Le Summer of Love de 1968-1969, ainsi que les tumultueuses années 70, ont été l’objet d’innombrables livres sur la musique, décrivant et analysant l’ambiance de cette époque et son climat de liberté, de rébellion et de revendication politique. Les frasques des artistes ont quant à elles été dévoilées et reprises un peu partout, notamment dans le court et nostalgique Laurel Canyon d’Arnaud Devillard, déjà publié par les Éditions Le Mot et le Reste au printemps dernier, et qui nous proposait de découvrir des dizaines d’anecdotes, loufoques ou plus tragiques, à chaque coin de rue du mythique quartier résidentiel de Los Angeles.
Des mémoires rock uniques en leur genre
I’m with the Band : Confessions d’une groupie est différent : ces mémoires résolument sex, drugs & rock’n’roll ne cherchent pas à analyser ni à mettre en perspective (assez peu du moins) cette période d’ébullition créative sans égale pour le rock, ni même à raconter des anecdotes d’un point de vue distancié ; Pamela Des Barres a vécu ces années auprès de ces artistes légendaires, dont elle a été l’une des plus célèbres groupies, c’est donc à une véritable plongée dans cette période complètement folle qu’elle nous invite. Son point de vue particulier, celui d’une groupie donc, pourra embarrasser certaines personnes, puisque le principal titre de gloire de ces filles, dont certaines furent fortement médiatisées à l’époque, est d’avoir couché avec les plus grandes rock stars des années 60-70. Cependant, et même si I’m with the Band n’est pas exempt de tout reproche, ce témoignage singulier demeure assez unique, d’autant plus que si le sujet des groupies a été abordé dans de nombreux ouvrages et magazines, il est assez rare qu’on leur donne directement la parole.
Publié pour la première fois en 1987, I’m with the Band a été réédité aux Etats-Unis en 2005 avec un avant-propos signé par Dave Navarro des Red Hot Chili Peppers et une nouvelle postface de Pamela Des Barres, où celle-ci revient sur l’accueil du livre et ses expériences des dernières années, notamment sa rencontre avec Paul McCartney, qu’elle idolâtrait adolescente. Présentée — de manière assez exagérée il est vrai — comme une « pionnière du sexe », l’ex-jeune fille folle de rock, depuis reconvertie dans le journalisme musical, a vu les féministes américaines lui tomber dessus à la sortie de ces volumineuses mémoires de jeunesse. On lui a reproché d’avoir abandonné sa dignité, de s’être abaissée au rang d’objet sexuel pour rock stars toutes puissantes et blasées… Les attaques furent violentes et le dialogue pas toujours de mise.
Entre candeur et anecdotes surréalistes
A la lecture de ce long ouvrage, néanmoins, quelque chose surprend : Pamela Des Barres conserve toujours une certaine candeur, une ingénuité en décalage complet avec l’image que l’on pourrait se faire de ces admiratrices à l’image sulfureuse. La lecture du début du livre, où elle parle de son adolescence, sa passion pour Paul McCartney, puis ses débuts de groupie, en citant des extraits de ses journaux intimes, est cependant assez douloureuse tant Miss Pamela, comme la surnommera plus tard Robert Plant de Led Zeppellin, fait alors nunuche. Déclarations d’amour dégoulinantes pour des hommes qu’elle ne connaît que par leur musique, comportements de fan super gênants et autres réflexions très premier degré s’enchaînent pendant de trop longues pages et provoquent un certain embarras, bien que le jeune âge de Pamela l’excuse alors.
I’m with the Band devient cependant de plus en plus intéressant par la suite, à mesure que Pamela rencontre des artistes et mûrit au fil des années. Il y a bien sûr les nombreuses anecdotes, dont certaines assez surréalistes, comme ce passage où la jeune femme raconte qu’elle était hébergée chez un couple d’artistes complètement barré et défoncé… A tel point que leur jeune fils, laissé sans surveillance, fit une chute mortelle pendant une séance photo. Plutôt que de rester chez eux pour encaisser le choc, ils décidèrent de sortir en compagnie de Pamela pour prouver que la vie continuait, quitte à extérioriser leur désespoir dans la rue. Les nombreuses pages dédiées à ses relations avec Jimmy Page, Mick Jagger, Jim Morrison ou Keith Moon retiendront bien évidemment l’attention et valent le détour, notamment tout ce qui concerne le batteur des Who, excentrique et vulnérable à la fois.
Pas si rebelle que ça, Pamela ?
