La plupart des adaptations des œuvres de Philip K. Dick (voir notre dossier) sont des films d’actions développant une idée d’une nouvelle de l’auteur. Mais A Scanner Darkly (Richard Linklater, 2006), adaptation du roman éponyme (Substance Mort en français), est l’une des rares adaptations de l’écrivain dont l’intrigue n’est pas réductible à un schéma de film d’action. Et pour cause, il s’agit de la déchéance d’un policier des stupéfiant qui devient schizophrène, devant enquêter sur un dealer et toxicomane qui n’est autre que lui-même, Robert Arctor.
Il s’agit de l’une des quelques adaptations de romans de Philip K. Dick à ce jour, avec Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Confessions d’un barjo(Jérôme Boivin, 1993) et l’inédit Radio Free Albemuth (John Alan Simon, 2010). Richard Linklater a tenté de transposer l’œuvre de Philip K. Dick en tant que roman, c’est-à-dire en prenant le temps de se développer, d’évoluer en même temps que ses personnages. C’est ce temps spécifique que Richard Linklater a tenté de saisir en desserrant la narration de A Scanner Darkly, comme s’il craignait d’enfermer ses personnages dans une mécanique narrative, cette même mécanique qui a été transformée, dans le roman de Philip K. Dick, en figuration du processus implacable de dissociation schizophrénique du personnage, comme je le montrerai dans cet article. Richard Linkleter réalise toutefois un film marquant par les émotions qu’il provoque et ses choix esthétiques, la transformation de l’image filmée en dessin par la rotoscopie étant, comme nous le verrons particulièrement pertinent. Le piège tendu au cinéaste était pourtant serré, en raison du mélange de réalisme, de contemporanéité de l’univers du roman, et la manière de penser en science-fiction qui le transforme en univers mental, en perception de Robert Arctor perdu dans le brouillard de son esprit.
Dramaturgie de la schizophrénie
La séquence avec le vélo, et la discussion entre Robert Arctor (Keanu Reeves), Donna Hawthorne (Winona Ryder), Ernie Luckman (Woody Harrelson) et Jim Barris (Robert Downey Jr.) pour savoir comment calculer le nombre de vitesses d’un vélo, est un bon exemple du desserrement de la narration qu’a opéré Linklaterafin de retrouver l’effet de réel du roman, cette sensation de lire la chronique d’existences réelles. Mais cette séquence très drôle est dans le film une anecdote, faute d’être suffisamment liée à la narration, comme si Richard Linklater avait refusé d’utiliser des procédés narratifs considérés comme trop « hollywoodiens », et pourtant présents dans le roman. Flash-back écrit comme une pièce de théâtre (c’est une représentation du passé), la séquence du vélo est en effet enchâssée dans le roman par la scène où les médecins de la police déclarent à Fred-Arctor que c’est son incapacité à savoir compter le nombre de vitesses d’un vélo qui leur a paru le symptôme de sa maladie mentale.
Cette séquence n’est donc pas aussi anecdotique que dans le film A Scanner Darkly. De même, les enjeux narratifs de l’incident en voiture sur l’autoroute sont plus clairs et plus puissants dans le roman Substance Mort, car c’est un véritable processus schizophrénique qui s’accomplit lors de ce trajet en voiture, grâce à deux procédés essentiels à la narration hollywoodienne : le suspense et la surprise. Il faut rappeler la différence essentielle entre les deux : le suspense implique que le spectateur possède des informations qu’ignore le personnage qui est la cible de l’action (« Attention ! Il est derrière toi ! » s’écrie-t-on devant l’écran) ; tandis que la surprise existe uniquement si spectateur et personnage ignorent tous d’eux ce que le sort leur réserve.
Philip K. Dick a préalablement mis en place un suspense très classique dans le cinéma hollywoodien : Arctor prétexte une virée en voiture avec ses colocataires Barris et Luckman pour que les policiers posent des caméras chez lui. Sur la route, il a peur que ses colocataires découvrent ce complot, et Arctor lui-même, en pleine crise de paranoïa, se met à la recherche de caméras à leurs côtés lorsqu’ils sont de retour, devant jouer le jeu jusqu’au bout.
