Provocation et éloquence
Claude Lévi-Strauss : “Ce que je pense de ça, ce sont les ravages actuels et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime.”
(…)
Intervieweur : Vous écrivez ceci. Le mot graphique, le mot pour le mot, le mot véhiculant l’idée et non l’idée véhiculant le mot.
Serge Gainsbourg : Un quatrain qui troue le cul, du chantre, du brut, du ventre, du pute… Vous voyez que ce sont les mots qui véhiculent l’idée et non pas l’idée qui véhicule le mot.
(…)
Romain Gary : Maintenant, j’ai l’impression d’avoir fait vraiment quelque chose puisqu’on m’attaque. Et puis je dois dire que quand vous habitez l’étranger à 10 000 km de la France, c’est une telle joie de voir que dans la période historique que nous traversons, les temps difficiles que nous vivons, c’est une telle joie de voir qu’un livre, un roman peut soulever des polémiques profondes, des animosités, des haines, des rancunes, des menaces… C’est merveilleux ! Je crois que c’est le seul pays au monde et bien évidemment c’est le plus beau pays à cause de ça précisément.
(…)
Jacques Brel : La bêtise, c’est un type qui vit et qui dit “ça me suffit”. “Ca me suffit. Je vis, je vais bien, ça me suffit.” Il se botte pas le cul tous les matins en se disant “C’est pas assez. Tu ne sais pas assez de choses, tu ne vois pas assez de choses, tu ne fais pas assez de choses.” C’est de la paresse je crois, la bêtise. L’espèce de graisse autour du cœur qui crée une graisse autour du cerveau.
Sorti en 2017, Le Brio d‘Yvan Attal (sur un scénario co-signé par le réalisateur avec Victor Saint Macary, Yaël Langmann et Noé Debré) s’ouvre ainsi sur des images de grands artistes et auteurs évoquant une certaine liberté de penser et de s’exprimer typiques de la culture française, tout en précisant dès les premières secondes ses intentions et en se prémunissant ainsi (au moins en partie) d’éventuels reproches fondamentaux. L’histoire est celle de Neïla Salah, une jeune étudiante en 1ère année de droit à Paris Assas venant de banlieue près de Créteil et qui, suite à une altercation en amphithéâtre avec le professeur (provocateur ou raciste ?) Pierre Mazard, se retrouve coachée par celui-ci pour participer au Concours National d’Eloquence interuniversitaire. L’enjeu pour elle : prendre confiance en elle et se faire une place dans un milieu qui ne lui fera aucun cadeau. Pour lui : éviter de se faire éjecter en conseil de discipline suite à la provocation de trop.
A travers cette relation complexe, faite de défiance, de méfiance, puis finalement de complicité une fois que les deux protagonistes seront parvenus à voir au-delà de leurs différences, le long-métrage d’Attal évoquait alors le climat quelque peu sensible régnant en France et opposant (sur certains sujets médiatisés et clivants) une France de la “diversité” et une France qui en a marre que l’on considère qu’être fier de son pays et de sa culture revient à être un “sale facho”. Et quel plus beau terrain, pour parler de politiquement correct, d’esprit critique et de rapports de classes (y compris dans l’ambivalence fondamentale que ces sujets contiennent) que l’université de Paris Assas et la préparation du Concours National d’Eloquence qui permet chaque année à des étudiants de se distinguer ?
Le film interroge le poids des mots, le pouvoir de l’humour et de la provocation (rhétorique) lorsque celle-ci est utilisée à bon escient, sans avoir peur de mettre par moments mal à l’aise et de nous placer face à nos contradictions, en interrogeant certains “réflexes de pensée” très actuels. La rhétorique et les principes de Schopenhauer peuvent-ils être utilisés uniquement à des fins de manipulation pour convaincre et l’emporter sur l’autre indépendamment de la vérité (point de vue initialement défendu par Pierre Mazard) ou bien aussi pour défendre nos convictions profondes, même si cela peut passer par des biais détournés ?
