La gauche et le « camp du bien »
Dans Le nom des gens de Michel Leclerc scénarisé par le réalisateur et Baya Kasmi (2010), comédie française mettant en scène une militante de gauche aux méthodes quelque peu « radicales » issue de la France multiculturelle (Sara Forestier) et un cadre quadragénaire (Jacques Gamblin) issu d’une famille culturellement « assimilée » qui a dissimulé ses origines juives en changeant de nom après la déportation de ses grands-parents, les deux personnages ont une discussion à bâtons rompus dans un marché sur les clivages droite-gauche.
Lui déclare que, « la réalité est plus complexe. La preuve, des gens de droite peuvent faire des choses très bien et des gens de gauche des saloperies. » Ce à quoi elle répond : « Mais non ! La gauche c’est le bien et la droite, c’est tous des fachos. Faut pas transiger là-dessus ! » Un humour enjoué et plein d’autodérision pour lutter contre le climat sensible en France et les questions d’identité nationale qui agitaient déjà le pays au moment de la sortie du film. A travers ce dialogue, c’est bien évidemment l’image qu’une partie des gens de gauche se font d’eux-mêmes comme appartenant au « camp du bien » qui est caricaturée.
L’idée-clé de la scène est importante : souvent, en matière de politique, on place le discours sur le plan des valeurs (concepts flous peu discutables par essence de manière constructive), alors que c’est finalement sur le terrain des faits et des mesures concrètes qu’il est plus efficace d’engager un débat. On retrouve également cette dimension dans Le Brio d’Yvan Attal (2017), autre film dont nous discuterons dans les semaines à venir, qui aborde les clivages gauche-droite, les questions d’origines et de classe sociale et la manière de les dépasser. Le tout en prônant un point de vue sans doute plus « bourgeois », qui réhabilite en partie (avec habileté, malgré certaines réserves et facilités), une droite plus complexe que ce que les gens de gauche ou d’extrême gauche peuvent s’en faire, là où Le nom des gens de Michel Leclerc entendait montrer que l’on peut être un humaniste de gauche sans être un bisounours ni un être moralisateur et donc manichéen.
La France face aux crises de la 5ème République
Dans le reste du film (et surtout lors de tout son premier acte, très accrocheur), Michel Leclerc continuera de jouer ouvertement avec les stéréotypes gauche-droite, tandis qu’Yvan Attal interrogera la notion de « politiquement correct », mais aussi l’image que l’on se fait des gens à partir de la surface des choses et des étiquettes que l’on peut se coller les uns les autres à travers la relation entre un professeur de droit (et de droite) accusé de racisme et une étudiante d’origine maghrébine qu’il coache pour le concours d’éloquence après un conflit qui les a opposés en public.
Dans Le Nom des Gens (comme dans Le Brio, d’ailleurs), le contexte est essentiel : Le nom des gens s’achève sur l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et se déroule donc quelques 2 ans après le référendum sur le projet de constitution européenne et l’incompréhension qui en a résulté et 5 ans après le second tour des présidentielles de 2002 – événement qui est longuement commenté dans le film ; Lionel Jospin fait d’ailleurs un caméo dans la séquence précédent celle du marché. Le film interroge donc avec humour, mais de manière ouverte et sincère, des événements qui constituent des moments de crise au sein de la 5ème République.
A ce titre, le film est toujours d’actualité et interroge les manières de s’engager à gauche à une époque minée par le manque de confiance croissant envers la classe politique, le vote utile ou stratégique, l’éparpillement de la gauche en général et des questions telles que la sécurité, l’immigration et l’identité nationale, face auxquelles les différents partis ont laissé le champ libre à la droite et l’extrême droite.
Le peuple français au-delà des divisions
Le film regarde également les paradoxes des « gens » au-delà de leur étendard politique – y compris ceux des gens de gauche, donc – et au-delà des étiquettes ou des cases dans lesquelles on nous met, et replace l’humain au centre pour dépasser les questions de clivage, en mettant en parallèle traumatisme personnel ou familial et traumatisme collectif, national, avec l’espoir que, comme ses personnages, la France pourra trouver le chemin de la résilience. Plutôt que de proposer aux spectateurs un traité sur le sujet, le réalisateur fait le choix de privilégier un angle intimiste en nous racontant l’histoire de Bahia et Arthur et de leurs familles respectives pour nous montrer l’union possible entre une France engagée et multiculturelle pour laquelle il n’y a pas de tabous, où tout se doit d’être exposé au grand jour et dénoncé et l’autre plus sage et traditionnelle, qui a appris par la force des choses à s’adapter et à se fondre dans le moule, à prendre sur soi pour survivre et s’assimiler donc, malgré les blessures.