En partant, il était Fred, le flic qui se fait passer pour un dealer auprès de ses amis. A son retour, il est Robert Arctor, celui qu’on lui a demandé d’espionner et qui n’est autre que lui-même. Il a basculé réellement dans la surprise lorsqu’il découvre avec stupeur que des gens se sont introduits chez eux en leur absence : il a comme perdu la connaissance de ce qu’il a permis d’effectuer, devenant un autre.
Richard Linklater n’a pas saisi l’opportunité de subvertir la narration hollywoodienne pour rendre son récit bien plus puissant que ce qu’une succession d’anecdotes autorise. Si sa retranscription de l’existence de junkies est réussie, l’intensité émotionnelle du roman Substance Mort a été diluée par un tel desserrement de la narration, car cette œuvre bouleversante dépasse largement le cadre des chroniques qu’affectionne particulièrement les cinéastes indépendants Américains tels que Richard Linklater.
Le choix de la rotoscopie
L’étrange traitement de l’image du film A Scanner Darkly se nomme rotoscopie, qui consiste à transformer en images dessinées animées des plans filmés : c’est un décalque, un relevé image par image, mis au point par les frères Dave et Max Fleischer (les créateurs de Betty Boop) en 1915, puis considérablement perfectionné au fil du temps (le procédé est entièrement numérique aujourd’hui). Ceci dit, posons une question : cinéaste Richard Linklater a-t-il décidé d’utiliser la rotoscopie après avoir réfléchi à l’adaptation du roman Substance Mort de Philip K. Dick (1977), ou est-ce la conséquence de son désir manifeste de renvoyer au dessin animé et à l’esthétique de la bande dessinée ?
Les deux sans doute. Et dans tous les cas, même un désir de cinéaste qui ne semble pas directement né de l’œuvre adapté peut apporter à une « plus-value » cinématographique nécessaire pour transformer l’adaptation en rencontre. Je dis qu’il y a rencontre lorsqu’il n’y a pas seulement un seul mouvement de la littérature vers le cinéma, mais deux mouvements qui se rejoignent à travers le film. Ainsi, par l’évocation des comics et des romans graphiques permise par la rotoscopie, Richard Linklater permet à Philip K. Dick et à son œuvre de retrouver leur place dans leur contexte culturel et politique, c’est-à-dire la « contre-culture » des années soixante et soixante-dix, aux côtés des autres écrivains de science-fiction et de fantasy bien sûr, mais aussi des comics et du magazine de bande dessinée rock et SF Métal Hurlant (Heavy Metal aux Etats-Unis)…. Car Philip K. Dick, malgré son succès posthume au cinéma, n’a jamais été un produit de l’industrie du divertissement et des pouvoirs dominants.
Un monde de surfaces mouvantes
Par la rotoscopie, Richard Linklater a tenté avec justesse d’introduire ce décalage déroutant, le traitement de l’image du film réduisant le monde à des apparences mouvantes, qui dévoila la superficialité et inauthenticité de la réalité. La perspective, cet outil de représentation de l’espace si cher à la pensée humaniste, est ainsi par moments mise à mal par la rotoscopie : certains objets, lors des travellings avants par exemple, semblent ne pas posséder de troisième dimension, n’étant que de simples images agrandies ou réduites. Nous ne sommes pas loin ici des expériences sur la perspective décrites par Ernst Gombrich dans son essai L’Art et l’illusion, ouvrage essentiel pour mieux comprendre les schémas de représentation de la réalité qui nous déterminent et parfois nous manipulent malgré nous.
La rotoscopie dans A Scanner Darkly, paradoxalement, réactualise la « perception impressionniste du monde » (Jacques Aumont) qui a tant fasciné les premiers spectateurs des projections cinématographiques des frères Lumière : les ronds de fumée soufflés par Luckman, les éclaboussures d’eau, les éblouissements des phares, voilà autant de formes dessinées qui tentent de recréer le hasard du réel. Un hasard recréé qui entre en contradiction avec sa nature d’image dessinée, donc iconique.
