forme, avec de nombreux champ/contre-champ, un déroulé linéaire, et un enchaînement de scènes souvent filmées en temps réel. Grâce au personnage de Daniel qui apprend le piano, la cinéaste joue subtilement sur la temporalité et suggère les ellipses par les progrès de jeu du jeune garçon. Le début du film est une véritable enquête policière, avec reconstitutions précises, utilisation de maquettes et de mannequins, et interrogatoires minutieux, avant de laisser la place aux plaidoiries des deux avocats principaux. La tension et l’émotion sont savamment mêlées et le sens du rythme très maitrisé.

Par soucis de réalisme, Justine Triet et Arthur Harari ont fait appel à un avocat pénaliste, Vincent Courcelle-Labrousse, qui les a aidés sur les aspects techniques et la conception française du procès, beaucoup moins spectaculaire et organisée que celle des Américains. La réalisatrice a également demandé à son monteur, Laurent Sénéchal, de ralentir le rythme afin d’obtenir des blocs ininterrompus d’audience, et de garder l’imperfection et le flou des plans pour que le film ne soit pas trop propre. A la frontière entre fiction et documentaire, Anatomie d’une chute n’est donc pas une Palme à la mise en scène tape-à-l’œil ou au message politique appuyé. Il s’agit plutôt d’un film sobre, intense dans les émotions qu’il délivre, et dont les dialogues sont écrits avec une immense finesse.

Ecriture ciselée et interprétation magistrale

image sandra huller anatomie d'une chute
Copyright Carole Bethuel – 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Au cœur de ces scènes de procès, Justine Triet met en avant la parole, la joute verbale. Les dialogues sont omniprésents et l’écriture, intelligente et fine, sert brillamment le propos. Aux interrogatoires du début du film succèdent les plaidoiries du flamboyant avocat général, interprété avec charisme par Antoine Reinartz, et de son confrère plus réservé à la défense, incarné par un Swann Arlaud très sensible. Pas de combat de coqs, mais un duel captivant entre deux personnages très opposés dont le seul objectif est de convaincre.

Le mot et la langue sont au cœur du long-métrage à travers ses aspects les plus divers : la protagoniste, Sandra, est originaire d’Allemagne, mais utilise une langue tierce, l’anglais, avec son mari et son fils. Pour les besoins du procès, elle se voit contrainte d’utiliser le français au sein du Tribunal. Cela lui confère une complexité supplémentaire, une forme d’opacité et de distance vis-à-vis du spectateur, mais la place également dans une position de faiblesse en tant qu’accusée, puisqu’elle ne peut se défendre dans sa langue maternelle. Même lorsqu’elle a recours à de rares flash-backs, Justine Triet le fait pour reconstituer la parole perdue : celle du couple, dans une scène de dispute intense, ou celle du père décédé, mimé par son fils dans une scène de lip sync (synchronisation labiale) particulièrement convaincante. Il s’agit cependant d’une parole déformée, d’un souvenir, et pourquoi pas d’une invention, comme le souligne l’avocat général.

La richesse d’Anatomie d’une chute réside donc dans cette écriture subtile et adroite qui ne déçoit ni n’ennuie jamais, malgré sa durée de deux heures et trente minutes. Mais elle s’exprime également à travers une direction d’acteurs magistrale. La caméra s’attache aux visages, aux non-dits, et permet à tous ses interprètes de briller dans des prestations justes et intenses. Sandra Hüller campe une épouse, mère et femme complexe, en plein processus de deuil malgré l’accusation qui l’accable, et sa relation avec son fils Daniel, joué par Milo Machado Graner est extrêmement touchante. Ce jeune acteur remarquable, toujours en arrière-plan du procès mais véritable protagoniste du film aux côté de Sandra Hüller, incarne un témoin silencieux et blessé dont on assiste à la perte progressive de l’innocence, lorsqu’il voit exposée devant lui l’intimité de ses parents.