Et quand on parle d’identité et d’assimilation, quoi de plus représentatif que le « nom des gens », justement ? Plus de 10 ans avant Eric Zemmour en prime time sur CNews et ses remarques sur le prénom que les parents choisissent de donner à leurs enfants, Michel Leclerc ouvre son film sur une présentation de ses deux héros particulièrement percutante.
Arthur Martin : Lors de la dernière Coupe du Monde de football, dans l’équipe de Corée du Sud, ils étaient 7 joueurs à porter le même nom de famille : Kim. C’était tellement compliqué pour les commentateurs qu’ils ont décidé de rajouter les prénoms sur les maillots pour les différencier. Mais il y en avait qui avaient aussi le même prénom. Moi je m’appelle Arthur Martin. Nous sommes 15 207 en France à porter le même nom et j’ai toujours eu l’impression de faire partie de l’équipe de Corée du Sud.
Bahia Benmahmoud : Je m’appelle Bahia Benmahmoud et je suis la seule en France à porter ce nom-là.
« Faites l’amour, pas la guerre » ou comment retourner habilement un cliché
Le ton est donné et, à partir de là, Michel Leclerc et Baya Kasmi déconstruiront couche par couche les apparences parfois trompeuses à partir desquelles on se juge pour aller « sous le rose » comme dirait Tori Amos, sous l’épiderme, là où les mots sont superflus pour exprimer des douleurs muettes mais palpables. Mais le sont-ils vraiment ? Dire, est-ce soulager les maux (personnels comme collectifs) ou bien les raviver ? La solution ne résiderait-elle pas dans les rapports humains (sous toutes leurs formes) ? Et comme on dit qu’aux grands maux les grands remèdes, dans Le Nom des Gens, Bahia applique le « faites l’amour, pas la guerre » au pied de la lettre envers ses opposants politiques… ce qui est aussi, bien évidemment, un pied de nez aux personnes (souvent de droite), qui estiment que ce sentimentalisme restant de la révolution sexuelle est naïf et ridicule (le pouvoir des fleurs ?). D’ailleurs, la militante antifa qui couche sans retenue, y compris avec « l’ennemi », est bien entendu un cliché en lui-même, que le film de Michel Leclerc retourne habilement comme un gant.
Car l’on apprend très vite par le biais d’un flashback commenté par Bahia elle-même qu’elle a été victime de violences sexuelles enfant par un professeur de piano, ce qui a eu des conséquences directes sur sa sexualité.
Bahia Benmahmoud : J’ai pas connu la guerre, j’ai pas connu le racisme, mais je vais connaître les cours de piano avec M. Boyer. En fait, on fait très peu de piano pendant les cours de M. Boyer… Pendant deux ans, ma vie devient palpitante, parce-que je dois rien dire à mes parents. Quand je leur avoue enfin la vérité, mon père décide de tuer lui-même M. Boyer car il n’a pas confiance dans la police. M. Boyer déménage le jour-même sans laisser d’adresse. (…) Au collège, je refuse de sortir avec des garçons car j’ai peur qu’ils découvrent que j’ai un problème avec le sexe. Au lycée, je couche avec tous les garçons car j’ai peur qu’ils découvrent que j’ai un problème avec le sexe.
Reporter TV que regarde Bahia adulte : Il faut savoir qu’énormément d’enfants victimes de violences sexuelles reproduisent ce qu’ils ont vécu étant adultes. Et de même, parmi les prostitué(e)s, on en retrouve beaucoup ayant subi ce genre de sévices durant leur enfance.
Bahia face caméra : Du coup, pour mon avenir professionnel, on me laisse le choix entre deux orientations possibles : pédophile ou pute. Je choisis pute.