L’université : forger ses armes pour trouver sa place
Sans être entièrement dépourvu de biais ou de défauts (comme c’était le cas également du Nom des Gens de Michel Leclerc, autre film de réconciliation au sein d’une France divisée), le long-métrage d’Attal a l’immense qualité de placer l’humain au cœur de son récit. Si l’on regarde le film d’un œil un peu distrait ou de manière partielle, on pourrait être tentés de le qualifier de “film bourgeois” au sens où le personnage du professeur incarné par Daniel Auteuil ne semble pas réellement remettre en cause le système dominant, mais plutôt le défendre et apprendre à ses étudiants à s’y fondre. L’œuvre et son discours sont en réalité bien plus complexes et subtils que ça, comme nous le verrons au cours de notre analyse. Et si la classe politique n’est jamais évoquée frontalement, en se plaçant du côté des étudiants, Yvan Attal auteur et réalisateur fonde aussi de vrais espoirs dans cette jeunesse et dit aussi en creux qu’il fait confiance en leur intelligence.
Pas de sonnette d’alarme sur l’extrême droite ni de discours moralisateur, mais une démonstration véritablement brillante sur la manière dont on peut forger ses armes (y compris en utilisant au besoin la tactique du camp adverse) pour prendre sa place au sein du monde et faire de grandes choses – ce qui est essentiel en droit, où l’on peut difficilement faire dans les seuls bons sentiments ou défendre uniquement des innocents. Le tout en livrant une réflexion sur l’importance des apparences et la manière de les dépasser.
Paris Assas : entre réalité et fiction
Nous suivons dès le début le point de vue de Neïla Salah, incarnée par Camelia Jordana (certaines scènes viendront par la suite se placer du point de vue du professeur). Lorsque le film commence véritablement après l’introduction à base d’images d’archives, nous la voyons un casque sur les oreilles dans le métro qui l’emmène de sa banlieue à Paris Assas, la prestigieuse fac de droit parisienne réputée pour former l’élite de demain et qui n’a d’ailleurs pas été épargnée par les polémiques au fil des ans : Assas Patriote et, un an après la sortie du film, un cours magistral où le maître de conférences Aram Mardirossian (qui ressemble très étrangement au personnage joué par Daniel Auteuil) a agité étudiants et médias après une démonstration rhétorique en matière de droit autour du mariage gay qui n’est pas passée inaperçue, où il a usé et abusé du sophisme de la pente glissante. Comme dans le film, des étudiants se sont saisi de leurs smartphones et ont diffusé des images (tronquées) du cours et du débat houleux qui s’en est suivi. Quand la vie dépasse la fiction…
Décortiquer cet événement serait sans doute long et fastidieux, même s’il comporte en lui-même une partie de la problématique du film (un exercice de pensée justifie-t-il certaines comparaisons imagées dont on peut considérer qu’elles peuvent porter atteinte à la dignité des personnes ?) et les principaux écueils qui le guettaient et qu’il n’évite pas totalement – Aram Mardirossian, dont la démonstration était certes plus élaborée que ce qui avait été retranscrit très partiellement dans les médias, n’en tenait pas moins un discours plus que discutable pour défendre le système juridique tel qu’il a été initialement conçu… sur un modèle (attention, gros mots !) dominant que l’on pourrait qualifier de “patriarcal” et à partir duquel se fonde sa démonstration, qui comportait également des avis personnels n’ayant rien à voir avec l’exercice du droit…
La scène de l’amphithéâtre : une démonstration de manipulation rhétorique
Revenons donc au film : Neïla, vêtue d’un hoodie Adidas et d’une queue de cheval lâche, arrive en retard au cours magistral de Pierre Mazard, qui la remarque et l’invective de manière à ce qu’elle se sente attaquée personnellement dans son identité d’étudiante banlieusarde et maghrébine hors de son bocal sans pour autant prononcer le moindre mot réellement incriminant dans une démonstration rhétorique assez passionnante… mais qui a pour effet de l’humilier publiquement devant ses camarades. Le professeur joue sur la polysémie des mots pour piéger l’étudiante, faisant exprès de réagir en jouant sur un sens autre que celui qu’elle a compris (et qui était tout aussi valide que le sien), de manière à lui donner l’impression de ne pas avoir compris ce qu’il lui disait, comme si ses propos implicites étaient évidents… alors qu’ils ne l’étaient pas et ce, de manière fort volontaire. Il la manipule donc clairement par le langage.
