[Critique] Jackie : Pablo Larraín signe un biopic atypique aux accents métaphysiques

Caractéristiques

  • Titre : Jackie
  • Réalisateur(s) : Pablo Larraín
  • Avec : Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig, Billy Crudup, John Hurt…
  • Distributeur : Bac Films
  • Genre : Biopic, Drame
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 100 mintes
  • Date de sortie : 1er Février 2017
  • Note du critique : 8/10

Réalisateur chilien exigeant s’étant fait une spécialité de traiter des thématiques politiques et religieuses propres à son pays (El Club nous avait remués fin 2015), Pablo Larraín se frotte ici à une icône américaine intouchable, Jacqueline Kennedy, devenue par la suite Onassis, et souvent appelée par les Américains par son seul diminutif, Jackie. Un projet de biopic sur lequel on ne l’attendait pas vraiment, autant par la présence au casting de Natalie Portman dans le rôle-titre, qui le place directement dans la catégorie « film à Oscars » que par le simple fait que le cinéaste était toujours resté centré sur l’Amérique du Sud jusque-là. Pourtant, son Jackie est tout sauf une oeuvre lisse, conventionnelle au ton édifiant comme Hollywood nous en a tant livré ces quinze dernières années, et c’est avec surprise et émotion que nous découvrons une oeuvre profondément atypique, qui avait tout du projet casse-gueule et aboutit à une sorte de miracle, un portrait de femme en forme de kaléidoscope, où l’aspect politique et historique n’est jamais perdu de vue.

Jouant sur plusieurs temporalités, Jackie se concentre sur les minutes, les heures et les jours ayant suivi l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963. Les événements sont intégralement vus en s’attachant au point de vue de Jacqueline Kennedy, à l’exception notable des séquences où on la voit répondre aux questions de Theodore H. White, journaliste pour le magazine américain Life venu l’interviewer dans la résidence des Kennedy à Hyannis Port ; pour ces scènes, le cinéaste adopte ainsi davantage le point de vue du reporter face à cette figure aussi énigmatique que fascinante. Pablo Larraín alterne entre la reconstitution de l’assassinat de JFK, qui se résume à quelques brèves images, comme des flashs s’imposant dans toute leur brutalité et leur horreur à la jeune veuve traumatisée, les moments suivant de près le drame, lorsqu’elle rejoint son beau-frère Bobby et l’équipe de la Maison Blanche dans son tailleur rose tâché de sang, et les jours suivants, jusqu’aux funérailles grandioses du défunt, avec, de-ci de-là, quelques brefs retours sur les débuts un peu maladroits de Première Dame d’une femme qui gagnera rapidement en assurance.

Le courage et les ambiguïtés d’une femme complexe

image natalie portman jackie de pablo larrain
© Bac Films

La partie de l’intrigue se concentrant sur l’entretien qu’elle accorde au journaliste incarné par Billy Crudup donne l’impression de se dérouler quelques mois plus tard, un peu comme une colonne vertébrale sur laquelle viendrait se greffer de nombreux flash-backs mais, en réalité, cette interview eut lieu seulement une semaine jour pour jour après l’assassinat de JFK, le 29 novembre 1963 et cinq jours après ses funérailles publiques. C’est peut-être là l’un des rares points que l’on pourrait reprocher à Larraín, puisque clarifier la temporalité de cette trame n’en aurait été que plus percutant, et aurait également permis de mieux comprendre certaines des réactions de l’ex-Première Dame, qui pourrait par moments passer pour antipathique si l’on ne sentait pas en elle le poids incroyable que sa position en première ligne de ce drame national lui imposait. Admirée de beaucoup, mais attaquée assez violemment pour avoir exposé ses enfants lors de l’arrivée du cercueil de son époux au Capitol, événement qui fut retransmis à la télévision, Jackie fait parfois montre d’agressivité, voire d’orgueil, mais reste toujours digne, et indiscutablement ébranlée par le traumatisme qu’elle vient de vivre.

Quoi qu’il en soit, la structure atypique du film joue en sa faveur puisque, en suivant une logique émotionnelle, elle nous plonge avec une rare acuité dans la psyché complexe d’une femme touchante et insaisissable à la fois. Jackie explore les différentes facettes de Jacqueline Kennedy de manière assez vertigineuse, nous montrant autant la figure publique cachant ses blessures derrière un masque de froideur et de cynisme percutant, que la femme de pouvoir s’activant en coulisses pour faire entrer son mari dans la légende, quitte à réécrire l’Histoire de manière fort subjective, que la veuve digne et la mère courage dont la souffrance et la détermination inspirèrent un respect immense au peuple américain. D’ailleurs — petit apparté — l’artiste américaine Tori Amos s’inspirera de cette image de veuve sublime et canonique en 1998 pour sa chanson « Jackie’s Strength » (sur l’album From the Choirgirl Hotel), qui se penche sur ce sentiment de perte d’innocence auquel l’Amérique fut confrontée après l’assassinat de JFK, faisant écho au propre désarroi de Jackie, mais aussi à celui de nombreuses jeunes femmes dont la vie prend un tournant inattendu alors qu’elles ont encore toute la vie devant elles. C’est dire si Jacqueline Kennedy-Onassis, disparue depuis plus de 22 ans, a rejoint l’imaginaire collectif américain. Par sa position, sa blessure intime, montrée à vif à la face du monde, devint celle de tout un peuple qui marcha à ses côtés, ne serait-ce qu’en pensée.

