L’une des plus belles voix de la folk actuelle
Connue et reconnue dans son Irlande natale ainsi qu’en Grande-Bretagne où ses albums ont obtenu les éloges des plus grands critiques musicaux, Lisa Hannigan demeure une artiste plus confidentielle en France, où elle est encore souvent associée à Damien Rice, avec lequel elle a collaboré de 2000 à 2006, posant sa voix douce et éthérée sur quelques-uns des plus beaux titres du chanteur écorché vif, auquel elle apportait une lumière bienvenue, un peu comme la voix de la miséricorde venue apporter sa compassion à une âme en peine habituée à l’auto-flagellation et l’amertume. Et, si nombreux sont ceux à avoir entendu sa voix, tous ne connaissent pas forcément son nom.
Pourtant, Lisa Hannigan fait partie de ces auteurs-compositeurs-interprètes avec lesquels ils faut compter, qui ont contribué ces dernières années à enrichir le paysage de la musique folk. Loin de la douleur à vif ou du repli de bête blessée se dégageant des deux premiers albums de Rice, la musique de cette artiste solaire, proche et mystérieuse à la fois est douce, souvent mélancolique, mais profondément sereine, même lorsqu’elle semble extérioriser des blessures pour mieux les cicatriser. Il y a une joie simple et directe qui émane de titres comme « I Don’t Know » ou « An Ocean and a Rock », tous deux extraits de son premier album, Sea Sew, sorti en 2008, tandis que le plus poétique « We the Drowned » possède une puissance brute qui transcende la dimension crépusculaire se dégageant du texte, laissant apparaître au bout du tunnel un espoir renouvelé. Sa musique est intense, sensuelle, avec des paroles parfois assez visuelles, comme les instantanés d’un souvenir figé à jamais dans la mémoire (« Snow », « Lille »), mais il y a chez elle une douceur, une pudeur qui fait que, même lors de ses chansons les plus « confessionnelles » pour utiliser un terme finalement assez galvaudé, elle ne se dévoile jamais tout à fait, ne vide pas ses tripes comme ont pu le faire Rice ou d’autres artistes ayant utilisé leur art à des fins d’exorcisme. Elle sait se montrer vulnérable tout en conservant son jardin secret, sait trouver les mots, les intonations qui font que l’auditeur colle ses propres images sur ces mélodies qu’elle déroule avec la délicatesse d’une tisseuse.
Une performance envoûtante
Cette force tranquille, cette sérénité, où optimisme et mélancolie semblent inextricables, est aussi ce qui se dégage de sa prestation scénique du 6 juillet dans le cadre du festival Days Off de la Philharmonie de Paris, où elle s’est affirmée d’emblée sans efforts apparents. Apparaissant au départ seule sur scène et s’accompagnant à la guitare sèche, elle commence son set par le poignant « Little Bird », extrait de son second album Passenger, l’une de ses chansons les plus à fleur de peau, reposant sur un équilibre délicat, où le refrain laisse éclater une émotion plus brute que la douceur résignée des couplets. Pas le plus évident pour ouvrir un concert, et encore moins une première partie (celle de Devendra Banhart), où la moitié des spectateurs venus pour l’acte principal arrivent progressivement dans la salle, sans toujours vraiment se soucier de l’artiste devant eux.
Ce soir-là, il y avait indubitablement des fans de Lisa Hannigan venus pour elle seule ou, du moins, principalement pour elle, reconnaissables à leurs cris enthousiastes à la fin de chaque chanson. Cependant, il apparaît que de nombreux spectateurs ne la connaissaient pas, et certains, arrivés tardivement, n’auront entendu d’elle que 4-5 chansons (voire beaucoup moins) parmi les 11 interprétées sur la scène Pierre Bouley de la Philharmonie de Paris. Pourtant, dès le début du concert, on entend un ange passer : le public est très vite ensorcelé par cette voix douce et incarnée à la fois et la beauté des mélodies, où l’on sent l’esprit celte planer de manière diffuse, sans jamais tomber dans les schémas convenus qui permettent de se dire : « Tiens, de la musique celtique ! » Hannigan n’est ni Nolwenn Leroy, ni Loreena McKennitt, mais elle respire l’Irlande, sa mer, ses rochers, ses légendes et sa mélancolie, et ce d’une manière qui n’appartient qu’à elle. Lors de l’entracte après son passage, une dame venue acheter ses CD après avoir entendu sa musique pour la première fois demande au vendeur de quel pays elle est originaire. Lorsqu’on lui répond, « l’Irlande », elle s’exclame tout de suite : « Ah oui ! Ca ne m’étonne pas. » Mais elle n’aurait su vraiment le deviner.