Pierre Mazard : Mademoiselle, mademoiselle, pardon, vous êtes… ?
Neïla : Euh… Je suis étudiante en première année.
Pierre Mazard : Pardon ?
Neïla : Je dis, je suis étudiante en première année.*
Pierre Mazard : Non, euh… Vous ne comprenez pas ce que je dis. Votre nom ?
Neïla : Ah pardon… Neïla Salah.
Pierre Mazard : Et votre prénom ? (sifflets et soupirs de l’auditorium)
Neïla : Neïla. Mon prénom, c’est Neïla et Salah c’est mon nom. Là, c’est plus clair, là ? (applaudissements)
Pierre Mazard : Ce n’est pas inintéressant cette agressivité comme réponse à l’incompréhension. A en juger par votre civilité mademoiselle et par votre sens de la ponctualité et de l’élégance, force est de constater que vous avez décidé en ce premier jour d’enseignement supérieur de rendre hommage à l’institution et aux professeurs qui vous reçoivent ici. On est en amphithéâtre et pas en sport-études. Vous êtes en retard. (…) Vous arrivez au cours et vous ne dites rien. Vous n’avez rien à me dire ?
Neïla (gênée mais peu convaincue) : Si, excusez-moi.
Pierre Mazard : C’est un ordre.
Neïla : Quoi ? (…) Je ne comprends pas.
Pierre Mazard : Je vois bien que vous ne comprenez pas. Alors en français, on dit : “Je vous prie de bien vouloir m’excuser”.
Neïla : Vous êtes sérieux ? (…) Je suis arrivée avec 5 minutes de retard, pourquoi vous vous acharnez sur moi ?
Pierre Mazard : Alors voilà le complexe de persécution qui pointe… Typique. (sifflets) Bon, reprenons…
Neïla : Typique ? Typique de quoi, exactement ?
Pierre Mazard : Un peu de polémique, on y vient. Eh bien, je ne sais pas mademoiselle. Je vous demande “typique de quoi, à votre avis ?”.
Etudiant : C’est du racisme, vous avez pas le droit !
Pierre Mazard : Non, non ! Calmez-vous, s’il vous plaît. Non, non, vous subodorez ! (des étudiants se mettent à filmer) Je disais typique des étudiants de première année. Si j’avais dit “typique de ces étudiants comment dire… issus de la diversité et qui viennent en cours pendant 3 mois avant d’abandonner leurs études parce que décidément, leurs professeurs sont trop méchants et les Français trop racistes (les sifflets redoublent), alors là ! Là oui, vous auriez pu m’accuser de racisme, mais il n’en est rien. Vos accusations diffamatoires, vous pouvez vous les garder ! (applaudissements d’une partie de l’auditoire)
Même si, en regardant Le Brio, on peut difficilement éviter de penser à la montée de la popularité d’Eric Zemmour, à son prime time sur CNews en 2020-2021 (même s’il conviendrait – ce n’est pas le but de cet article – de s’interroger sur les raisons profondes de cet engouement) et à ses attaques au sujet du prénom – ce qui nous renvoie là encore au traitement qui est fait sur ce point dans Le Nom des Gens ou à la chanson satirique des Goguettes – attardons nous réellement sur ce qui se joue là. Mazard dit “C’est typique”, sans poursuivre son raisonnement. Neïla réagit mal car elle comprend qu’il s’agit là d’une attaque larvée pour qu’elle se sente visée. Le professeur se sert de la rhétorique pour reprendre ce qu’elle a dit (« typique de quoi ? ») en lui renvoyant « typique de quoi à votre avis ? » pour qu’elle crie d’elle-même au racisme sans se mouiller de lui-même. Il s’agit là d’une attaque très perverse, car il peut tout à fait dire que c’est elle qui a projeté cette interprétation, qu’il lui a renvoyé volontairement pour la faire réagir.
