Après les errements de Dune, qui l’avaient fortement affecté, David Lynch retrouve dans Blue Velvet le comédien Kyle MacLachlan (qui devient son acteur fétiche). Blue Velvet est un film caractéristique de son œuvre – mais encore étrangement linéaire – qui aboutira ensuite directement à la naissance de la série Twin Peaks (1990-1992), où l’on retrouve une petite ville trop parfaite, comme figée dans les années 50 et les codes du film noir. Mais l’influence de Blue Velvet se fera également fortement sentir dans le reste de la filmographie du cinéaste, qu’il s’agisse de Sailor et Lula (1990), Lost Highway (1997) ou, de manière plus significative, dans Mulholland Drive (2001).
Pas un plan de ce film ne comporte en effet des éléments qu’on ne retrouvera pas plus tard dans son cinéma. De fait, Blue Velvet fait partie (à raison) des films cultes du cinéaste et force est d’admettre que près de vingt-cinq ans après sa sortie en salles, il n’a absolument pas vieilli et se révèle toujours aussi troublant.
L’idée de Blue Velvet a émergé dans l’esprit de Lynch après que son projet Ronnie Rocket ait été refusé par les producteurs. C’est la chanson de Bobby Vinton du même nom, qui parcourt tout le long-métrage, qui l’a inspiré : il aurait tout de suite visualisé un ciel très bleu et une femme aux lèvres rouges dans une voiture. Quant à l’image de la fameuse oreille coupée que le héros, Jeffrey, trouve dans un champ au début du film, elle a grandement influencé l’histoire et l’ambiance de celui-ci.
L’oreille coupée
Lynch raconte en effet qu’il avait parlé au producteur Richard Roth d’une vague idée de scénario où le héros se faufilerait la nuit dans la chambre d’une fille pour la regarder et qu’il pourrait peut-être trouver quelque chose qui deviendrait un indice dans un roman policier à un moment donné (Chris Rodley, David Lynch : Entretiens, Paris, Éditions Cahiers du Cinéma, 2004 (2ème édition), p. 105). Roth ayant adoré l’idée, il lui demanda alors d’écrire un premier traitement. « Je suis rentré chez moi et, je ne sais pas pourquoi, j’ai visualisé un type qui trouvait une oreille dans un champ. » L’idée de cette oreille lui plaisait particulièrement car « c’est une ouverture. L’oreille est large, et quand elle se rétrécit, on peut y descendre. Et elle mène à quelque chose d’immense… » (Ibid)
Il faut dire que le cinéaste est obsédé par les fragments et qu’une telle idée n’a donc rien d’étonnant de sa part. Outre ses nombreux kits d’animaux réalisés dans les années 70, on retrouve également dans ses films de nombreuses images marquantes isolées et des gros plans qui entraînent le spectateur dans un vertige qui va en s’amplifiant…
Plus que des abstractions, comme il aime lui-même à les appeler, ces fragments sont ainsi de véritables « jumping off points »pour le cinéaste qui a souvent ces images en tête avant même de savoir dans quelle logique narrative (ou même quelle histoire tout court) elles pourront s’insérer. Cette oreille coupée que Jeffrey, jeune étudiant en première année de médecine, trouve en sortant de l’hôpital où se trouve son père, victime d’une crise cardiaque, sert ainsi de point d’entrée dans Blue Velvet… Elle va faire pénétrer le héros et le spectateur avec lui dans un univers sombre et étrange, au-delà des apparences proprettes de la banlieue de Lumberton, petite ville côtière semblant figée dans les années 50.