Au-delà de l’humour noir, cette dernière réplique – qui fait aussi écho au court-métrage de Baya Kasmi, J’aurais pu être une pute – a de l’importance quand on sait que le viol est une arme de guerre lors de conflits armés. En ce sens, en tant qu’ancienne victime de viol, on peut dire que Bahia utilise avec un certain à propos le sexe comme arme dans son combat idéologique, en le retournant contre ses ennemis – mais dépourvu de la haine et du pouvoir destructeur qui est le propre des agresseurs et violeurs. En anglais, on utilise parfois de manière un peu poétique le terme outlove, qui n’a pas d’équivalent en français et signifie littéralement « détruire/défaire par l’amour ». Cette vision est en fin de compte assez représentative de l’approche de Bahia, qui se sert de son corps pour tenter de ramener dans « le droit chemin » (la gauche, forcément !) les hommes souscrivant aux idées de tout le reste du spectre politique, des centristes (oui, oui !) aux militants d’extrême droite.
En raison de son traumatisme, elle est capable de s’accrocher à ce qu’il y a de lumineux et enfantin en eux pour leur faire voir l’amour qui existe dans le monde plutôt que sa brutalité. Cela est assez flagrant avec le jeune militant FN, qu’elle considère au départ comme étant « un gros con », et qui finira gentil et doux (un tempérament que l’on sentait déjà lorsqu’il tenait un discours raciste) et surtout tolérant – et ce même si ce personnage très secondaire est en réalité peu développé, le film se concentrant surtout sur l’histoire entre Bahia et Arthur. Bien sûr, se faisant, c’est aussi elle que Bahia tente de guérir, la partie en elle qui a été blessée et mutilée dans son enfance, et qu’elle contrebalance par un trop-plein de naïveté, y compris dans sa vision de la politique et du militantisme, là où Arthur Martin semble de prime abord plus mesuré et « réaliste », car il a surtout peur d’être déçu en attendant un changement qui ne surviendra peut-être jamais.
Non-dits et inconscient familial et collectif
Bahia et Arthur sont en réalité, chacun à leur manière, par leur attitude, dans une forme de déni qui les protège. La première se protège de la réalité, à la fois par sa foi démesurée en l’humanité et ses points de vue politiques un peu simplistes qui la conduisent à penser que tous ceux qui sont différents d’elle ont un fond facho et que la gauche et une certaine vision du « vivre ensemble » constituent un rempart contre la violence et le chaos du monde. Le second est au fond un rêveur, qui se protège de la déception en gardant des espoirs somme toute « mesurés », en ne débordant jamais trop émotionnellement, en suivant (de manière somme toute plus poétique et décalée, comme le montre l’extrait de dialogue ci-dessous), la route tracée par ses parents, que la force du non-dit rend indisposés à la moindre discussion un peu sérieuse ou frontale.
Dans la cour d’école au collège, des élèves sont réunis devant une plaque commémorative.
Professeur : Donc, pour poursuivre notre cours sur la déportation, nous allons parler aujourd’hui…
Arthur Martin : Un jour, ils mettent une plaque en hommage aux enfants morts dans les camps qui avaient vaguement passé une année dans mon collège. Or, la déportation des juifs, c’est mon petit trésor caché et j’aime pas trop qu’on me fasse de la concurrence là-dessus.
Professeur : Alors, à votre avis, qu’est-ce qu’on appelle le devoir de mémoire ?
Elève : Ca veut dire qu’il faut se souvenir de ceux qui sont morts pendant la guerre.
Prof : Et pour quelle raison ?
Elève 2 : Parce-que c’est des enfants innocents qui ont été assassinés et c’est trop triste si on les oublie.
Elève 1 : Et c’est pour ça qu’on met les plaques.
Arthur ado : Mais pourquoi ne se souvenir que de leur mort ? (…) Bah, je sais pas, si j’imagine que j’ai été assassiné et que tous les jours je passe devant ce truc qui me rappelle à quel point c’était horrible d’être assassiné, je ne suis pas sûr que ce soit très sympas… Je pense qu’on ferait mieux de se souvenir du jour où ils ont mangé de la crème Chantilly pour la première fois, par exemple. On marquerait sur cette plaque : « Dans cette école, des enfants ont mangé de la crème Chantilly pour la première fois », ce serait plus sympas, je trouve.
Prof : Vous vous croyez malin, Martin ? Donc non, je ne vous ai pas emmenés ici pour vous parler de crème Chantilly, mais de déportation.