Grâce à la prétérition utilisée à la fin du dialogue, il fait semblant de ne pas dire ce qu’il sous-entend. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe ensuite, lorsqu’il lance aux étudiants qui sortent les smartphones « vous subodorez ! » avant de dire « j’aurais pu dire… » en lançant l’invective attendue par les étudiants… Cela signifie-t-il qu’il le pense pour autant ? Pas forcément et, dans tous les cas, on peut difficilement l’attaquer, à moins de rentrer dans le même jeu rhétorique que lui pour retourner la situation… ce qu’il lui apprendra à faire par la suite. Il le sait et joue avec ça, y compris lorsqu’il reprend le cours et donne dans ses exemples autour des prénoms donnés en France matière à encore plus aviver la colère des étudiants. Dans ce contexte-là, il s’agit d’une provocation volontaire, qui ne dit rien en effet du personnage et de ses convictions personnelles, au-delà de son caractère et de son goût pour la provoc.
Il est en cela différent d’un ancien prof comme Gollnisch (RN et ancien prof à la fac de Lyon 3 qui avait remis en cause les morts dans les chambres à gaz durant la Seconde Guerre Mondiale et été condamné à ce propos avant que sa condamnation soit cassée). De ce point de vue-là, Le Brio est assez cohérent. C’est finalement une méthode pour exposer ses faiblesses et sensibilités personnelles à elle (et celles des étudiants) tout en ne laissant rien paraître de son côté. On retourne les faiblesses de la personne contre elle pour voir comment elle va réagir. Neïla tombe directement dans le panneau en se mettant sur la défensive et en répondant par l’agressivité. Une réaction humaine, mais qui la place clairement dans une position de faiblesse.
Par la suite, quand il commence à la coacher, Pierre Mazard lui explique clairement les rouages de la rhétorique et la manière dont ils peuvent être utilisés pour “avoir raison” au sein d’un débat ou d’une plaidoirie, indépendamment de la vérité ou de ce qu’on pense réellement.
Déterminisme social vs. méritocratie
Pour Pierre Mazard, la question n’est pas de savoir si Neïla, en tant qu’élève de banlieue, rencontrera plus de difficultés que ses camarades bourgeois ou portant un nom plus “passe-partout” que le sien – ses réactions de fil en aiguille laissent plutôt penser, en creux, qu’il en a tout à fait conscience. La question est de savoir si elle sera prête à faire face aux difficultés qui l’attendent, si elle saura tenir la route et se défendre en se plaçant sur un pied d’égalité, que ce soit face à ses camarades ou ses futurs “opposants”, indépendamment de son parcours et de son milieu culturel et social d’origine. Après tout, dans des études de droit de haut niveau, la compétition est reine et on ne peut pas se permettre de jouer aux Bisounours dans un monde qui n’épargne personne – et encore moins les personnes dans la position de Neïla.
Lorsque la jeune femme, vexée par les remarques sur son apparence et ne comprenant pas pourquoi quelqu’un comme lui souhaite réellement l’aider (il lui ment clairement à ce moment-là, même si son ressenti aura sincèrement changé à la fin), commence à se diriger vers la porte, décidée à abandonner, le professeur la convainc de rester par ces mots : « Ah c’est sûr. C’est plus confortable de ne rien tenter et de rester une victime pour le reste de sa vie. Un jour, vous vous apercevrez que votre échec était programmé, pas par moi ni par l’université, mais par vous. Cela vous sera d’un grand secours. » Pour achever de la convaincre, il précise sa pensée, qui est également, clairement, celle du film comme le montre clairement le discours final de Neïla au conseil de discipline de Pierre Mazard : « Si mademoiselle, acquérir les armes de votre indépendance ne vous intéresse pas, vous méritez chaque barrage, chaque écueil qui vous attendent, et je ne vous parle même pas des humiliations. »
Même si cela n’est jamais dit directement, on comprend bien pourquoi Neïla réagit comme ça : quand on vient d’un milieu populaire avec peu d’argent, on n’ose pas demander de l’aide, on souhaite s’en sortir seul et ne pas se sentir redevable, ce qui peut presque devenir une question d’honneur et une attitude que les enfants vont calquer sur les parents… ou alors que les enfants vont adopter en ayant peur de trahir leur milieu d’origine en allant au-delà de la condition des parents ou de leurs proches, comme c’est le cas de Neïla vis-à-vis de ses amis. De sorte que l’on peut avoir du mal à comprendre si l’aide proposée est sincère ou si on l’a véritablement “méritée”, là où quelqu’un issu d’un milieu bourgeois, habitué aux codes du milieu, va plus facilement accepter ce genre de choses, où chacun (école comme élève) a quelque chose à gagner, d’autant plus que cela ne remet absolument pas en cause le mérite de l’élève, qu’il soit issu d’un milieu populaire ou aisé.
