Premier film en apnée pour le réalisateur de Titanic
Sorti en 1989 trois ans après Aliens : le retour, Abyss est le premier film véritablement aquatique de James Cameron – il avait en réalité surtout servi de prête-nom pour Piranha II, son premier crédit de réalisateur de long-métrage et petite série B peu mémorable à 500 000 dollars. Surtout, il s’agit d’un tournage titanesque, bien avant que le cinéaste ne se lance dans la reconstitution romancée du naufrage du célèbre paquebot : 6 mois de tournage des comédiens au bord de la noyade, dont Ed Harris (le personnage principal du film avec Marie-Elizabeth Mastrantonio, quand même !) qui fout son poing dans la gueule de Cameron parce-que celui-ci a continué de filmer alors qu’il manquait d’oxygène… [voir plus d’anecdotes et d’infos sur la création du film dans la critique de Marc Toullec pour Mad Movies sur le fansite JamesCameron.fr]. Cameron, passionné de fonds marins, voulait filmer un maximum de séquences sous l’eau plutôt que de recourir aux effets spéciaux et voyait Abyss comme son chef d’œuvre. Et, si l’on en croit ses acteurs, dont certains (à commencer par son couple vedette) refuseront d’évoquer le film par la suite, il aurait volontiers joué au savant fou et au tyran en voulant poursuivre sa vision… A tel point que Cameron lui-même estimera qu’il s’agit du pire de ses tournages. Est-ce la raison pour laquelle ce film, par ailleurs aimé de nombreux cinéphiles, n’est toujours pas sorti en Blu-ray à l’heure où nous écrivons ces lignes ? [James Cameron a achevé la supervision de la remasterisation pour ce support fin 2021, ndlr]
Sorti le 9 août 1989 aux Etats-Unis et le 27 septembre de la même année en France, le film, au budget estimé de 47 millions de dollars d’alors (sans le budget publicitaire estimé à 10 millions), totalise 90 millions de recettes dans le monde. Un score timide par rapport à Aliens : le retour, qui avait engrangé 131 millions de dollars pour un budget de 18,5 millions. L’accueil critique est globalement positif, même si certains (comme Entertainment Weekly) regrettent que le film, qui commence en grandes pompes, connaisse une baisse de régime au-delà d’1h30 pour se terminer sur un « faible gémissement ». Beaucoup louent la dimension humaniste de l’œuvre (« la dimension humaine vaut largement la descente » – Desson Thompson, The Washington Post), les acteurs, la dimension onirique, et bien évidemment la prouesse technique. Cependant, un certain nombre considèrent que ce nouveau long-métrage ne possède pas la même force émotionnelle ou le même suspense que ses prédécesseurs, ce que James Cameron aura du mal à accepter, lui qui veut parler au plus grand nombre.
Une scène qui aurait dû être déplacée à la fin ?
Par la suite, James Cameron a régulièrement regretté en interview de ne pas avoir placé la scène du sacrifice et du sauvetage/résurrection de Lindsey « Lins » Brigman (Marie-Elizabeth Mastrantonio) – qui survient à 1h35 de métrage – à la fin du film afin d’en faire le point culminant. Ce regret a-t-il vraiment lieu d’être ou bien est-ce surtout là le regret d’un réalisateur et homme d’affaires qui regrette que l’un de ses projets-fétiches n’ait pas rencontré l’accueil public d’un Titanic ? Pour notre part, nous ne sommes pas d’accord avec M. Cameron, et pensons que narrativement, nous n’aurions pas du tout obtenu le même film. Nous vous expliquons pourquoi… [Attention spoilers de l’intégrale du film ! La scène ci-dessous peut également choquer les personnes sensibles.]
Un couple qui prend l’eau, des Marines et une intelligence extraterrestre se retrouvent dans un sous-marin…
Avant d’en arriver précisément au sujet qui nous intéresse, un petit résumé s’impose pour rafraîchir les mémoires. Un sous-marin disparaît des radars, balloté par une force inconnue. La Marine dépêche alors une troupe de plongeurs aux côtés de militaires fiers à bras sur une plateforme de forage. Parmi les civils, Virgil « Bud » Brigman et sa future-ex-femme, l’ingénieure à forte tête et océanologue Lindsey (« Lins »), cordialement surnommée « la reine des garces » par toute l’équipe de Bud et qui a toujours détesté qu’on l’appelle Mme Brigman. Aux tensions palpables au sein de l’ancien couple qui a visiblement du mal à couper le cordon en dépit des apparences s’ajoutent des conflits de plus en plus ouverts avec les Marines, qui ne pipent mot sur leur mission secrète. Lorsque l’un d’eux, Coffey, commence à montrer des signes de psychose dus à la pression après la découverte de l’équipage disparu décimé dans le sous-marin retrouvé et d’une énorme tête d’ogive que les militaires ramènent à bord, la situation a toutes les chances de devenir réellement explosive.