Le nom des gens met ainsi l’accent sur le déni et les traumatismes individuels et collectifs qui font des gens ce qu’ils sont. Le film montre comment un traumatisme familial peut venir percuter l’inconscient collectif de l’époque, toujours à travers les parcours parallèles des familles de Bahia et Arthur. Pour les Martin, c’est à la fin des années 70 lors du procès de Klaus Barbie que le tabou familial se renforce et impacte le jeune Arthur, tandis que pour Bahia, c’est l’affaire Marc Dutroux dans les années 90. Pour la protéger, ses parents, soucieux qu’elle aille de l’avant, éteignent le poste sans commentaires, mais en affichant un malaise évident.
Arthur Martin : Mes parents sont des champions toutes catégories du tabou. Par exemple, ils sont très puritains. (…) Ceci dit, sur le podium des tabous familiaux, la déportation de mes grands-parents arrive loin loin devant tous les autres. En 47 ans de vie, je n’ai réussi à obtenir par la ruse que 2 informations les concernant : ils venaient de Grèce et mon grand-père était chauffeur de taxi à Paris. Pour le reste, silence total. Mais à la fin des années 70, ça devient un gros problème pour éviter le sujet, car le tabou familial rencontre l’obsession nationale. La France expie le crime toute la journée et chez nous, c’est une gymnastique invraisemblable pour qu’on ne s’aperçoive de rien.
France multiculturelle, France assimilée et angles morts
Mais le film va plus loin que ce simple constat, et montre que certains inconscients individuels peuvent se percuter, et pas forcément uniquement pour le pire : la scène où Bahia embrasse Arthur au parc montre leurs enfants intérieurs en parallèle des adultes qu’ils sont pour mettre en avant tout ce qui les rapproche et les attire à leur insu, qu’ils sentent mais sur lequel aucun d’eux ne met encore de mots.
Avant cette scène, lorsque Bahia et Arthur sortent du mariage blanc de la jeune femme avec un immigré et que la jeune femme lui parle de ce qu’a vécu son père avant d’obtenir la nationalité française, en reprochant à Arthur son manque de réaction et de compréhension sous prétexte qu’il s’appelle Martin et est donc né Français, un Arthur passablement éméché sort de sa réserve habituelle et se met à déclamer :
« Ah, le discours victimaire, là ! On est issus d’un peuple qui a beaucoup souffert ! […] Les enfants de victimes, je trouve qu’ils la ramènent un peu trop. Mes aïeux étaient des esclaves, les miens ont été colonisés, les miens-ci, les miens ça. On entend plus qu’eux ! »
La version d’Arthur adolescent apparaît à ses côtés juste après cette diatribe déclamée avec une assurance toute relative. Lorsqu’ils ont cette discussion, Bahia ignore encore l’histoire d’Arthur, dont les parents, à l’image des millions de Français issus de l’immigration (italienne, par exemple) ou encore de ces Français que l’on a appelés « pieds noirs » (terme qu’eux-mêmes se sont par la suite approprié), ont dû s’assimiler et prendre sur eux sans la ramener, à l’inverse du discours ouvertement critique et engagé de Bahia contre le racisme et les préjugés à l’égard des minorités.
Leur couple (librement inspiré de celui formé par Michel Leclerc et Baya Kasmi à la ville) est ainsi en partie représentatif de ce que l’on peut observer en France (bien que le film laisse de côté certains cas de figures, sans doute un peu trop délicats à traiter – nous y reviendrons) : une France mixte qui assume son héritage multiculturel et une France qui a dû s’assimiler, quitte à oublier ou nier ses origines, l’une étant parfois en lutte contre l’autre. Pour Arthur Martin et ses parents, la question de l’assimilation est en apparence naturelle et ne se pose même pas. Le traumatisme a été tu car ils n’ont pas vraiment eu le choix. Bien qu’Arthur soit de gauche et un admirateur avoué de Lionel Jospin, son apparente tiédeur, sa retenue, ses réactions à froid, sont révélatrices des points aveugles qui sont l’héritage de son histoire familiale. Bahia, elle, en tant qu’enfant d’un père immigré et d’une mère française, n’a aucune gêne à parler de sa douloureuse histoire familiale mais aussi, à travers elle, de certaines parties douloureuses de l’histoire de France.
Loin de donner des réponses faciles à ce propos, le film montre avant tout à travers ces deux parcours personnels qui se rencontrent les raisons de cette division et des problèmes qui agitent la France au-delà des affrontements gauche-droite et des débats stériles où chaque « camp » s’affronte en maniant les accusations et les clichés contre l’autre, les extrêmes se renforçant ainsi mutuellement.