Le comportement de l’ancienne Première Dame, sa volonté de funérailles en forme de spectacle à la mise en scène grandiose, sont abordés avec lucidité dans le film de Larraín, jusqu’à ce que la jeune femme finisse par avouer qu’elle ne l’a pas tant fait pour son mari que pour elle-même, pour tenir le coup et sentir le peuple à ses côtés. Loin des raccourcis faciles et des violons à effet lacrymal, le cinéaste dépeint un être multidimensionnel, et aborde également de manière frontale le bilan de la présidence de John Fitzgerald Kennedy à travers une scène d’échange désenchantée et cinglante entre l’ex-Première Dame et Bobby (excellent Peter Sarsgaard), où le scandale de la Baie aux Cochons est mis sur le tapis. Les déclarations de Jackie au journaliste de Life, son idée d’associer sa courte présidence à une brève utopie en utilisant l’allégorie de Camelot, le royaume du légendaire et preux Roi Arthur, ont contribué à ériger un mythe que peu d’Américains seraient prêts à remettre en question, ce que Pablo Larraín met en valeur avec beaucoup de justesse, sans jamais s’ériger en juge de JFK ou de sa veuve.

Film à Oscars ou biopic anti-hollywoodien ?

image peter sarsgaard natalie portman jackie de pablo larrain
© Bac Films

Sa mise en scène inspirée, habitée par une certaine nervosité et portée par une image en 16mm de toute beauté magnifiée par le travail du chef op’ Stéphane Fontaine nous immerge rapidement dans ce récit protéiforme abordant avec la même pertinence les dimensions politique, publique et intime liées à Jackie Kennedy, venant à bout des réticences que l’on pouvait avoir à voir une star telle que Natalie Portman incarner une icône au visage aussi connu. C’était en effet là un risque majeur pour Jackie : que son actrice principale ne parvienne pas à s’effacer suffisamment derrière le rôle, son image de star oscarisée et d’égérie de mode se superposant toujours aux yeux des spectateurs. Si elle réussit fort bien à nous faire croire à des personnages fictifs, incarner une personnalité aussi emblématique de l’Amérique du 20e siècle était un sacré défi pour cette comédienne douée, mais souvent accusée de cabotinage depuis sa performance dans Black Swan, qui lui a valu son premier Oscar. Mais, au bout du compte, nos craintes sont de courte durée : au-delà des toutes premières minutes, où l’on reconnait certaines mimiques distinctives de l’actrice, elle se fond à merveille dans le rôle, faisant preuve de beaucoup de nuances, et d’une véritable poigne. Capable de passer de la vulnérabilité la plus totale à une poigne de fer en un clin d’oeil, ou encore de véhiculer une ambiguïté profonde, elle livre une interprétation véritablement subtile, et d’autant plus impressionnante qu’elle ne cabotine (presque) pas.

image john hurt natalie portman jackie de pablo larrain
© Bac Films

Enfin, Larraín, qui nous fait adhérer à son point de vue tout en maintenant un regard critique, étonne lors de la dernière partie du film, dont la dimension clairement métaphysique achève de faire de Jackie un biopic atypique en tous points. Ebranlée au plus profond d’elle-même, la jeune veuve se confie à un prêtre irlandais, incarné par le regretté John Hurt (Elephant Man, Contact, Harry Potter…), dont l’apparente nonchalance introduit un brin d’humour lors de leur rencontre, avant de faire place à une émotion véritable lorsque l’homme de foi la réconforte tout en faisant preuve de franchise et de lucidité. Le cinéaste touche alors à quelque chose de profondément intime, mais également profondément universel, achevant ce portrait, jamais pompeux le moins du monde, sur la dimension humaine de Jackie Kennedy, dans laquelle les Américains se sont reconnus. A la différence près que ce n’est plus, dans ces dernières images, l’icône immortelle transfigurée qui est mise en avant, mais la mère et la femme encore pleine d’avenir qu’elle était, par-delà sa manière de se mettre en scène et de se présenter au public.

Si son étiquette de « film à Oscars » pourra peut-être rebuter certains spectateurs, il est donc clair que Jackie de Pablo Larraín (qui aurait dû, au départ, être réalisé par Darren Aronofsky avec Rachel Weisz dans le rôle-titre) est une oeuvre à part, profonde et exigeante, qui se soucie peu des artifices des biopics hollywoodiens répondant souvent à une structure prévisible et une vision consensuelle. Cette première expérience américaine n’aura donc aucunement nuit à l’intransigeance artistique du cinéaste chilien qui, en plus de réaliser un long-métrage troublant et puissant sur une figure iconique et, en creux, le mandat de son mari, donne également l’un de ses plus beaux rôles à Natalie Portman, qui lui permet d’exprimer pleinement toute la subtilité dont elle est capable. Une belle réussite donc.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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