Caractéristiques

- Titre : Eddington
- Réalisateur(s) : Ari Aster
- Scénariste(s) : Ari Aster
- Avec : Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Amélie Hoeferle, Clifton Collins Jr., William Belleau, Austin Butler et Emma Stone.
- Distributeur : Metropolitan FilmExport
- Genre : Comédie, Thriller, Wester
- Pays : Etats-Unis
- Durée : 145 minutes
- Date de sortie : 16 juillet 2025
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- Note du critique : 8/10 par 1 critique
Quatrième long-métrage d’Ari Aster, Eddington marque un tournant dans la carrière du cinéaste, connu pour ses incursions remarquées dans l’horreur psychologique (Hérédité, Midsommar) et le cauchemar existentiel (Beau is Afraid). Conçu dès les débuts de sa carrière mais longtemps mis de côté, le projet ressurgit aujourd’hui sous une forme inattendue. Ari Aster ne se contente pas de changer de décor : il élargit sa palette formelle et poursuit, sous un angle inédit, son obsession centrale pour le traumatisme et sa transmission d’une génération à l’autre. À la croisée des genres et des fractures sociales, ce western moderne trouve dans les plaies ouvertes de l’Amérique contemporaine une matière brûlante.
Duel sous tension au cœur du Nouveau Far West
Mai 2020, en plein désert du Nouveau-Mexique. La petite ville fictive d’Eddington devient le théâtre d’un vif affrontement entre deux figures que tout oppose : le shérif Joe Cross (Joaquin Phoenix), conservateur, et Ted Garcia (Pedro Pascal), maire sortant aux idées progressistes, bien décidé à moderniser sa commune en y implantant un centre de données spécialisé en intelligence artificielle. Le Covid plane en toile de fond et cette fracture sanitaire illustre plus profondément la ligne de faille idéologique qui traverse la ville. À l’échelle de cette bourgade en apparence paisible, c’est une véritable guerre d’influence qui s’engage. Dans les bars et les allées de supermarché, les discussions s’enveniment et les camps se forment. Pouvoir, territoire, justice, identité : tous les grands thèmes du mythe américain s’incarnent dans ce huis clos à ciel ouvert, où le duel symbolique entre shérif et maire devient miroir d’un pays en quête d’âme.
Transposer un western dans l’Amérique des réseaux sociaux n’a rien d’évident. Et pourtant, Eddington réussit ce pari audacieux en s’appropriant avec finesse les codes du genre : musique aux accents morriconiens, chapeaux de cow-boys, silences tendus, plans d’ensemble sur des paysages écrasés de soleil… Jusqu’à ce moment de bravoure improbable où un échange passif-agressif entre les deux hommes se déroule au son du « Fireworks » de Katy Perry. Un sommet de tension burlesque, qui incarne à lui seul la tonalité singulière du film. La mise en scène d’Ari Aster, fluide et moins démonstrative que dans Beau is afraid, s’appuie sur une photographie somptueuse signée Darius Khondji. Le film a été tourné en décors naturels, et tire parti des immensités désertiques du Sud-Ouest américain. Chaque plan est composé avec soin, opposant la majesté silencieuse des plateaux arides à la brutalité visuelle des infrastructures modernes.

Chaos viral et manipulation numérique
Comme le résume Ari Aster : « Eddington est un western dans lequel les téléphones tiennent lieu d’armes. » Dès les premières scènes, le réalisateur installe un monde saturé d’images et de bruit : écrans omniprésents, clips de propagande, flux ininterrompu de fake news et de meetings Zoom. Le spectateur est immédiatement pris dans un tourbillon informationnel où la vérité peine à trouver sa place. À travers cette cacophonie numérique, le film capte, tantôt avec humour, tantôt avec une justesse glaçante, l’impact des réseaux sociaux et de la désinformation sur les comportements. Eddington devient alors un microcosme de l’Amérique divisée, où chaque citoyen est à la fois spectateur, acteur, et parfois victime de la guerre culturelle en ligne.
Mais à force de vouloir tout dire, le film peine parfois à maintenir le cap. Les thématiques abondent – manipulation, complotisme, justice – et finissent par se superposer dans un récit parfois confus. La montée en tension est indéniable, portée par une musique anxiogène et un découpage de plus en plus haché, mais le fil directeur reste flou, comme si la colère bouillonnante du film ne trouvait jamais réellement son point d’impact. Certains personnages secondaires, pourtant fascinants, sont à peine esquissés. C’est le cas de Louise (Emma Stone), épouse du shérif, recluse fragile basculant dans les théories du complot. Sa dérive mystique autour du gourou Vernon Jefferson Peak (Austin Butler) évoque les sectes des précédents films d’Aster, mais manque ici de développement pour véritablement marquer. Eddington aurait peut-être gagné à resserrer son propos pour donner à ces figures secondaires l’espace qu’elles méritaient. Dommage : elles cristallisent pourtant, à elles seules, toute la violence sourde d’une société en perte de repères.

Radiographie virtuose d’un pays en crise
Ari Aster dresse un portrait désenchanté de l’Amérique contemporaine et insuffle à son film une forme d’ironie grinçante : slogans absurdes, campagnes politiques ridicules, théories du complot débridées… tout semble concourir à faire d’Eddington une ville en pleine déliquescence, à l’image d’une société au bord de l’implosion. Sur fond de pandémie, de violences policières et de tensions raciales, la ville devient le laboratoire des crispations identitaires. Aster y explore les réappropriations culturelles, les amalgames politiques, la méfiance généralisée, dans une succession de dialogues acérés et de scènes collectives souvent surréalistes. Entre comédie politique et cauchemar civique, Eddington parvient à faire rire du chaos, tout en pointant du doigt l’absurdité des revendications civiques et des mesures sanitaires adoptées dans l’urgence. Un miroir noir et cruellement lucide de cinq années de fracture américaine.

Comme dans ses précédents longs-métrages, le réalisateur orchestre cette fresque satirique avec une maestria formelle impressionnante. La mise en scène évolue au fil du récit, glissant subtilement du western moderne vers le thriller paranoïaque flirtant avec l’enquête policière. La montée en tension de la dernière partie est accompagnée de mouvements de caméra plus vifs et angoissants, jusqu’à une accélération finale d’une virtuosité saisissante. Dans ce climat de chaos organisé, Joaquin Phoenix se distingue par un jeu d’une grande justesse, parvenant à rendre attachant et vulnérable ce shérif conservateur en apparence détestable. À ses côtés, Pedro Pascal incarne un maire au charisme décontracté, à la complaisance teintée d’hypocrisie. À eux deux, ils forment le cœur battant de ce grand film génialement décousu, où la frontière entre comédie et tragédie ne cesse d’être franchie.
Avec Eddington, Ari Aster confirme son audace et sa maitrise, et ausculte brillamment les fractures de l’Amérique contemporaine. En hybridant les codes du western, la satire politique et le thriller paranoïaque, le réalisateur livre une œuvre dense, déroutante, parfois inégale mais toujours passionnante. Porté par un duo d’acteurs inspiré et une mise en scène virtuose, ce film foisonnant capte avec une acuité rare le chaos numérique, identitaire et idéologique qui secoue l’Occident post-Covid.