Caractéristiques
- Titre : La forme de l'eau
- Titre original : The Shape of Water
- Réalisateur(s) : Guillermo Del Toro
- Avec : Sally Hawkins, Michael Shannon, Richard Jenkins, Octavia Spencer, Michael Stuhlbarg, Doug Jones...
- Distributeur : 20th Century Fox France
- Genre : Fantastique, Drame, Romance
- Pays : Etats-Unis
- Durée : 2h03
- Date de sortie : 21 février 2018
- Note du critique : 9/10 par 1 critique
Une fable 60’s sur l’amour et l’altérité
Voilà un film qui était hautement attendu ! Le nouveau Guillermo Del Toro hommage personnel du cinéaste mexicain au film de Jack Arnold, La créature du lac noir (1954), a conquis public et critique dans les différents festivals dans lesquels il a été présenté en avant-première, et, en sortant de la projection, on comprend mieux pourquoi. Avec La forme de l’eau, l’artiste retrouve en effet toute la force et la fragile beauté des meilleurs contes à travers une histoire qui pourrait s’apparenter à un pendant 60’s adulte et plus optimiste au Labyrinthe de Pan (2006). Comme dans ce précédent chef d’oeuvre, le récit se déroule au cours d’une période historique tourmentée et possède une forme symbolique qui prend tout son sens lors de la bouleversante conclusion, bercée par la voix-off touchante et poétique de Richard Jenkins. Il y sera question d’amour, de la forme qu’il prend autant que de ce que l’on est capable de faire pour l’être aimé, mais aussi de notre définition de la monstruosité, qui renvoie immanquablement à l’Autre, l’étranger, celui qui intrigue, attire, autant qu’il fait peur.
Nous faisons donc connaissance avec Elisa Esposito (Sally Hawkins, excellente), une jeune femme de ménage sourde et muette communiquant par la langue des signes avec ses proches. Elle et sa collègue Zelda (Octavia Spencer, égale à elle-même) travaillent pour un gros complexe scientifique ultra-secret où des militaires ne tardent pas à ramener une étrange créature, sorte d’amphibien géant recouvert d’écailles sur lequel l’équipe mené par le tyrannique Richard Strickland (Michael Shannon) commence à mener tout un tas d’expériences qui s’apparentent purement et simplement à de la torture. Elisa surprend un jour les scientifiques en pleine discussion et pénètre dans la salle où se trouve la créature. Quelque chose passe entre eux au premier regard, et Elisa se prend d’affection pour cet être si différent dans lequel elle se reconnaît, elle qui est également dépourvue de parole. Lorsqu’elle apprend qu’on a ordonné à Strickland de le tuer, elle met tout en oeuvre pour le libérer. Une histoire d’amour hors normes voit alors le jour…
Une oeuvre politique faisant écho à notre époque
Il y a définitivement quelque chose de magique dans La forme de l’eau, oeuvre résolument colorée et fantaisiste qui nous fait retrouver la magie de tomber amoureux alors même que le contexte historique est dramatique. Quelque part entre Jean-Pierre Jeunet (qui a reproché à Del Toro d’avoir un peu trop copié Delicatessen) et Steven Spielberg, cette jolie fable réussit à être tour à tour drôle, légère, touchante, et finalement bouleversante tout en jouant avec brio sur plusieurs niveaux de lecture. Difficile, en effet, de ne pas rapprocher le contexte de la Guerre Froide décrit dans le film avec l’ère Trump en Amérique et sa chasse aux migrants. Au moment où l’actuel président américain souhaite ériger un mur à la frontière mexicaine pour bloquer le passage aux migrants, Guillermo Del Toro nous parle d’un amour qui, lui, ne saurait avoir de frontières. C’est tout le symbole de l’eau qui passe sous la porte de la salle de bains fermée à cause de la baignoire qui déborde : comme l’eau, l’amour s’insinue partout, il est impossible à contenir. Et, comme le titre le rappelle, il ne possède pas non plus de forme définie, il est “fluide”.
Surtout, cet étranger qui fait tellement peur nous ramène à notre propre altérité, comme à celle de l’être aimé, qui ne peut qu’être Autre, c’est-à-dire différent de nous, même si la fusion amoureuse (symbolisée par la très jolie séquence dans la salle de bains transformée en aquarium) tend à effacer ces différences, de sorte que nous ne faisons plus qu’un. Confronté à cet Autre qui nous ressemble tout en étant différent, il est normal d’avoir peur dans un premier temps. C’est en nous abandonnant finalement à nos sentiments que l’on se rend compte que l’on ne risque pas la noyade, mais qu’au contraire se crée un équilibre miraculeux, une alchimie, qui nous donne le sentiment d’être “complet”. Rejeter l’altérité (et donc les étrangers, que symbolise la créature ici), c’est donc se replier sur soi-même, refuser l’amour, mais surtout refuser de faire face à sa propre altérité, et donc s’auto-mutiler, comme le personnage incarné par Michael Shannon dans une scène viscérale.
Une réflexion sur la monstruosité
De manière tout à fait cohérente, à la fois avec le récit mais aussi avec la problématique de l’oeuvre de Del Toro, la monstruosité apparaît comme une thématique centrale de La forme de l’eau. Au départ, le thème semble être présenté de manière assez simple, au sens où la définition traditionnelle que nous en avons est clairement inversée : le vrai monstre, c’est cet infâme Strickland, sadique, misogyne et employé zélé d’un système injuste. Pourtant, alors que le récit progresse, il est fortement suggéré que la monstruosité ne peut qu’être humaine, et qu’elle découle justement de cette auto-mutilation de l’âme que l’on subit en refusant l’altérité en nous. Strickland apparaît alors non pas comme un simple méchant, mais aussi comme sa propre victime, tout autant que la victime d’un système façonnant des individus obéissants à l’extrême, et semble-t-il dépourvus d’esprit critique et de motivation propre.
Derrière une vision assez sombre du monde, La forme de l’eau est aussi une célébration de l’amour et l’amitié, qui apportent lumière et réconfort, même dans les situations les plus désespérées. Le monologue final de Richard Jenkins (qui incarne le colocataire d’Elisa) en voix-off insiste d’ailleurs sur le fait que l’amitié n’est que l’une des nombreuses formes de l’amour, qui est tout aussi fort que le sentiment amoureux. Concernant ce dernier, le film retranscrit à l’écran cette alchimie silencieuse et miraculeuse qui opère avec la simplicité des contes. Comme la créature a finalement valeur de symbole, comme nous l’avons vu, cela fonctionne parfaitement, un peu à la manière de La Belle et la Bête. La réalisation inspirée de Guillermo Del Toro, qui s’inspire de ses pairs mais est toujours très fort dès qu’il s’agit de choisir un cadrage, transcende le tout et accouche d’un chef d’oeuvre de fantaisie et d’émotion, qui nous prend à la gorge lors de la scène finale. Du très grand art.