Mais le véritablement événement-clé, c’est l’apparition de superbes lumières clignotantes dans les abysses et la rencontre de Lins avec une intelligence extraterrestre composée d’eau et capable d’imiter le comportement et les émotions des humains, les intégrant à la manière d’une éponge. L’océanologue est émerveillée mais se heurte à l’incompréhension de Bud et son équipe, qui ne peuvent croire ce qu’ils n’ont pas vu de leurs yeux et qui tient selon eux du seul ressenti. Lorsque l’ensemble de l’équipage est témoin du miracle, Coffey cède à sa paranoïa et sombre dans une peur et une violence folles.
Après avoir provoqué sa propre fin avec l’ogive nucléaire, Bud et Lins, tous deux à bord du sous-marin qui prend l’eau à une vitesse folle, se trouvent face à un dilemme cornélien : il n’y a qu’un seul masque avec respirateur pour rejoindre la plateforme 70m plus loin et qu’il faut plusieurs minutes pour atteindre. L’un d’eux ne pourra survivre. Bud pousse sa femme à sauver sa propre vie et à le laisser, mais Lins refuse cette option et argumente que s’il la laisse se noyer et la ramène avec lui sur la plateforme, il aura des chances de la ranimer grâce à l’hypothermie dans laquelle son organisme aura sombré…
Le pendant plus sombre et musclé du « tu sautes, je saute » de Titanic
La séquence complète, qui dure un peu moins de 10 minutes, est marquante par sa violence et les émotions, le suspense qu’elle suscite, mais aussi et surtout parce-que ce couple, qui était alors en instance de divorce, se sauve mutuellement à tour de rôle. L’une en se sacrifiant (et en faisant confiance à son futur ex-époux pour qu’il la ramène à la vie), l’autre en la ressuscitant de manière on ne peut plus énergique et réaliste. En bref : c’est l’anti-scène romantique de Titanic, la face immergée du « tu sautes, je saute », où c’est ici la femme qui refuse que l’homme se sacrifie pour elle, tout en lui confiant littéralement sa vie… Ce qui aura directement des conséquences sur le dénouement du film, puisque c’est suite à cette scène que Bud décidera de descendre au plus profond des abysses pour effectuer une réparation qui leur donnera une chance à tous de remonter sains et saufs à la surface.
Surtout, au-delà de sa dimension scientifique humaniste qui le rapproche clairement du roman de Carl Sagan Contact et de son adaptation cinématographique par Robert Zemeckis, Abyss est aussi et surtout une histoire d’amour, où un couple séparé sera amené à surmonter les non-dits et les problèmes de communication et d’égo qui le mine à travers des circonstances extrêmes. Le fait que James Cameron ait produit le film avec sa femme de l’époque, Gale Anne Hurd (qui a directement inspiré le personnage de Lindsey), dont il s’est séparé pendant la pré-production avant d’en divorcer après le tournage, n’est sans doute pas pour rien dans cette thématique ni dans la force émotionnelle qui se dégage de l’histoire.
Là où Jack sombrait pour permettre à Rose de vivre et d’accomplir librement ses rêves, Bud et Lins se sacrifient mutuellement et, malgré la rancœur du début, s’acharnent finalement au-delà de ce qui pourrait sembler raisonnable pour leur permettre (et donc permettre à leur couple) de survivre. Cette scène de sacrifice/résurrection est hautement significative en ce sens, et la dimension métaphorique du reste du film n’en apparaîtra que d’autant plus claire.
Bud et Lindsey Brigman : les problèmes de communication au sein du couple
Les problèmes du couple n’occupent que peu de temps à l’écran à proprement parler, mais Cameron se sert à merveille de la caractérisation de ses personnages, des dialogues et des réactions des personnages secondaires envers Bud et Lins pour les rendre compréhensibles sans sombrer dans le bla bla inutile. Lorsque les militaires débarquent sur la plateforme et descendent de l’hélicoptère sur une musique militaire, on ne voit que les pieds des personnages… dont de nombreux uniformes kaki, jusqu’à ce qu’une jupe droite et une paire de talons aiguilles ne posent les pieds sur le tarmac.