D’ailleurs, même si les films d’Yvan Attal, comme Les choses humaines (toujours pas vu), sont régulièrement considérés comme bourgeois par certains critiques, on n’en remarquera pas moins un petit clin d’œil aux parents de la compagne d’Yvan Attal, Charlotte Gainsbourg, quand Neïla, au restaurant avec Pierre Mazard, lit sur la carte le nom d’un drôle de plat comportant l’expression “parents célèbres”. Charlotte Gainsbourg a en effet maintes fois répété en interview qu’elle a souvent eu du mal à se sentir “légitime” en raison de sa filiation – ce qui est aussi le sujet de sa chanson “I’m a Lie” sur son album Rest. Tandis qu’Yvan Attal, affirmait en promotion pour Le Brio que l’histoire du film était aussi un peu la sienne.
J’ai grandi dans une cité à Créteil à côte de la cité où on a tourné. Mes parents ne m’ont pas donné des livres à lire, ne m’ont pas amené à l’opéra et pour reprendre les dialogues du film, je n’ai pas eu la chance de faire du solfège et du char à voile à l’Ile de Ré. Pour des raisons mystérieuses j’ai eu envie d’être acteur, je me suis inscrit dans un cours de théâtre et là je suis tombé sur un professeur qui m’a fait découvrir Molière, Marivaux, Musset, Shakespeare et les autres. Et aujourd’hui, grâce à lui, je suis acteur et réalisateur.
Cependant Pierre Mazard, tout en défendant la méritocratie, ne remet pas en cause le fait que ce même système laisse sur le bord de la route de nombreuses personnes, celles qui n’ont pas été “armées” pour se défendre dans le monde très dur dans lequel nous vivons. Cette approche a certes ses bons côtés (pas de sentimentalisme gratuit ni de complaisance dans la victimisation), mais elle peut présenter aussi quelques facilités puisqu’elle semble défendre un certain statu quo social où il y a l’élite d’un côté et le commun des mortels de l’autre, qui dépend du coup de celle-ci pour pouvoir tirer son épingle du jeu.
Hypocrisie morale ?
Si le film refuse de trancher véritablement sur les propos du prof et de démêler complètement ses paradoxes, il a aussi le mérite de montrer l’hypocrisie de la pensée “bien-pensante” actuelle, qui met en avant des valeurs progressistes et humanistes sans les appliquer réellement, en faisant de simples principes de façade pour se donner bonne conscience, faisant fi de toute cohérence ou réelle conviction. Le personnage (très secondaire) du camarade de fac qui soutient Neïla après son altercation avec Mazard en le traitant de gros facho qui n’aurait pas été juste avec lui par le passé (il est plutôt suggéré que l’élève n’avait pas assez travaillé) avant de reprocher à la jeune femme, à la fin, d’avoir participé au concours et d’avoir servi au prof “d’amende honorable” (voire d’avoir eu des rapports plus poussés avec lui) sans savoir ce qu’elle a véritablement vécu, est assez représentatif de cela… Même si (et c’est un peu là la facilité du film, dans une certaine mesure), Le Brio préfère éluder l’issue du conseil de discipline et le “passif” du professeur.
