Ami du peintre Pierre Soulages et sa femme Colette depuis près de 30 ans, le psychothérapeute et photographe Pierre Duterte, fondateur de l’association Parcours d’Exil, lui consacre aujourd’hui ce court essai publié aux Editions Michel de Maule, qui prend la forme d’une réflexion sur l’art, interrogeant la notion de « beau », l’éducation à un art considéré comme élitiste ou encore l’émotion brute que fait naître une oeuvre d’art, au-delà de toute analyse, toute intellectualisation.
Une réflexion sur l’art, par-delà la théorie
Habitué à intervenir en tant que thérapeute dans des situations d’urgence, auprès de personnes ayant souvent subi des chocs ou traumatismes importants, l’auteur a trouvé dans l’oeuvre du peintre une source de beauté et d’apaisement, bien que poser des mots sur son travail, généralement associé à l’art abstrait, ne soit pas chose aisée. Ce qui tombe plutôt bien, puisque Duterte est plutôt opposé à l’analyse d’œuvres mettant en avant des interprétations auxquelles l’artiste n’aurait jamais pensées lui-même, et qui éludent l’émotion et le ressenti du « regardeur » face à une toile, lesquels transcendent ces considérations intellectuelles et peuvent aussi changer, évoluer au fil du temps. Pierre Soulages déclara lui-même, à propos de son oeuvre : « Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent se faire et se défaire ». Les peintures mono-pigmentaires de Soulages, qu’il faut avoir devant soi pour pouvoir apprécier la manière dont elles laissent apparaître des reflets changeants en fonction de l’endroit où elles sont exposées, et qui présentent souvent des reliefs, se prêtent tout particulièrement à cette réflexion sur le ressenti, puisque les analyses froides et cérébrales sur son oeuvre ne sauraient expliquer ou rendre compte de l’émotion qui étreignit les visiteurs de son exposition au Centre Georges Pompidou, qui furent nombreux à se retrouver en larmes face à ses toiles.
Pierre Duterte épingle au passage une certaine tendance des guides ou spécialistes éclairés de l’art contemporain à conceptualiser à outrance la moindre oeuvre (bien que ce travers soit aussi, parfois, le fait d’artistes eux-mêmes versés dans ce type de conceptualisation poussée), de cette volonté acharnée à ramener dans le domaine des mots, du maîtrisable, des choses qui dépassent le simple cadre de la pensée rationnelle. Il le fait avec pertinence et une passion non dissimulée, à laquelle on ne peut qu’adhérer, bien que l’on tempérera cette critique de l’analyse (l’auteure de cet article écrivant par ailleurs actuellement un ouvrage assez théorique sur l’oeuvre de David Lynch) en soulignant que certaines choses peuvent échapper à la conscience de l’artiste, que des œuvres peuvent également porter en elles les traces de survivances, les liant à des formes antérieures, ce qu’a très bien su montrer le théoricien Aby Warburg. Cependant, on ne peut que reconnaître la pertinence des propos de Duterte lorsque l’on constate à quel point certains journalistes ou spécialistes laissent de côté l’expérience et le ressenti que l’on peut avoir en tant que « regardeur » face à l’oeuvre, alors que cela devrait faire partie intégrante de l’approche que l’on peut en avoir, analytique ou pas.
Un bel hommage et une ode à l’amitié
Accessible, même sans bien connaître l’oeuvre de Pierre Soulages, dont on trouvera des photos de quelques peintures récentes, Pierre Soulages, au fil de l’amitié est également, comme son titre l’indique, une ode à l’amitié sincère et au partage, à une époque où être supprimé des « amis » Facebook d’une personne prend une valeur symbolique écrasante, comme le souligne très justement Pierre Duterte. Non pas que la notion de partage soit impossible au sein d’une communauté virtuelle (qui peut également avoir des racines dans la vraie vie, « IRL »), mais l’accumulation de contacts avec lesquels on entretient seulement des rapports distants pour la plupart, à base de « like », et auxquels on accole la mention « d’amitié » de manière galvaudée, tend à transformer les rapports humains. L’auteur s’interroge alors sur la définition que l’on pourrait donner du mot « amitié », tout en revenant avec pudeur sur celle qui le lie depuis longtemps au peintre.
Bel hommage à l’oeuvre d’un artiste souvent considéré comme « difficile », réservé à une élite, Pierre Soulages, au fil de l’amitié est aussi un petit essai accessible, même sans connaître parfaitement l’oeuvre du peintre, et infiniment stimulant. Pierre Duterte y livre une réflexion loin de toute approche élitiste de l’art justement, évoquant aussi au passage ses expériences de psychothérapeute auprès de patients n’ayant pas été sensibilisés à l’art contemporain, ni à la musique classique ou expérimentale et qui ont pourtant été touchés par des œuvres considérées comme « réservées à un certain public », allant ainsi à l’encontre de certains préjugés. La notion de « beau » n’est pour lui ni une considération esthétique dévalorisée rimant avec « lisse » ou « agréable », ni un adjectif seulement applicable aux œuvres dites figuratives, mais tient davantage aux sentiments et émotions que l’art fait naître en nous, au-delà des mots. Une capacité à ressentir qui nous réunit tous en tant qu’être humains et qui, en tant que « regardeurs », nous permet d’entrer en interaction avec une oeuvre. Autant de choses précieuses, qu’il est important de valoriser.
Pierre Soulages, au fil de l’amitié de Pierre Duterte, Editions Michel de Maule, sortie le 9 juin 2016, 104 pages. 17€