Lindsey Brigman, surnommée « la reine des garces » par l’équipe de son mari, vient d’arriver. Femme de tête dans tous les sens du terme gérant également la technique face à des plongeurs sympathiques mais beaucoup plus bruts de décoffrage, elle garde la tête haute mais a tout à fait conscience de passer pour la chieuse de service, même si ses connaissances rendent sa présence indispensable. On comprend très vite aux réactions de Bud qu’il éprouve un véritable problème à l’idée de dépendre de sa future ex-femme, qui ne supportait pas l’idée de devoir sacrifier, ne serait-ce qu’un peu, sa carrière à leur couple. Et s’il apparaît que Lins tient encore à lui, il est évident qu’elle préfère garder son apparence de femme à poigne et que la moindre huile jetée sur le feu est capable de la faire sortir de ses gonds. Elle n’est pas du genre à se taire ni à rester les bras croisés, ni du genre à accepter de jouer les demoiselles en détresse. De même, si Bud jette son alliance dans la cuvette des toilettes après une dispute, il se précipite de suite pour la récupérer. Dès le début, les choses entre ces deux-là ne sont pas gagnées, mais l’indifférence est tout sauf de mise.
La première apparition des extraterrestres au sein du film incarne, très clairement, toutes ces choses sensibles mais impalpables que l’on ne peut que ressentir au fond de soi et qui sont si dures à communiquer, qui demandent d’écouter son intuition et de faire preuve de foi. Parce-que cette intelligence métamorphe se trouve dans les abysses, elle peut réveiller des peurs enfouies en soi, face auxquelles il ne faut pas se laisser engloutir. « Coffey voit la haine et la peur. Il faut regarder avec de meilleurs yeux », déclare Lins à Bud lorsque celui-ci met en doute sa lucidité. Le fait que l’intelligence extraterrestre agit par imitation mais se révèle sensible dit beaucoup de choses de l’empathie nécessaire pour nouer des relations humaines profondes et sereines et de la manière dont la peur peut couper court à beaucoup de choses. Cela est bien entendu représentatif des relations entre Bud et Lins.
Une Blanche-Neige/Belle au Bois Dormant volontaire…
Mais revenons à notre fameuse scène. Il n’est pas innocent que ce soit Lins, contre laquelle Bud a accumulé une certaine déception/rancœur, qui se noie ici. La vision de la jeune femme perdant connaissance dans l’eau face à un Bud désespéré n’est en ce sens pas sans rappeler, quelques 17 ans plus tard, la vision de Vesper Lynd, qui a trahi 007, noyée dans la cage d’ascenseur de Casino Royale. L’issue ici est bien entendu heureuse, mais la scène, au-delà de ses seules images déjà très fortes, possède aussi une certaine violence psychologique.
On ne peut aussi penser qu’aux contes (les contes des Grimm plus particulièrement, dans toute leur violence et leur noirceur) dans cette scène, sentiment qui se confirmera par la suite lors de la descente de Bud au fond des abysses. Lins sauve Bud en refusant de le laisser se sacrifier pour elle et, pour tenter de les sauver tous deux, elle joue les Blanche-Neige/Belle au Bois dormant volontaires. Ce n’est ainsi pas uniquement Lins qui est réanimée par Bud ici, mais tout simplement le couple, qui, l’un comme l’autre, refuse d’abandonner, au-delà de toute logique. Lindsay devra d’ailleurs prendre sur elle et faire appel à sa logique scientifique (l’explication de l’hypothermie et de chances de survie supérieure si Bud prend le respirateur car il nage mieux) pour convaincre son mari, qui ne veut rien entendre. C’est elle qui, en dépit de sa panique finale, garde la tête froide ici face à un Bud costaud mais vulnérable. Cette inversion des rôles traditionnels homme-femme se confirmera en partie par la suite.
La référence à Blanche-Neige est d’ailleurs explicite par les mots mêmes qu’emploie Lins pour décrire l’état dans lequel elle va sombrer : « je vais tomber en hypothermie, mon sang va se glacer, mon organisme ralentira mais ne s’arrêtera pas » et qui rappelle directement le « son sang se glacera » prononcé par la méchante reine devenue sorcière dans le chef d’œuvre de Disney. Mais la scène du réveil passera par une scène de réanimation musclée qui se termine par d’énormes gifles et même une insulte balancée avec l’énergie du désespoir (« Bats-toi espèce de salope, tu n’as jamais abandonné de ta vie, n’abandonne pas maintenant ! ») Là encore, la métaphore est claire : c’est un couple qui refuse de mourir et d’abandonner. Dure et à la limite du supportable pour un film « grand public » (Cameron laisse la survie de Lindsay en suspens pendant plusieurs minutes pendant lesquelles sa réanimation est filmée en gros plan), la scène marque également un tournant pour le dernier acte du film et sa conclusion, où le couple pourra enfin se retrouver sur la terre ferme.