Neïla sert-elle véritablement d’amende honorable à son professeur (qui l’avait quand même humiliée en public) en venant le défendre ? Cela suffira-t-il d’ailleurs à le sauver ? On ne le saura pas et le film semble dire que cela n’a pas d’importance puisque une compréhension et un respect mutuels sont nés entre eux. L’humain l’emporte au final sur la politique… Mais, d’un autre côté, sans la dimension humaine, il n’est point d’idéal ni de politique juste.
Accorder son discours à ses convictions profondes
Par sa manière de gratter là où ça fait mal tout en mélangeant impertinence et un certain sentimentalisme, Le Brio peut diviser de prime abord… Ce qui a été le cas de l’auteure de cet article qui s’est sentie touchée, interrogée, parfois un peu agacée, et s’est interrogée, au-delà des éventuels biais du réalisateur, sur les siens propres, à tel point qu’essayer de se positionner sur la dimension politique du film a au départ été difficile, car soulevant mes propres sentiments contradictoires. Mais finalement, j’en suis revenue à ce qui constitue le cœur du film : en tant que professeur, le positionnement personnel de Pierre Mazard importe peu car il n’est pas là pour dire aux élèves quoi penser, juste à leur donner les moyens pour exprimer leur pensée ou, tout du moins, leur parti pris, et se défendre au sein d’une cour.
Neïla, en retour, surprendra son professeur qui se protège derrière son cynisme blasé en utilisant in fine la rhétorique pour défendre ses convictions profondes et faire de ses émotions bouillonnantes une force – alors qu’elle a réussi à vaincre ses propres démons au sujet de la réussite après une vive discussion avec son petit-ami. Ce retournement apporte une nuance très importante au film et permet de préciser son discours : il faut être clair avec ses intentions pour faire passer un message de manière honnête. La rhétorique et les principes de Schopenhauer peuvent être utilisés, même si cela n’est jamais abordé frontalement, par des polémistes et politiciens peu scrupuleux qui vont chercher par ce biais à “envoûter” leur auditoire plutôt qu’en leur donnant les clés d’un véritable esprit critique et d’une véritable “liberté de pensée”. Ceux-là cherchent à convaincre que les émotions sont une faiblesse (y compris au-delà d’un tribunal) et proposent une rationalisation de la pensée mortifère hautement dangereuse. Même s’il n’aborde jamais le sujet des radicalisations de tous bords, le film porte également cela en creux dans son dernier acte.
Mais cela n’est en rien une fatalité. Les mots sont ce que nous en faisons. Nous pouvons tout aussi bien les utiliser comme une arme (dans un but positif ou négatif ou simplement pour atteindre certaines fins, au-delà de tout jugement de valeur), jouer sur leur ambivalence fondamentale, que les trahir ou bien les accorder à nos convictions profondes. Tout dépend des buts que l’on poursuit et c’est un choix qui appartient à chacun. La fin du film montre une Neïla Salah dont les convictions et les buts sont en accord avec ses propos et qui, dans le même temps, n’hésitera pas à se servir des armes que lui a apportée son expérience à Assas et au concours d’éloquence pour communiquer avec des clients peu loquaces, comme ce jeune braqueur débraillé qui s’est fait pincer de manière ridicule. Comme quoi, finalement, avoir un professeur “réac” peut aussi servir à intégrer le système pour mieux défendre une vision sociale plus juste et peut-être, ainsi, le faire évoluer.
En cela, le film est plutôt idéaliste : il ne prône pas l’anarchie à la Fight Club ni à la manière profondément désillusionnée d’Il était une fois la révolution de Sergio Leone ; il ne prône pas non plus la passivité des doux rêveurs dont la révolte aura principalement lieu en pensée plutôt que par des actes concrets, et semble croire qu’il est possible de faire changer les choses de l’intérieur et que cet éventuel changement passera par les générations futures si elles ont la conviction que “quelque chose de grand s’attachera un jour à [leur] nom”. Malgré la noirceur du monde dans lequel nous vivons, Le Brio croit véritablement, ou du moins fonde un espoir en une “meilleure jeunesse”. En cela, il s’agit d’un film aussi courageux que précieux.