A la lecture du livre, on comprend ce qui a pu gêner certaines féministes à l’époque : ce n’est pas tellement le fait que Pamela ait eu de nombreux amants qui peut interpeller, mais davantage la manière dont elle parle de toutes ces personnalités, qu’elle place sur un piédestal tel que l’on a parfois l’impression qu’elle se met d’elle-même en position d’infériorité, bien que la seconde moitié du livre permette de nuancer nettement ce constat. Ainsi, adolescente puis jeune femme, Pamela, qui portait encore son nom de jeune fille, Miller, se met en tête de remercier corps et âme ses idoles pour le bonheur que leur musique lui apporte, quitte à dormir dans leur jardin en les attendant ou en les pistant à leur hôtel. Ayant jeté son dévolu sur Chris Hillman (légende de la country), elle se convainc qu’il est son grand amour, sans même l’avoir rencontré. Et, si elle finit par coucher avec lui, celui-ci n’en fait longtemps pas grand cas. Ils finiront cependant par devenir amis.
Quelques phrases de Simon Liberati dans son roman California Girls (sur les meurtres commis par le clan Manson en 1969) reviennent alors à l’esprit : il y exprimait le sentiment que les filles du clan cherchaient en Charles Manson la figure du Mari idéal, se mettant ainsi dans le rôle de l’épouse modèle avec une ferveur mystique. La société américaine des années 60 plaçait encore les femmes dans une certaine position, attendait d’elles qu’elles se conforment à un rôle traditionnel et ces filles du Summer of Love, ces flower children délurées, malgré leur volonté apparente de se rebeller contre l’autorité et le système, plaçaient malgré tout les hommes sur un piédestal, obéissant par là-même à ce modèle traditionnel. Si Pamela Miller jeta son dévolu sur des rocks stars et non un tueur (elle fut néanmoins troublée par Bobby Beausoleil, qui tua pour Manson, lorsqu’elle le croisa avant le drame), et qu’elle a toujours insisté sur le fait qu’elle a reçu une bonne éducation et ne serait jamais tombée sous l’emprise d’une personnalité telle que Manson, cette réflexion nous revient en tête à la lecture de nombreux passages de la première moitié de ses mémoires : en plaçant ces artistes sur un piédestal, n’hésitant pas à se suspendre dans certains cas à leur bon vouloir, elle n’était finalement pas aussi rebelle que ça, ni forcément « libérée », notion toute relative lorsqu’on parle de libération sexuelle si l’on considère qu’il ne suffit pas d’enchaîner les amants pour l’être.
Élevée dans une famille qu’elle définit comme étant plutôt conservatrice (ce qui n’est pas tout à fait vrai puisqu’elle insiste sur le fait que sa mère lui a toujours apporté son soutien, malgré le style de vie pas vraiment traditionnel de sa fille) et très croyante tout en ayant une vision de la religion sensiblement différente de celle inculquée à l’église (à l’égard de laquelle elle se montre très critique), Pamela Des Barres est une figure paradoxale typiquement américaine : libre et espiègle d’un côté, rarement prisonnière d’un seul homme malgré ses nombreuses désillusions, elle possède aussi ce côté simple de la girl next door américaine, qui a fait son catéchisme et nourrit régulièrement un sentiment de culpabilité chrétienne, qui galère mais se relève tout le temps. Cependant, la rabaisser au rang de simple objet sexuel pour rock stars à l’ego surdimensionné serait bien trop réducteur.
« Une pionnière du sexe » ?
Déjà, le terme groupie, qui désignait simplement, à la base, comme elle le rappelle, des filles aimant fréquenter des groupes, sans qu’il y ait forcément de connotation sexuelle, et qui ne tarda pas à évoluer pour définir les fans rejoignant leurs idoles en coulisses pour coucher avec elles, ne rend pas justice à Pamela Des Barres. En effet, il est clair dans ses mémoires qu’elle tissa des liens bien plus étroits avec un certain nombre d’artistes que ce qui nous vient en tête lorsqu’on pense au terme groupie. Elle entretint ainsi une histoire de plusieurs mois avec Jimmy Page, qui était, de l’avis des autres membres de Led Zeppelin, amoureux d’elle et ils restèrent amis durant de longues années, tandis que Robert Plant, le chanteur du groupe, parle toujours d’elle en termes positifs. Elle se refusa aussi maintes fois à Mick Jagger, après être allée le débusquer dans sa chambre d’hôtel ! Résultat : le leader des Rolling Stones fit tout pour la mettre dans son lit, et s’afficha même brièvement avec elle.
