[Critique] Stranger Eyes : Intimité sous surveillance

Caractéristiques

  • Titre : Stranger Eyes
  • Réalisateur(s) : Siew Hua Yeo
  • Avec : Chien-Ho Wu, Lee Kang-sheng, Vera Chen et Mila Troncoso
  • Distributeur : Epicentre Films
  • Genre : Thriller
  • Pays : Singapour, Taïwan, France
  • Durée : 124 minutes
  • Date de sortie : 25 juin 2025
  • Acheter ou réserver des places : Cliquez ici
  • Note du critique : 6/10

Sept ans après avoir marqué les esprits avec Les Étendues imaginaires, Léopard d’or à Locarno en 2018, le cinéaste Yeo Siew-hua revient avec Stranger Eyes, thriller psychologique singapouro-taïwanais présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise 2024. Entre disparition d’enfant, solitude urbaine et vertige numérique, ce nouveau long-métrage explore l’envers d’une société saturée d’images, où l’intime se dissout dans une surveillance généralisée.

Disparition en terrain surveillé

Tout commence par un fait tragiquement banal : la disparition d’une petite fille, Bo. Pour ses parents (Chien-Ho Wu et Anicca Panna), c’est le début d’une quête éprouvante, bouleversée lorsqu’ils reçoivent anonymement un DVD contenant une vidéo troublante. On y voit Junyang, le père, avec sa fille, filmés à leur insu. D’autres enregistrements suivent, dévoilant des moments intimes, captés par un mystérieux voyeur. Qui observe ? Pourquoi ? Dans ce jeu de cache-cache visuel, les regards se croisent et se fuient. Chacun semble épier les autres : voisins, proches, et même les policiers. Le réel se déforme à mesure que les images s’accumulent, et la recherche de l’enfant devient le révélateur d’un tissu de mensonges, de silences et d’hypocrisies.

Yeo Siew-hua construit un thriller où la tension naît de l’ordinaire : une vie de famille filmée comme un drame intime, où la disparition agit comme un catalyseur. Le couple se désagrège sous l’œil des caméras et du spectateur, et la solitude ronge chaque personnage. Le paradoxe est là : ils vivent ensemble, mais se regardent comme des étrangers. Visuellement, ce tiraillement entre intérieur et extérieur s’incarne dans les couleurs : les tons ternes des appartements contrastent avec les néons criards des supermarchés ou des clubs. Les travellings deviennent des regards mouvants, les cadrages de dos accentuent l’impression d’être suivis. Et lorsque les personnages fixent l’objectif, c’est comme pour défier leur propre image, ou notre regard.

image wu ho chien stranger eyes
Copyright Akanga Film Productions

Regards croisés et solitude connectée

Stranger Eyes s’ouvre sur des images tremblantes, captées en caméra amateur. On rembobine, on écoute les réactions d’un spectateur invisible. Ce procédé d’ouverture plonge d’emblée le spectateur dans un flou dérangeant : celui d’une société où le regard est partout, mais jamais neutre. La multiplication des écrans – téléphones, vidéosurveillance, streaming – crée un vertige visuel où l’intime devient spectacle. Peiying, la mère de Bo, incarne ce paradoxe : elle streame ses DJ sets depuis son salon, exposant sa vie privée à des inconnus. Yeo Siew-hua met en scène un monde saturé d’images, où chacun vit dans sa bulle connectée, mais profondément isolé. Les personnages ne se parlent plus : ils se guettent ou s’évitent.

À Singapour, chaque rue est équipée d’une caméra de surveillance, chaque fenêtre devient un écran. Les barres d’immeubles se font face comme des spectateurs silencieux ; les escaliers de secours, filmés de nuit, deviennent des passerelles pour les regards indiscrets. La réalisation, précise et rigoureuse, capte cette claustrophobie urbaine avec un soin maniaque : cadres fixes, contrastes entre l’intérieur surexposé et l’extérieur nocturne. Tout est scruté, tout est visible. Et pourtant, une petite fille s’est volatilisée, dans cette ville où les caméras ne dorment jamais.

image Lee Kang-sheng stranger eyes
Copyright Akanga Film Productions

Un thriller qui manque de rythme

Si Stranger Eyes s’inscrit dans le genre du thriller, il suit surtout une lente dérive psychologique, où chaque personnage devient suspect. Junyang adopte des comportements irrationnels, à la limite de l’illégalité, pris dans une spirale d’obsession et de culpabilité. La mise en scène, très sobre, privilégie les longues séquences en temps réel. Peu de musique, sinon quelques percussions étouffées pour accompagner la tension sourde. Ce parti pris réaliste ralentit cependant considérablement le rythme. Certaines scènes s’étirent, au point de casser toute dynamique narrative, en particulier celles où les personnages visionnent, dans leur intégralité, les vidéos anonymes reçues. Quant au jeu d’acteur, très contenu, il contribue à cette impression d’austérité : les visages restent impassibles, les dialogues rares et les silences pesants. Difficile, dans ces conditions, de s’attacher pleinement aux protagonistes ou de ressentir leur détresse.

Le film aborde pourtant des thématiques fortes : la déliquescence du couple, la culpabilité, le soupçon généralisé, la perte de repères moraux. On suit Junyang dans sa descente intérieure, jusqu’à espionner une mère et son enfant, imaginant à quel point il serait facile de commettre l’irréparable. L’idée de la surveillance généralisée est puissante, mais le film la martèle, la répète, au risque d’en émousser l’impact. L’expérience devient plus cérébrale que sensorielle, plus contemplative que captivante. Bien que réussi dans son dispositif, Stranger Eyes finit par s’enfermer dans sa propre mécanique.

Avec Stranger Eyes, Yeo Siew-hua signe une œuvre profondément ancrée dans notre époque de surexposition et de surveillance permanente. Si le dispositif visuel est maîtrisé, le film peine à susciter une réelle adhésion émotionnelle. Sa lenteur assumée et son manque de renouvellement thématique freinent l’implication du spectateur. Reste une proposition formelle convaincante, miroir déformant de nos vies connectées, mais qui finit par perdre de vue le cœur battant de son drame : l’humanité de ceux qu’elle filme.

Article écrit par

Lorsqu’elle n’enseigne pas l’italien, Lucie Lesourd aime discuter de sa passion pour le cinéma, le théâtre et les comédies musicales. Spécialisée en littérature young adult et grande amatrice de polars et thrillers, elle rejoint Culturellement Vôtre en février 2020 pour y partager ses avis lecture et sorties culturelles.

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