Caractéristiques
- Titre : Pluie noire
- Titre original : Kuroi ame
- Réalisateur(s) : Shôhei Imamura
- Avec : Yoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura, Etsuko Ichihara, Keisuke Ichida...
- Distributeur : La Rabbia
- Genre : Drame historique
- Pays : Japon
- Durée : 2h03
- Date de sortie : 30 Octobre 1989
- Note du critique : 9/10 par 1 critique
Une chronique rurale sur le sort des irradiés dans l’après-Hiroshima
Quatorzième long-métrage de fiction du cinéaste japonais Shôhei Imamura, Pluie noire, ressort en salles cet été dans une sublime copie restaurée en 4K. Cette œuvre singulière évoque la vie des irradiés d’Hiroshima à travers une saisissante chronique de leur vie quotidienne. Rejetés par le reste de la population, traumatisés et souvent frappés par le cancer, ils portent en eux les stigmates de l’attaque nucléaire et redoutent de développer les symptômes de « l’éclair qui tue ».
Réalisé en 1989, le film est adapté du roman éponyme de Masuji Ibuse (1966) et de l’une de ses nouvelles, Lieutenant ma révérence, dans laquelle il a puisé pour le personnage de Yoichi, le sculpteur revenu traumatisé de la guerre. Si Imamura avait lu cette œuvre, devenue un classique de la littérature japonaise, à sa sortie, il lui aura fallu attendre plus de 20 ans avant de la porter à l’écran.
Il faut dire que les événements entourant la Seconde Guerre Mondiale, et plus particulièrement Hiroshima, sont longtemps restés tabous au pays du Soleil Levant. Dans les années 50, une petite poignée de films japonais traitent frontalement du sujet, mais il s’agit avant tout d’œuvres indépendantes. Le pays s’est relevé et veut aller de l’avant, quitte à fermer les yeux sur le passé. L’occupation par les États-Unis (de 1945 à 1952) est également passée par là, et l’administration américaine (ainsi que plusieurs dizaines de milliers de soldats) sont restés présents dans certaines îles jusqu’au début des années 70. Critiquer ouvertement l’ancien ennemi n’est donc pas particulièrement de bon aloi…
Un regard sans concession
Cependant, en traitant des conséquences de la catastrophe, Imamura fait bien plus que mettre en cause l’Amérique : il porte aussi un regard sans concession sur l’attitude des Japonais à l’encontre des irradiés, victimes de préjugés et souvent abandonnés à leur sort. Une partie non négligeable du récit tourne ainsi autour des fiançailles avortées de Kasuko, belle jeune femme élevée par son oncle et sa tante et touchée par la pluie noire (mélange de cendres et d’eau provoqué par le nuage atomique) alors qu’elle revenait d’une rencontre avec ses futurs beaux-parents. Par crainte de la maladie qu’elle pourrait développer, l’engagement avec son fiancé est rompu.
Elle se retrouvera alors confrontée à un double fardeau : celui des femmes japonaises célibataires et dépendantes de leur famille, et celui des irradiés, hantés par ce qu’ils ont vu, rejetés, et vivant dans la crainte d’une maladie mortelle. Le sublime gros plan sur l’héroïne, derrière les barreaux de sa fenêtre alors que sa grand-mère la supplie de ne pas se marier pour éviter d’être prisonnière, dit bien l’emprisonnement qui est le sien : avec ou sans mariage, il ne semble pas y avoir d’issue réelle à sa situation.
Tranches de vie en suspens
Comme de nombreux films japonais, Pluie noire brille par sa manière d’évoquer le quotidien, comme autant de tranches de vie, en apparence banales, mais qui révèlent en réalité beaucoup sur les personnages et le sujet traité. De ce point de vue-là, le film de Shôhei Imamura touche au sublime. Ce n’est sans doute pas un hasard puisque le cinéaste fait partie de ce que l’on appelle la Nouvelle Vague japonaise – mouvement inspiré de la mouvance française – et est fortement inspiré par le néo-réalisme italien.
Tourné en immersion dans un petit village – les acteurs avaient interdiction d’en sortir durant leurs jours de repos – Pluie noire entremêle passé et présent. Le film s’ouvre sur l’explosion atomique et ses corps calcinés avant d’avancer dans le temps par à coups successifs. Seuls quelques éléments au travers des dialogues permettent au spectateur de mesurer l’avancée du temps, de quelques mois jusqu’à cinq ans après les événements d’Hiroshima.
Imamura multiplie les points de vue, mais reste toujours à la hauteur de ses personnages, qui semblent vivre le passé comme un éternel présent. En dépit des différences d’âge et de tempérament, tous vivent le quotidien de manière pragmatique, au jour le jour. Cela est en partie dû à leur condition de « simples gens » de la campagne, mais aussi à la tragédie qui les a frappés : quand le seul rapport au futur est celui de la crainte de l’apparition d’une maladie mortelle, il devient difficile de se projeter.
Le récit est ainsi émaillé de l’annonce régulière de mauvaises nouvelles (le décès d’un proche, d’un voisin), qui parviennent à la famille de l’héroïne. Les personnages établissent de curieuses distinctions entre les irradiés, comme s’ils tentaient d’évaluer l’importance du risque à tomber malade en fonction de leur proximité avec l’explosion et du moment où ils ont été touchés (le jour même, le jour suivant). Une attitude qui ne leur sera en fin de compte d’aucune aide : des personnes en théorie moins exposées meurent malgré tout, et ceux qui sont encore relativement en bonne santé physique peinent à tenir psychologiquement.
La grâce au milieu du chaos
Au milieu de ce chaos tranquille de l’après Hiroshima, où la vie suit son cours et où tout semble en même temps figé, le personnage de Kasuko apporte au film une grâce solaire : elle trouve apaisement et réconfort auprès de Yoichi, qui est le seul avec lequel elle peut parler librement de « l’éclair » et de ce qu’elle ressent. Un amour aussi beau qu’étrange, qui pousse comme une fleur sur une terre aride. Elle ne semble par ailleurs jamais se lamenter sur son infortune et fait preuve d’une acceptation tranquille. A l’inverse de sa tante, qui se laisse gagner par le désespoir, son seul moment de débordement est une grande poussée euphorique suscitée par son émerveillement en observant le saut d’un poisson dans la rivière. Une pulsion de vie irrépressible jaillie d’une eau tranquille, même si elle la plonge dans un état limite. Sans doute son calme apparent masquait-il une peur souterraine plus profonde, mais cette agitation exprime avec une beauté déchirante son envie de vivre, quand bien même le futur apparaît plus qu’incertain.
Entre chronique rurale, récit sans concession de l’après-guerre, poésie et même quelques brins d’humour, Pluie noire est un véritable bijou du cinéma japonais. Filmé de main de maître et sublimé par le noir et blanc, le film de Shôhei Imamura s’imprime durablement en nous. Le cinéaste a décidé de couper au montage la conclusion en couleur qu’il avait tournée (et qui se déroulait plusieurs années plus tard) pour mieux laisser le sort de l’un de ses personnages en suspens. Et il est difficile d’imaginer une autre fin que cette séquence bouleversante où l’espoir, aussi mince soit-il, refuse de disparaître face au désespoir d’une mort qui paraît certaine. Ce plan final sur un ciel dont on ne saura jamais s’il laissera apparaître un arc-en-ciel reste longtemps en tête par sa beauté mélancolique. Une grande œuvre.
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