La tentative de Richard Linklater est malgré tout inaboutie, la longue et conflictuelle post-production n’ayant pas été mise à profit pour repenser le film en fonction des possibilités offertes par l’animation. Car en transférant les images tournées sur des ordinateurs pour les transformer en dessins animés, le film A Scanner Darkly a basculé d’un support et une technique (le cinéma par captation du réel, images indicielles) à un autre (le cinéma d’animation, images iconiques) dont les procédés et les possibilités sont différents. Pour que la rotoscopie parviennent à figurer la réalité mouvante de Philip K. Dick, il eut fallu que cette l’image photographique émerge parfois soudainement ou par nappes progressives, que cette image indicielle originelle soit rendue visible lors de brefs surgissements, comme un réel perçant à travers l’image iconique.
Faire resurgir le réel filmé à travers l’image numérique
Ces éclats auraient figuré ses survivances du réel dont le personnage de Philip K. Dick est en quête, ce que le film A Scanner Darkly occulte complètement malgré les moyens qui lui étaient offerts. Il faut insister sur ce point : Substance Mort est avant tout, à travers l’évocation bouleversante des victimes de la drogue, une quête du réel, le récit de l’attente du moment où l’insoutenable souffrance prendra fin, où le brouillard se dissipera, où le réel sera connu.
Dans une scène du roman, reprise par Richard Linklater dans son adaptation, le visage de Donna s’est imprimée sur une bande vidéo par dessus le visage de la femme filmée, Connie. Ce n’est pas un phénomène purement technique, ni une hallucination de Bob Arctor qui visionne la bande puisque simultanément le réel et son image témoignent de la présence de ce phénomène. Peut-être que ceci est possible parce qu’image et monde réel ne font qu’un : le monde est la représentation elle-même, le monde réel est une image, un reflet dans un miroir obscur, pour reprendre l’expression dérivée de Saint Paul qui a donné son titre à l’œuvre de Philip K. Dick, et à laquelle il consacre un long et important passage.
Du réel, Robert Arctor dans Substance Mort voit simultanément le référent et le reflet, l’envers et l’endroit. Il ne peut que demeurer dans l’attente d’une Révélation du réel authentique, le cerveau cramé. C’est l’image indicielle, donc photographique ou cinématographique, qui porte la promesse de cette révélation. Dans un des passages les plus importants de toute son œuvre, cité en voix off dans le film de Richard Linklater, Philip K. Dick, à travers les mots de Robert Arctor, exprime cet espoir de révélation du réel, mais il est entaché par un doute persistant, celui que l’illusion ne cesse jamais, malgré la présence permanente des caméras qui voient tout, enregistrent tout :
Vu de l’intérieur de quelque chose ; par le regard de quelque chose. Qui, à la différence de Donna aux yeux sombres, ne cille jamais. Que peut voir une caméra ? Que voit-elle vraiment ? Voit-elle dans la tête ? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur. Voient-elles clairement ou obscurément en moi – en nous -, la caméra passive à infrarouge ancien modèle, et la caméra holographique nouveau modèle ? J’espère qu’elles voient clairement, parce que, ces temps-ci, moi je n’y vois plus en moi. Je ne vois que du brouillard. Brouillard à l’extérieur ; brouillard à l’intérieur. Pour le salut de chacun, j’espère que les caméras ont meilleure vue. Car si la caméra ne voit qu’obscurément, comme j’y vois moi-même, nous sommes tous maudits, maudits comme nous n’avons jamais cessé de l’être, et nous mourrons ainsi, en sachant peu et sachant mal le peu que nous savons.
(Substance Mort, Paris, Éditions Denoël, collection « Folio SF », traduction de Robert Louit, 2000, p. 268).
Version revue et corrigée d’une partie d’un article paru le 22 juillet 2010 sur le blog de l’auteur, puis sur Ouvre les Yeux.
Cette analyse du film A Scanner Darkly fait partie du dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma.