[Critique] Denali – Un formidable thriller policier, entre théâtre et série télévisée

Caractéristiques

  • Titre : Denali
  • Genre : Thriller
  • Ecriture : Nicolas Le Bricquir
  • Mise en scène : Nicolas Le Bricquir
  • Avec : Rose Noël, Sarah Cavalli, Caroline Fouilhoux, Marine Barbarit, Romain Bouillaguet, Pierre de Barncion, Tom Boutry, Léa Millet
  • Durée : 1h30
  • Lieu(x) de représentation : Théâtre Juliette Récamier
  • Dates : à partir du 10 septembre 2025
  • Note : 9/10

Première pièce écrite et mise en scène par Nicolas Le Bricquir (Freedom Club), Denali joue les prolongations, cet automne, au Théâtre Juliette Récamier. Portée par une distribution impressionnante et une scénographie signée Juliette Desproges, cette œuvre coup de poing mêle réalisme glaçant et virtuosité formelle. Lauréate du Prix du Polar 2023 du meilleur spectacle théâtral et nommée quatre fois aux Molières 2024 (Meilleur spectacle du théâtre privé, Meilleure mise en scène, Meilleure création visuelle et sonore, Révélation féminine), la pièce confirme l’originalité et la maîtrise d’un metteur en scène qui repousse les frontières du théâtre contemporain.

Un fait divers glaçant transposé sur scène

En s’inspirant d’un drame survenu en Alaska en 2019, Nicolas Le Bricquir signe une œuvre à la frontière du réel et de la fiction. Denali s’ouvre sur un meurtre : celui de Cynthia Hoffman, une jeune femme de dix-neuf ans retrouvée ligotée et abattue d’une balle dans la nuque dans la rivière Eklutna. Les principaux suspects, Denali Brehmer et Kayden McIntosh, deux adolescents, se retrouvent au cœur d’une affaire aussi sordide que déroutante. Sur scène, l’enquête est menée par les détectives Jessica Hais et Lenny Torres, dont les interrogatoires dévoilent peu à peu les contradictions et les mensonges de ces jeunes meurtriers. Si le spectacle s’appuie sur un fait divers authentique, il ne s’agit pas d’une reconstitution documentaire, mais d’une fiction théâtrale qui s’empare du réel pour en explorer les zones d’ombre. Le metteur en scène construit une intrigue entre polar et tragédie contemporaine, où les notions de culpabilité et de victime se brouillent au fil des révélations.

Le pari de Nicolas Le Bricquir est audacieux : faire naître l’émotion sans pathos, tout en interrogeant la part de responsabilité de cette jeunesse à la dérive. L’enquête se déroule presque en temps réel, alternant les témoignages croisés de Denali et Kayden, piégés dans leurs propres contradictions. Chaque scène fait avancer l’intrigue comme les différentes pièces d’un puzzle, jusqu’à ce que l’horreur du crime prenne forme, enveloppée d’une tension continue par la musique composée et jouée en direct par Louise Guillaume. Mais dès que les interrogatoires commencent, le silence s’impose, oppressant. Cette respiration dramatique renforce le contraste entre l’intimité des confessions et la froideur de la procédure. Le rythme est maîtrisé de bout en bout et confère au spectacle une intensité rare. En à peine une heure trente, les zones d’ombre se dissipent, les émotions s’exacerbent, et l’on se retrouve pris au piège de cette descente aux enfers où le jeu des comédiens va crescendo jusqu’à l’épilogue.

Entre théâtre et série : une mise en scène hybride et virtuose

Denali déploie un dispositif scénique d’une rare précision, jouant sur la complémentarité entre image, lumière et espace. La scène est divisée en deux zones distinctes : à droite, la salle d’interrogatoire, austère et froide, où chaque suspect tourne le dos au public, un miroir astucieusement placé permettant d’en saisir le reflet. A gauche, la reconstitution des faits, dissimulée derrière une toile transparente servant à la fois d’écran de projections et de frontière symbolique entre vérité et mensonge. Les lumières guident le regard du spectateur d’un espace à l’autre, variant des couleurs froides des confessions à la chaleur trouble des souvenirs. Ce va-et-vient crée un effet de montage alterné, inspiré du cinéma, et les transitions s’effectuent avec une fluidité incroyable. Au centre de ce dispositif, la vidéoprojection joue un rôle central. Photos, messages instantanés, didascalies et extraits vidéo s’affichent en surimpression, traduisant l’envahissement du réel par les écrans. Loin d’un simple effet visuel, cette profusion d’images souligne l’idée d’un monde où tout se confond et où la vérité se rejoue sans cesse dans le regard d’une caméra.

Avec Denali, Nicolas Le Bricquir hybride le théâtre et la série télévisée, brouillant les frontières entre spectacle vivant et narration audiovisuelle. Générique d’ouverture brillant, cliffhangers, transitions fluides et effets de ralenti… Tout concourt à faire de la pièce une véritable fiction sérielle sur scène. La mention « Passer le récap » apparaît même malicieusement au début de chaque nouvel « épisode ». Cette mise en abyme culmine lorsqu’une bande-annonce du nouveau spectacle du metteur en scène, Freedom Club, surgit au milieu de la représentation, telle une publicité intercalée entre deux épisodes. L’ensemble compose une expérience scénique d’une modernité saisissante et participe d’une réflexion plus large sur la contamination du réel par la fiction numérique. Un travail d’orfèvre, virtuose et parfaitement maîtrisé.

image Sarah Cavalli denali

Portrait d’une adolescence en perte de repères

Au-delà du fait divers, Denali dresse le portrait saisissant d’une génération en perte de repères. Les adolescents qu’elle met en scène évoluent dans un monde saturé d’images, de réseaux et de désirs d’exposition. Leur obsession pour la célébrité et la richesse immédiate les conduit à confondre fiction et réalité, jusqu’à commettre l’irréparable. Nicolas Le Bricquir aborde la question du libre arbitre avec une subtilité rare. Sans moralisme ni compassion facile, il interroge la frontière ténue entre inconscience et cruauté. Ces adolescents, issus d’un milieu modeste, sont à la fois victimes d’un système qui les façonne et auteurs d’une tragédie dont ils ne mesurent pas la portée. En créant chez son spectateur un malaise diffus, Denali agit comme un signal d’alarme sur l’emprise d’Internet et des réseaux, révélant l’illusion d’impunité que crée la distance virtuelle. L’atmosphère dans la salle est lourde, presque suffocante, et la pièce est clairement à réserver à un public averti, de plus de quatorze ans.

Côté interprétation, si le duo de policiers manque parfois d’intensité, le jeu des jeunes comédiens impressionne par sa sincérité et sa puissance émotionnelle. Rose Noël, dans le rôle de Denali, livre une interprétation bouleversante, notamment dans la scène finale, d’une intensité glaçante. Face à elle, les comédiens adultes parviennent à incarner avec une authenticité déconcertante la maladresse, l’énergie et la candeur de ces adolescents perdus. Les dialogues, d’une grande justesse de ton, renforcent encore cette impression de vérité, notamment lors de la formidable scène dans la chambre où Denali se confie à Kayden sur ce bel homme rencontré sur les réseaux qui lui promet monts et merveilles. Entre noirceur et lucidité, Nicolas Le Bricquir signe un théâtre du réel qui dérange, interroge et bouleverse longtemps après la fermeture du rideau.

Avec Denali, Nicolas Le Bricquir signe une pièce coup de poing, d’une modernité saisissante et d’une intensité rare. À la croisée du polar, du drame social et de la série télévisée, le metteur en scène transforme un fait divers glaçant en une réflexion vertigineuse sur la jeunesse et la responsabilité. Bouleversante et dérangeante, cette création d’une intelligence formelle exemplaire s’impose comme l’un des spectacles les plus marquants de la saison.

Article écrit par

Lorsqu’elle n’enseigne pas l’italien, Lucie Lesourd aime discuter de sa passion pour le cinéma, le théâtre et les comédies musicales. Spécialisée en littérature young adult et grande amatrice de polars et thrillers, elle rejoint Culturellement Vôtre en février 2020 pour y partager ses avis lecture et sorties culturelles.

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