Il y a également quelque chose d’assez fascinant à voir cette jeune trentenaire, si frêle de stature, vêtue d’une robe d’été à fleurs toute simple sur cette grande scène, s’emparer d’un public ne la connaissant que peu voire pas du tout dans l’ensemble, avec un si grand naturel, sans mise en scène à proprement parler. Lisa Hannigan bouge relativement peu durant ses morceaux en solo, ne se déplace pas d’un coin à l’autre, ne force pas l’émotion, et la magie opère de manière quasi-immédiate, sans qu’on ait l’impression qu’elle ait eu besoin de se chauffer — même si, bien entendu, elle a effectué sa balance deux heures plus tôt. Durant près d’une heure, elle alternera les morceaux-phares de son troisième opus, At Swim, sorti durant l’été 2016 (le plus affirmé et le plus abouti) avec ceux de Passenger, avant de conclure sur son tout premier single en 2007 — et toujours l’un de ses titres les plus appréciés — « Lille ».
Une setlist personnelle et audacieuse
Le choix de la setlist, là encore, est singulier et peut étonner au vu du contexte (un festival estival, un public à conquérir) puisqu’elle a avant tout interprété des morceaux intimistes, très personnels et parfois atypiques, au milieu de quelques titres plus enjoués, comme « Undertow » ou « Knots ». Ses admirateurs les plus fervents, également inconditionnels de Damien Rice, auront pu reconnaître un certain nombre de titres généralement associés à sa relation ombrageuse avec le chanteur, qui s’interrompit — à la ville comme à la scène — de manière abrupte et douloureuse en 2007, en plein milieu de la tournée européenne de O, le second album de cet anti-James Blunt. Cependant, on aurait sans doute tort de vouloir y voir une signification particulière : les deux premiers disques solo de Lisa Hannigan étaient imprégnés du fantôme de l’Irlandais, et tournaient autour de cet affranchissement nécessaire, de cette volonté de se définir sans cette présence, de se sentir légitime en pleine lumière maintenant qu’elle n’était plus dans l’ombre (écrasante mais rassurante ?) de l’artiste, dont seul le nom figurait sur la pochette des disques, malgré l’importance de la contribution de la chanteuse. Avec At Swim, cependant, l’auteure-compositrice-interprète, à la patte et l’univers déjà bien affirmés depuis près de 10 ans, ne se pose plus la question de sa légitimité : elle a trouvé sa place et le sait, ose des expérimentations, dans le fond comme dans la forme, collabore avec d’autres artistes vus comme de véritables alter-ego créatifs, se fait plus distante, plus « katebushienne », voire « agnesobelienne » en un sens, sans jamais perdre en force.
Posée, elle gratifie le public français de nombreux « merci » avec un « r » sans accent et d’une phrase de présentation dont l’intonation caractéristique vient confirmer sa nationalité avant qu’elle ait eu le temps de prononcer le mot « Irlande ». Humble, ravie d’être dans ce très beau lieu, mais nullement intimidée, elle chantera encore deux titres seule en scène avant que son groupe (deux musiciens) ne la rejoigne pour les morceaux suivants. Suivant le joyeux « Undertow », qui fleure bon les voyages en voiture au son de la radio pour se rendre en vacances, « We the Drowned », joyau du dernier album, donne lieu à une performance belle à coller des frissons, d’une intensité rare et, là encore, jamais forcée. La solennité des couplets laisse place à des envolées de sirène dans le refrain, poignantes et aériennes à la fois, comme traversées par une sagesse ancienne, peut-être celle des âmes irlandaises jadis parties en quête d’horizons plus cléments, peut-être celle aussi, de manière plus générale, de tous ces damnés ayant brûlé la vie par les deux bouts, et qu’elle conduirait vers la lumière. L’enchaînement avec « Funeral Suit », danse de séduction hésitante, délicate, à laquelle la mort d’un proche apporte une nouvelle appréciation — est redoutable, alors que la chanson en elle-même n’a rien d’un hit à la Adele.
Viendront un titre a capella chanté en canon avec son musicien et complice John Smith, et qui rappelle de manière assez directe (sans jamais verser dans l’aspect « folklore ») la tradition celtique, et la berceuse mélancolique « O Sleep », dont la douceur contrebalance la tristesse des paroles. Les trois derniers titres du set (« Knots », « A Sail » et « Lille ») auraient sans doute été joués par l’artiste en rappel de manière habituelle, et ont achevé de manière lumineuse ce concert aussi beau qu’étonnant, faisant passer le public par toute une gamme d’émotions dans un silence recueilli. Les applaudissements nourris entre chaque chanson, et encore plus à la fin, témoignaient d’un véritable enthousiasme de la part d’un public venu voir un autre artiste folk, à l’univers radicalement différent, l’Américain d’origine vénézuelienne Devendra Banhart. Que le kiosque de la Philharmonie ait été pris d’assaut par les spectateurs à la fin du concert est un autre signe qui ne trompe pas : même si elle est très peu médiatisée chez nous en dehors de publications spécialisées, Lisa Hannigan a tout pour toucher un plus large public en France. On espère en tout cas la revoir très vite, en tête d’affiche cette fois.