Une très belle scène en milieu de métrage est représentative de cet état de fait et de la manière de la dépasser (du moins sur le plan des relations humaines) : la scène du dîner entre les deux familles qui vont s’engueuler autour de la politique en raison de leurs histoires familiales respectives avant de faire la paix autour d’une activité tirant partie de leurs points communs et passions (dans le cas présent, le bricolage) plutôt que de leurs différences et blessures.
All You Need Is Love ?
Une autre très belle scène, représentative de ce double niveau entre intime et politique (dans la lignée du célèbre « l’intime est politique ») et du débat entre parler ou se taire, révéler ou cacher, est la scène du rhabillage de Bahia, distraite au point de sortir entièrement nue de chez elle pour faire ses courses sans s’en rendre compte. Après l’avoir croisée au supermarché et ramenée chez lui, Arthur lui remet délicatement des sous-vêtements et une tenue. Une séquence filmée comme une scène d’amour aussi douce qu’érotique et qui symbolise parfaitement la dynamique qui s’est installée entre eux. Chez Bahia, rien n’est caché, tout déborde littéralement de tous les sens (et de toutes ses tuniques), dans les paroles comme au niveau du corps. Arthur lui apporte de la pudeur ou plutôt l’autorise à retrouver de la pudeur en refusant de profiter de sa bonne fortune – une femme directement à poil au milieu de son salon. Car, au final, entre Bahia qui n’a jamais appris à se protéger (si ce n’est en exposant tout, tout le temps) et Arthur qui se protège trop, il y a une alchimie et un équilibre où, réunies, leurs faiblesses s’annulent et deviennent une force. Il n’est donc pas étonnant que ces plans de rhabillage soient finalement muets.
C’est dans cet équilibre délicat que Bahia et Arthur se trouvent et que la jeune femme s’engage dans leur relation au-delà de la simple « thérapie de conversion », si l’on peut dire. Mais les mots sont traîtres et ce sont eux qui, à la fin du 2ème acte, les séparent momentanément, lorsque la mère d’Arthur, entrée en état de choc après que Bahia ait mis des mots sur le traumatisme familial, décède. Sous le coup de la tristesse et de la colère, Arthur blesse Bahia en la chassant de sa vie… ce qu’il regrette vite, mais trop tard. Ce qui était alors optimisme, lumière et élan de vie chez la jeune femme se retrouve momentanément absorbé lorsqu’elle décide de courir après un objectif impossible : séduire et convertir un islamiste radical (un dingue, donc), ce qu’elle ne parviendra évidemment pas à faire.
C’est cette fois-ci une pulsion mortifère qui la pousse (mais différente des gens qui se radicalisent, là encore), cette part d’elle blessée, la victime qu’elle a voulu oublier qui reprend le dessus. « Avec ce voile, les regards des fachos, je les sens enfin sur moi », dit-elle à Arthur lorsqu’il la retrouve. Une réplique en écho à l’après-11 septembre bien sûr et au climat qui en a résulté, poussant certains musulmans (y compris de jeunes musulmans) à afficher plus ouvertement leur religion, mais qui montre aussi comment, après avoir trop souffert de manière viscérale, on préfère parfois s’anesthésier pour ne plus sentir sa souffrance. Elle parviendra bien heureusement à se sortir de cette situation, mais le film porte à travers son héroïne un espoir, qui est que tant qu’il y a de l’humanité et de la compassion, les gens peuvent changer, aller au-delà des différences et changer le monde même si, bien sûr, c’est toujours « plus compliqué que ça ».
Bien sûr, Le Nom des Gens n’est pas exempt de défauts. Dans la lignée de son approche ouvertement laïque et optimiste, le film oppose les musulmans laïcs qui boivent du vin et peuvent se marier avec une personne d’une origine différente de la leur aux musulmans radicalisés, tandis que les musulmans pratiquants ordinaires (pourtant majoritaires) sont laissés de côté… Une facilité qu’il est assez difficile d’ignorer aujourd’hui si l’on veut analyser le film d’un point de vue fondamental. Michel Leclerc ne partagerait-il pas en partie la naïveté de Bahia ?