Mystère et fragment
Ce fragment corporel est ainsi caractéristique du mystère dont le film est imprégné et par lequel Jeffrey est de plus en plus obsédé… un point commun qu’il partage avec David Lynch lui-même, qui utilise volontiers ce terme pour décrire l’ambiance qu’il cherche à donner à ses films. En parlant de Lost Highway, il avait ainsi déclaré à Chris Rodley : « Pour moi, un mystère est comme un aimant. Dès qu’une chose est inconnue, elle attire. Si vous êtes dans une pièce, qu’il y a une porte ouverte sur des escaliers et que la lumière s’éteint en bas, vous serez très tenté de descendre. Ne voir qu’une partie, c’est encore plus fort que de voir le tout. Le tout peut avoir une logique, mais en dehors de son contexte, le fragment prend une incroyable valeur d’abstraction. Ça peut devenir une obsession. »
Une définition qui correspond bien à Blue Velvet : on apprend relativement vite (avant la moitié du film) à qui appartient l’oreille, qui l’a tranchée et pourquoi. Et pourtant, une fois ce mystère-là éclairci, le film n’en demeure pas moins plongé dans cette ambiance aussi pesante que fascinante qui va en s’amplifiant. C’est peut-être ce fragment sorti de son contexte qui a attiré Jeffrey dans cet univers mais, l’énigme résolue, il ne peut s’en extraire car le vrai mystère, insoluble par nature, ne se trouve pas là mais réside plutôt en Dorothy (Isabella Rossellini), femme fatale désaxée qui confronte le héros à sa part d’ombre refoulée (lire à ce sujet mon article Les femmes fatales de Blue Velvet).
Le jeune homme apprend en effet par la fille du détective Williams (auquel il a remis l’oreille), Sandy (Laura Dern), que cette chanteuse de bar serait peut-être impliquée dans l’affaire. Poussé par « l’innocente » blonde, notre héros va donc, comme dans les films noirs classiques, se retrouver dans les bras de la ténébreuse femme fatale, prisonnière d’un mafieux fou à lier, Frank Booth (Dennis Hopper, génial et terrifiant), qui la force à se plier à des jeux sado-maso.
Enquêtant au départ sous couvert de découvrir des indices à remettre à la police (bien qu’on sente dès le départ qu’il ne s’agit-là que d’un prétexte), le jeune homme finit donc par enquêter sur lui-même, en quelque sorte. Une particularité qui est celle du film noir, genre sur lequel repose largement Blue Velvet. Dans le film noir en effet, l’histoire du crime est sans importance, ce sont toujours les personnages et leur psychologie sombre et ambiguë qui prime. Et de ce côté-là, le film est une franche réussite et parvient à retrouver l’ambiance tout en clair-obscur caractéristique du film noir américain mais en lui ajoutant ce décalage si cher à Lynch, où l’on hésite constamment entre sourire et frémir.
Jeffrey : un spectateur-détective
S’introduisant en cachette dans l’appartement désert de la chanteuse pour la scruter depuis son placard lorsqu’elle rentre chez elle, Jeffrey est un spectateur-détective ressemblant étrangement à celui de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954), qui se nommait… Jeffries. Tout comme le chef d’œuvre du maître du suspense, il est en effet principalement question de regard dans le film de Lynch : au départ simple « spectateur », le jeune homme se retrouve néanmoins rapidement plongé au cœur de l’action lorsqu’il sera découvert par la jeune femme, qui le menace d’un couteau de cuisine et l’oblige à se déshabiller.
Le regard, à l’image de l’objectif de la caméra, devient ainsi actif et par là-même dangereux, tout comme la parole d’ailleurs : si, dans le film d’Hitchcock, c’était une petite phrase prononcée par le personnage joué par Grace Kelly qui poussait le héros à espionner son voisin, de plus en plus persuadé que celui-ci a tué sa femme, ici, c’est bel et bien la faussement ingénue Sandy qui excite la curiosité de Jeffrey, lui proposant directement de l’emmener voir l’immeuble de la chanteuse lors de leur première rencontre. Par ailleurs, la musique d’Angelo Badalamenti (il s’agissait ici de la première collaboration de Lynch avec celui qui allait devenir dès lors son compositeur attitré), mystérieuse et envoûtante, évoque celle d’un film des années 50 qui pourrait tout à fait être un Hitchcock.