La manière dont Pamela Des Barres relate ces deux histoires, mais également d’autres, comme son amitié charnelle avec Keith Moon, montre clairement qu’il y avait du respect entre eux, et que la jeune femme, pleinement consentante, passait du bon temps. Si son amour pour Jimmy Page, tout juste 25 ans à l’époque, constamment en tournée et grisé par l’énorme notoriété du groupe, la fera souffrir, d’autant plus qu’elle s’est montrée à certains égards naïve quant à ses belles paroles (des Led Zep, c’était lui le plus terrible), leur histoire est cependant bien différente des rapports artiste-groupie décrits ô combien cyniquement par Roger Waters dans la chanson des Pink Floyd « Summer 68 » sur l’album Atom Heart Mother. Et pour cause : Pamela n’était pas une simple fan anonyme pour Page, ni même une fan, et elle était réellement proche du groupe et ses membres, comme elle le sera d’autres artistes, avec qui elle entretint pour certains une amitié au long cours. D’autres artistes (comme le cinéaste Woody Allen) lui firent aussi une cour assidue, plutôt que l’inverse.
Pas de quoi, donc, la victimiser. Ni la blâmer d’ailleurs : après tout, si les féministes américaines l’ont souvent couverte de reproches, Pamela Des Barres ne s’est jamais revendiquée comme étant féministe et a toujours affirmé que ses choix ne regardaient qu’elles. Ce qui n’a pas empêché de nombreuses personnes de l’ériger au rang de « pionnière du sexe ». Ce qui était tout à fait exagéré et assez inexact, comme nous l’avons vu. On ajoutera aussi que Pamela Des Barres est elle-même devenue assez vite une personnalité, puisqu’elle intégra en 1968 les GTO’s, un girls band fondé par le génial et excentrique Frank Zappa et composé de… groupies, qui aimaient jouer de l’ambiguïté sexuelle en suggérant qu’elles étaient bisexuelles. Fantasme masculin, certes, mais les filles écrivirent de nombreux textes et, à défaut d’être prises au sérieux ou d’avoir laissé une trace mémorable dans la musique (elles chantaient à tue-tête a capella, avec des voix affreusement fausses), elles s’amusèrent et leurs apparitions sur scène étaient bien accueillies. Pamela Des Barres attire l’attention des médias et pose en poupée mutine pour les magazines, marque les esprits. A tel point qu’elle inspira 30 ans plus tard le personnage de Penny Lane interprété par Kate Hudson dans le film Presque célèbre de Cameron Crowe. L’aventure GTO’s ne dura qu’un an et demi et la légèreté assumée de leurs morceaux fut malheureusement entachée par les destins tragiques de plusieurs d’entre elles, qui sombrèrent assez vite dans les drogues dures, comme le raconte Pamela Des Barres.
Un témoignage fascinant, malgré un certain manque de recul critique
Les lecteurs passionnés de rock et de cette période dorée des années 60-70 pourront en ce sens être un peu déçus de l’étonnant manque de perspective de ces mémoires quant à cette période d’effervescence unique. Pourtant, Pamela Des Barres s’était déjà reconvertie, au moment de l’écriture du livre, en journaliste rock. Et si on ne peut pas lui reprocher de ne pas aimer la musique de ces nombreux artistes dont elle a croisé la route, force est de constater que son enthousiasme prend le dessus sur la réflexion. Sa manière de décrire la manière dont elle voyait les choses à l’époque au sujet du mouvement hippie tend d’ailleurs à conforter certaines critiques sur cette période pas aussi idyllique que ce que l’on a bien voulu fantasmer. Oui, il y avait une volonté de contestation de la part des artistes et de nombreux jeunes, que ce soit à l’égard de la guerre du Vietnam ou de ce que l’on pourrait nommer « le système » de manière générale. Mais une partie de ces jeunes n’avait pas nécessairement de véritable vision politique : ils voulaient s’amuser, ou étaient à la recherche de quelque chose, sans vraiment savoir quoi. Le passage où Pamela raconte sa brève rencontre avec une communauté hippie est assez éloquent en ce sens, et montre aussi les limites de cet idéal, qui connut une fin brutale avec les meurtres perpétrés par le clan Manson, qui se faisait appeler « la Famille », durant l’été 1969 : c’était la fin de l’innocence.
I’m with the Band est donc un ouvrage atypique, parfois long, mais finalement fascinant sur cette période complexe que l’on a beaucoup idéalisée. Pamela Des Barres, en éternelle optimiste, s’attache certes à l’aspect positif des choses (même dans des situations parfois glauques), mais sait également faire preuve de lucidité. Son évolution nous la rend d’ailleurs fort attachante et son enthousiasme, sa curiosité, sa générosité, mêlés à un certain culot, nous permettent de comprendre la fascination qu’elle exerça sur de nombreuses personnes, artistes compris. Les innombrables anecdotes relatées permettent également de découvrir une autre facette de certains artistes et nous plongent dans les excès des 60’s et 70’s avec une intensité certaine. On passera alors sur le manque de perspective critique sur cette période… ou l’avant-propos racoleur et faussement provoc de Dave Navarro des Red Hot.
I’m with the Band : Confessions d’une groupie de Pamela Des Barres, Le Mot et le Reste, sortie le 15 septembre 2016, 448 pages. 26€.