Dissection du couple et opinion publique

image milo machado graner anatomie d'une chute
Copyright 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Dès son titre, Anatomie d’une chute annonce clairement la couleur : le film va disséquer aux yeux de tous un couple qui se déchire, analyser et mettre à nu l’intimité de deux êtres. La question du partage du temps, de ce que l’on doit et donne à l’autre, de la réciprocité dans un mariage, tout est passé au peigne fin. Justine Triet marque cette obsession dès le premier plan de son long-métrage, qui représente une balle tombant dans un escalier, symbole de la chute du corps de Samuel depuis le dernier étage du chalet, mais également de la destruction lente du couple. Le procès de Sandra dissèque de manière crue, sans échappatoire ni pudeur, la relation qu’elle entretenait avec son mari. Il expose brutalement les faits devant l’audience, devant le spectateur – placé par le film en position de juré – mais aussi devant le jeune Daniel. Ce dernier n’a d’autre choix que d’y assister et quitte définitivement l’enfance, âge bienheureux de la confiance, pour entrer dans celui du doute.

Justine Triet utilise le procès, lieu par excellence du jugement et de la sentence, pour montrer à quel point l’opinion publique s’empare toujours des affaires et se les approprie, notamment lorsqu’il s’agit de morale ou de mœurs. La médiatisation de la mort de Samuel et la recherche de son assassin s’apparentent ici à une chasse aux sorcières où la femme meurtrière est la coupable toute trouvée. Vincent, ami et avocat de Sandra, dit d’ailleurs très justement que, dans un procès, « il n’est pas question de vérité ». Malgré tout, le long-métrage ne s’attarde que très peu sur la médiatisation du procès, préférant se concentrer sur l’intime plutôt que sur le spectaculaire.

Dans ce registre, le jeu puissant de Sandra Hüller fait des merveilles. Présentée tout d’abord comme une épouse et une mère, puis comme une femme assumant sa liberté, ayant commis un adultère et affichant sa bisexualité, elle devient rapidement la cible d’attaques sur sa vie privée. C’est là que la portée politique du film de Justine Triet se ressent le plus : lorsqu’il montre qu’il est possible de déconstruire le schéma archétypal du couple et d’inverser les rapports de force. Dans cette histoire, c’est Sandra qui est l’écrivaine reconnue et gère son temps comme elle l’entend, tandis que son mari est professeur et s’occupe de leur fils à la maison. En questionnant ce modèle sans le juger, le film offre au spectateur un autre regard sur le monde, et un portrait de femme fort, imparfait et nuancé, qui fascine autant qu’il fait réfléchir.

Anatomie d’une chute est donc une Palme d’or brute et sensible, choix esthétique surprenant de la part du Président du Jury de cette 76ème édition du Festival de Cannes, Rüben Öslund, dont on connaît la mise en scène tapageuse et clivante. Adoptant l’apparence d’une enquête policière avant de devenir un film de procès, il s’appuie sur une joute verbale magistrale,  des acteurs magnifiquement dirigés, et un portrait de femme forte et ambiguë, cristallisant autour d’elle jalousie, haine et empathie. Un film complexe et passionnant sur les dangers de l’interprétation.

L'avis de Guillaume Creis : 4/5

Anatomie d’une chute est autant une enquête policière sur un possible meurtre ou un suicide rondement menée qu’un film de prétoire aux dialogues superbement écrits et ciselés où chaque mot compte. Le long-métrage est aussi l’anatomie de la chute d’un couple dont la communication s’est faite difficile au fur et à mesure du temps, ce qui a donné des incompréhensions et malentendus. Sandra Hüller y brille magnifiquement et le jeune Milo Machado-Graner nous offre quelques larmes. Une magnifique et importante Palme d’Or.

Article écrit par

Lorsqu’elle n’enseigne pas l’italien, Lucie Lesourd aime discuter de sa passion pour le cinéma, le théâtre et les comédies musicales. Spécialisée en littérature young adult et grande amatrice de polars et thrillers, elle rejoint Culturellement Vôtre en février 2020 pour y partager ses avis lecture et sorties culturelles.

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