Par-delà l’arc-en-ciel
Quatre ans avant Sailor et Lula, version rock’n’roll et sous acide du classique de Victor Fleming, David Lynch rend pour la première fois hommage au Magicien d’Oz (1939), l’un de ses films préférés, en nommant la brune Dorothy, tout comme l’héroïne incarnée par Judy Garland. Première figure de/du rêve avant Laura Palmer dans Twin Peaks (en référence à Laura d’Otto Preminger où le portrait d’une femme se révèle plus puissant que l’héroïne en chair et en os), Alice dans Lost Highway (Alice au pays des merveilles) et Rita de Mulholland Drive (Rita Hayworth), Dorothy Vallens fait passer Jeffrey de l’autre côté de l’arc-en-ciel à ceci près qu’au lieu de quitter un monde sombre et triste pour un monde enchanté en couleur, c’est précisément l’inverse qui se produit ici.
Blue Velvet s’ouvre en effet sur une séquence idyllique à l’artificialité assumée, où nous découvrons un jardin aux fleurs parfaitement alignées, à l’herbe d’un vert parfait, avec une palissade d’un blanc étincelant, le tout se déroulant sous un ciel d’un bleu non moins parfait, dans un tranquille quartier de banlieue semblant tout droit sorti d’une pub pour lessive des années 50. Le père de Jeffrey arrose le jardin tandis que la mère regarde un film noir à la télé et immanquablement, ce petit monde trop beau pour être vrai devient étrangement inquiétant : le revolver du film de la télé ressemble à la tête d’un serpent et le tuyau d’arrosage tenu par M. Beaumont semble lui-même se muer en serpent se faufilant parmi les herbes pour attaquer l’homme qui essaie de le dompter et porte soudain la main à son cou (ou à son oreille…), s’écroulant au sol tandis que le tuyau continue à cracher de l’eau en un mince jet vigoureux qui semble jaillir de l’entrejambe du monsieur. Slalomant au ras de l’herbe tel un serpent, la caméra dévoile des insectes grattant la terre en émettant des bruits anxiogènes qui éclipsent l’air surané de Bobby Vinton. Bienvenue dans le rêve américain selon David Lynch.
Mélodrame vs. film noir
L’image biblique du serpent dans le jardin est ici un élément perturbateur comparable à celui convoqué dans le mélodrame théâtral et filmique où le Mal s’immisce de manière insidieuse dans un cadre idyllique où ne règne que bonté. Lorsque Jeffrey trouve l’oreille et retire celle-ci du champ, c’est toute la pourriture qui y est rattachée qui est exhumée par la même occasion et qui va contaminer de ce fait espace, images et personnages, comme l’illustre la banderole jaune coupée lors des fouilles dans le champ : les frontières entre les deux mondes ne sont désormais plus étanches.
Les plans d’escaliers ou de couloirs plongés dans l’obscurité s’enchaînent à partir de ce moment-là, et le héros, poussé par la curiosité, s’aventure dans des lieux interdits, tels que Lincoln Street, une rue contre laquelle sa vieille tante Barbara l’avait mis en garde avant qu’il ne se rende chez le détective Williams. Tandis qu’au début de la scène le décor environnant demeurait très vague (beaucoup d’arbres aux troncs épais, la seule lumière provient des fenêtres de la maison des Williams puis des lampadaires dans la rue près des arbres, aucune voiture ne passe…), lorsque Sandy et Jeffrey arrivent à Lincoln Street, en revanche, nous nous retrouvons tout de suite dans un décor urbain fort différent de ce que nous avons pu voir de la ville de Lumberton depuis le début du film : les voitures circulent et l’une d’elles apostrophe l’adolescente de manière vulgaire, la route occupe une grande partie du champ, il y a des feux de signalisation et l’imposant immeuble de Dorothy Vallens se démarque clairement des jolies petites maisons de banlieues à palissades blanches. Nous nous trouvons ainsi véritablement dans un décor de film noir mais celui-ci paraît tout aussi fantasmatique et irréel que l’environnement indécis que nous venons de quitter, qui nous donnait l’impression de nous trouver « nulle part ».