Les gens qui doutent
Pourtant, s’il épouse et partage en partie la naïveté quasi-enfantine de Bahia et son ingénuité (même si celles-ci sont contrebalancées par le regard d’Arthur, personnage qui a du mal à sortir de lui-même, mais sait être percutant), le film de Michel Leclerc s’avère beaucoup plus subtil et douloureux dans le fond, dans ces histoires et ces non-dits qui s’entrechoquent… mais qui permettent aussi aux gens de dépasser leurs blessures s’ils parviennent à accepter à la fois leur part de vulnérabilité sans pour autant se mettre d’œillères sur le monde qui nous entoure. Car Michel Leclerc croit en l’humanité, mais n’est pas dupe (ni de la classe politique, ni de ses propres idéaux) et se sert de la tendresse envers ses personnages et de l’humour et l’autodérision comme de la meilleure arme qui soit pour avancer.
Son Nom des Gens prône le partage de valeurs communes, sans nier la complexité de l’histoire de France et du terreau multiculturel qui font à la fois sa richesse, mais aussi la difficulté du climat pour le moins explosif de ces 20 dernières années. Comme le chante Anne Sylvestre, il aime visiblement « les gens qui doutent », même quand ils feignent d’avoir raison. Après tout, pour convaincre en politique, il faut de la conviction. De cette conviction d’où peut émerger une vision commune. Et pour Michel Leclerc, il est clair que cette vision ne peut que se baser sur l’union et non la division qui renforce la violence et le chaos. Le Nom des Gens reconnaît le pouvoir à double tranchant des mots : les mots qui sauvent, qui redonnent de la dignité, mais aussi les mots qui peuvent blesser et engourdir, séparer. Il apparaît ainsi complémentaire au Brio, qui, en dépit de quelques maladresses, avertit en creux in fine sur le danger que constitue un mauvais usage du discours rhétorique, qui peut être utilisé pour manipuler les autres comme pour défendre ses convictions profondes.
This is the End of the World (As We Know It)?
Comme le faisait dire Godard à ses personnages dans Vivre sa vie (1962), les mots peuvent nous trahir et nous mettre à nu… mais nous les trahissons aussi trop souvent. Quitte à trahir nos propres idéaux ? Face à ce risque, quand on en a trop vu et entendu, l' »aveuglement » de Bahia ne constitue-t-il pas une solution somme toute recommandable ? Faire silence l’espace d’un instant pour vraiment nous comprendre, nous voir et aller au-delà des apparences et des différences au milieu du chaos ambiant, mettre fin à l’envoûtement auxquels nous sommes trop souvent soumis plutôt que de reprendre du popcorn ou une pilule (rouge ou bleue ?) pour regarder le monde s’écrouler autour de nous ?
La fin du film britannique Perfect Sense de David Mackenzie (2011) nous revient alors en tête. Dans ce film où le monde est brutalement frappé par un mystérieux virus qui prive les gens de leurs sens un à un, les personnages incarnés par Eva Green (une scientifique) et Ewan McGregor (un cuisinier), après avoir cédé à l’anesthésie émotionnelle puis à une rage incontrôlée, se retrouvent enfin au détour d’une rue déserte et s’avancent l’un vers l’autre pour se prendre dans les bras – une image que nous ne verrons jamais puisque le plan vire au noir pour nous signifier que le monde vient de perdre littéralement la vue. Dans le silence et l’obscurité qui suivent, la voix d’Eva Green résonne : « Tout est noir maintenant, mais ils sentent leur souffle et ils savent tout ce qu’ils ont besoin de savoir. Ils s’embrassent et ils sentent leurs larmes couler sur leurs joues. Et s’il restait qui que ce soit pour les voir, ils auraient l’air d’amoureux ordinaires en train de se caresser, leurs visages tout près l’un de l’autre, les yeux clos, oublieux du monde qui les entoure. Parce-que c’est ainsi que la vie continue ».
A la réplique finale de Morgan Freeman à la toute fin de Seven (« Ernest Hemingway a un jour écrit : « Le monde est un bel endroit qui mérite que l’on se batte pour lui. Je suis d’accord avec la dernière partie de la phrase. »), Michel Leclerc oppose en substance un « Les gens sont beaux et méritent que l’on croit en eux », comme une prière adressée aux politiciens d’arrêter de prendre les Français pour des cons et au peuple d’aller au-delà des différences et incompréhensions qui le déchirent. Qui n’aurait pas envie de le rejoindre ?
Edit mars 2023 : Je me suis concentrée sur l’analyse du film sans parler de sa genèse. Si vous souhaitez en apprendre plus sur l’écriture du film et ses inspirations autobiographiques de la part de ses auteurs, je vous recommande le making-of du film présent sur le DVD.