… Et une Petite Sirène qui avait les traits d’Ed Harris
Au réveil de Lins (que Bud salue d’un « salut, la belle » là encore assez explicite sur la portée symbolique), le couple communique mieux et semble enfin apaisé. La jeune femme plaisante sur le fait que « les hommes ne pleurent pas » et que « la prochaine fois, c’est toi qui t’y colle »… et c’est précisément ce qu’il va se passer lorsque Bud se porte volontaire pour descendre au fond des abysses pour assurer leur survie. De nouveau, les contes ne sont pas loin puisqu’il descend avec le casque rempli d’un liquide qui lui permettra de respirer sous l’eau, mais l’empêchera de parler (il pourra communiquer par saisie de texte grâce à un bracelet). Nous sommes cette fois dans La petite sirène d’Andersen, où l’héroïne renonce volontairement à sa voix par amour et se sacrifie à la fin plutôt que de tuer l’homme qu’elle aime. Il n’est d’ailleurs pas anodin ici de noter que ce conte était sans doute l’un des plus autobiographiques d’Hans Christian Andersen, qui s’identifiait à son héroïne (lire à ce sujet la très belle BD de Nathalie Ferlut).
Fort heureusement moins tragique que le conte originel, Abyss donne ici l’occasion à Lins d’accompagner par la voix Bud dans sa descente puisqu’il peut l’entendre, à défaut de pouvoir lui répondre. Elle pourra alors lui dire tout ce que la petite sirène du conte n’a jamais entendu de la part de son prince, qui ne la voyait pas réellement pour ce qu’elle était et dont les sentiments n’étaient pas réciproques. C’est là que le film va boucler sa boucle métaphorique autour de la communication et de la résurrection du couple. « J’aurais aimé te le dire les yeux dans les yeux sans attendre que tu sois dans les abysses, avec 3000m d’eau glacée entre nous », commence-t-elle à lui dire. Quand Bud commence à perdre pied en raison de la pression, c’est Lins qui le maintient en lui parlant à cœur ouvert, ce qu’elle ne s’était pas autorisée jusque-là. Outre la demi-blague que ce « n’est pas facile d’être une super garce à sang-froid, ça prend des années d’entraînement », la réplique la plus significative, qui permet de comprendre la rencontre poétique de Bud avec l’extraterrestre à la toute fin, est celle-ci : « Je sais ce que tu dois ressentir, mais tu n’es pas le seul dans le noir. Je suis là. Je serai toujours là ».
Retour à la surface (et vers la lumière)
Cette métaphore explicite de tout ce qu’une rupture peut remuer de douloureux en soi et révéler de soi et qui est souvent incommunicable, que chacun doit traverser seul, en se laissant guider par l’aspect positif de l’histoire d’amour vécue pour refaire surface n’aurait pas eu la même force si le sacrifice/sauvetage de Lins avait eu lieu après et non auparavant. Quand Bud décide de ne pas remonter et de couper la communication, Lins doit aussi accepter de le perdre. C’est le sacrifice, le saut de la foi ultime, au sens où l’entendait Joseph Campbell lorsqu’il évoquait la descente aux Enfers de la déesse sumérienne Inanna dans le royaume de sa sœur Ereshkigal dans son essai Le héros aux mille et un visages (The Hero with a Thousand Faces). La déesse ôte un ornement à chaque porte passée et doit accepter sa vulnérabilité et sa mortalité en faisant fi de sa peur… ce qui lui permet d’être ressuscitée après avoir été tuée une fois qu’elle se retrouve complètement nue devant des juges. Ici, c’est ce saut de la foi, cet ultime acte de sacrifice (d’autant plus émouvant que Bud déclare par écrit son amour à Lins et l’appelle « ma femme ») qui permettra au final à Bud d’être sauvé – notons d’ailleurs que Lins étant la première à voir les extraterrestres et à y croire, elle est clairement liée à eux et à ce monde aquatique symboliquement très féminin – et au couple de se retrouver sur la terre ferme. Lins accepte même, avant le baiser final, qu’on l’appelle enfin Mme Brigman.
Pour toutes ces raisons, il est difficile d’envisager de déplacer la scène de noyade/résurrection sans modifier en profondeur la portée et le message du film – si ce n’est pour des raisons commerciales. Si le film s’était achevé par la résurrection de Lins, Abyss aurait peut-être été un film plus populaire et « romantique », mais bien plus classique et – selon nous – moins fort. En l’état actuel des choses, Cameron a permis à son œuvre d’être autre chose qu’une simple histoire de sacrifice et sauvetage et même plus qu’une simple histoire d’amour, la conclusion mettant également l’accent sur la portée humaniste de l’histoire et sur la passion pour la science et les fonds marins qui unit le couple. On gagne ainsi en sentiment d’émerveillement scientifique, sans jamais perdre de vue l’odyssée intime de ce couple, qui structure le récit d’un bout à l’autre. Pour nous, Abyss est un grand film souvent oublié, qui mérite d’être redécouvert et réévalué à sa juste valeur. Vivement la sortie de la version remasterisée !