Ainsi, les différents décors, tout comme ceux du mélodrame, font « partie de ce processus de lisibilité morale des signes. » (Muriel Andrin, Maléfiques: Le Mélodrame filmique américain et ses héroïnes (1940-1953), Bruxelles, Presses Inter universitaires Européennes, 2005, p. 37) Muriel Andrin relève par exemple que ceux-ci offrent la possibilité de représenter l’Innocence menacée (« le jardin, la maison, témoins et gardiens de la Vertu, investis de la présence d’un intrus »), « le pouvoir du mal qui s’exerce et qui met en péril les valeurs morales (les donjons, oubliettes, lieux de séquestrations) » ainsi que « les affres émotionnelles des personnages » par le biais d’orages, tempêtes, chutes d’eau, incendies, paysages effrayants, etc. Ce que l’on retrouve bien dans Blue Velvet, tout comme dans Twin Peaks.
Évidemment, même s’il confronte les personnages types du mélodrame et du film noir, Lynch détourne très clairement ce premier genre de sa visée moralisatrice. Si, dans le mélodrame, le Mal sert de moteur à l’action (cf. Peter Brooks, The Melodramatic Imagination), une fois celui-ci identifié, il est aussitôt expulsé et la Vertu et l’ordre initial de la société sont aussitôt rétablis.
« In Dreams »
La fin de Blue Velvet est bien plus ambigue, même si une lecture au premier degré un peu hâtive pourrait laisser penser que le cinéaste respecte les codes de ce genre si prisé du public américain jusqu’au début des années 50, où les marginaux et femmes fortes, qui deviendront les héros du film noir, étaient conspués. Le film nous fera ainsi passer de cet univers caricatural de mélodrame des années 40-50 à celui du film noir américain mais en fin de compte, ces deux univers ne sont pas aussi antagonistes qu’il y paraît et cette finesse, cette ambiguité fondamentale fait de Blue Velvet un film particulièrement troublant, même si l’emboîtement de ces deux mondes est simple et très facilement lisible, contrairement à Lost Highway et Mulholland Drive, à la chronologie perturbée, où les deux parties du film se répondent tout autant qu’elles se contredisent dans un jeu de miroir sans fin propre à donner du fil à retordre aux esprits trop cartésiens.
Toujours est-il que malgré sa chronologie linéaire, Blue Velvet peut bel et bien se voir comme un rêve au même titre que Lost Highway et Mulholland Drive. Pas un rêve au sens littéral du terme comme dans Le Magicien d’Oz (encore que cette interprétation soit tenable), où Dorothy se réveille à la fin et apprend qu’elle est tombée inconsciente sur son lit au moment du passage de la tornade, mais plutôt un rêve éveillé merveilleusement cauchemardesque qui conditionne tout le film. Ainsi, outre les images tour à tour trop idylliques ou cauchemardesques qui dégagent un sentiment d’inquiétante étrangeté, la structure du film est symétrique au point que chaque scène est déclinée deux voire trois fois à l’exception de la virée nocturne en compagnie de Frank (les visites de Jeffrey à Dorothy, les entrevues entre Jeffrey et Sandy au Arlene’s et en voiture, les baisers, etc.) et que l’ordre d’apparition de certains plans suit également une logique symétrique, comme les séquences d’ouverture et de fermeture. Il y a aussi les fondus enchaînés, les fondus au noir, la musique mystérieuse d’Angelo Badalamenti… Tout ici rappelle la logique mouvante du rêve et c’est aussi ce qui rend ce film, très maîtrisé de bout en bout, aussi fascinant.
Blue Velvet fait ainsi partie de ces films qui, pour moi, ne perdent pas de leur pouvoir d’attraction au fil des visions et gardent toujours ce petit quelque chose indéfinissable qui fait qu’ils me laissent plongée dans mes songes, aussi enchantée que troublée, à l’image de Jeffrey à la toute fin du film, dont le regard révèle qu’il n’est pas tout à fait revenu de cet étrange rêve doux-amer, dont il gardera toujours un bout en lui.
Article publié originellement sur CulturELLEment Vôtre le 2 novembre 2010, puis retravaillé pour Ouvre les yeux le 14 avril 2015. Rapatrié sur Culturellement Vôtre le 2 décembre 2017.
Cet article sur l’enquête dans le film Blue Velvet fait partie du dossier consacré au réalisateur David Lynch, qui comprend des analyses de ses films.