Cet article est la seconde et dernière partie de l’analyse des Chambres rouges commencée ici. Cette analyse spoile complètement le déroulement du film et sa fin.
A la fin de la séquence où elle montre la vidéo du second meurtre à Clémentine, lorsque l’image vire au rouge (avec une lumière très lynchienne), le regard de Kelly-Ann, qui ne cille à aucun moment, absorbe et enregistre tout et s’intensifie encore plus, devient presque effrayant. Fire walk with her… Comme, dans le prequel, tant décrié à l’époque, de Twin Peaks, Kelly-Ann serait-elle « possédée » par la violence de l’acte dont elle est la spectatrice ? Lorsqu’elle tourne les yeux vers Clémentine en pleurs, ces derniers n’expriment plus l’empathie qu’elle ressentait auparavant, mais quelque chose d’assez provocateur, voire vicieux. Comme si elle lui disait : « Alors, tu es contente ? Tu as vu ? C’est ce que tu voulais après tout ! » Maintenant que son amie a vu, deviendra-t-elle comme elle ? Lorsqu’elle reporte son attention sur l’écran, elle semble comme hypnotisée…
Clémentine, qui décide de partir peu de temps après, ne comprendra d’ailleurs pas l’attitude de Kelly-Ann, qui elle savait déjà, ni ses motivations pour continuer à assister au procès. Sa question : « Pourquoi t’es là, toi ? », faisant écho à celle que nous nous posons, ne recevra aucune réponse de la part de l’intéressée qui, une fois la jeune fille partie, vacillera de plus en plus dangereusement. Cependant, le film, à la fois par ses références, le jeu de Juliette Gariépy et ses partis pris de mise en scène et esthétiques, suggère certains éléments de réponse – ou, du moins, certaines pistes – en y regardant de plus près, même si ni les motivations du personnage ni son passé ne seront explicités.
Sombre miroir
Au départ de Clémentine, l’obsession de Kelly-Ann pour l’affaire (plus que pour l’accusé en lui-même, d’ailleurs), puis sa déviance, deviennent progressivement apparents. Son approche factuelle et pragmatique se fissure, de même que son self-control. La caméra filmant le personnage de biais en contre-plongée dans la séquence de procès suivante l’annonce très clairement. Clémentine représentait un point d’ancrage pour Kelly-Ann, la ramenant du côté de la vie et des émotions. Une fois celle-ci partie, elle se retrouve seule face à la violence des faits, de l’univers du darknet et à ses propres démons qui refont surface et elle se laisse complètement happer, posséder par cette histoire. Son teint se fait de plus en plus blafard, sa mine hagarde.
Le parallèle avec son pseudo en ligne, La Dame de Shalott, est de plus en plus évident, pour qui connaît la référence. En effet, dans le poème de Tennyson, la Dame de Shalott est cette jeune femme condamnée à voir le monde extérieur (et donc à appréhender la réalité) à travers un miroir. Elle aimerait faire partie des gens vivant une vie normale mais semble condamnée à rester prisonnière, à l’écart. Lorsqu’elle aperçoit le reflet de Lancelot, elle l’épie directement et non plus au travers du miroir, déclenchant une malédiction. De plus en plus happée par son obsession, elle embarque dans un bateau en pleine tempête pour le rejoindre, chantant une complainte. Son corps gelé sera retrouvé dans sa barque par les dames et chevaliers de Camelot qui lui rendront hommage.
De la fascination à l’hypnose : une femme vampirisée ?
Bien sûr, si l’accusé, Chevalier (encore la dimension médiévale) est tout sauf un Lancelot ni une figure glorieuse dans les faits et que rien dans l’attitude de Kelly-Ann ne montre une attirance physique ou « sentimentale » pour le tueur en série, il est clair que, dans cette affaire, quelque chose a capturé son intérêt et lui a donné envie de comprendre de quoi il retournait, même s’il n’est pas clair si elle a conscience des raisons qui l’animent.
Soit elle en a conscience et son attitude montre après tout, à plus d’une reprise, qu’elle se comporte comme si elle était en « mission » – ce qui pourrait laisser à penser qu’elle avait prévu dès le départ d’obtenir la preuve irréfutable de la culpabilité de l’accusé afin de le faire condamner. Le fait qu’elle ait choisi une photo inspirée de la Dame de Shalott pour son fond d’écran et ce pseudonyme précis pourrait également laisser penser qu’elle a une certaine conscience d’elle-même. Soit elle ne fait pas ou pas tout à fait le lien entre cette obsession et ce qui en est à l’origine et la nourrit, ce qui contribue à son instabilité psychologique grandissante et au fait qu’elle semble de plus en plus vidée de son énergie. Dans tous les cas, plus elle essaie de comprendre et d’appréhender les faits de manière rationnelle et raisonnée, avec distance, mais de plus en plus détaillée, plus cette affaire la hante, l’hypnotise et prend possession d’elle. Chevalier n’apparaît pas comme un preux héros, mais comme la Mort qui la met face à des éléments de sa psyché qu’elle avait tout fait pour tenir à distance.
La toute-puissance derrière l’écran ?
Quand la question du darknet et de l’anonymat (et de l’impunité des cybercriminels) est abordée durant le procès, en mettant en avant le fait qu’il y a toujours une chance pour la police de repérer les personnes à l’abri derrière le logiciel Thor (une sorte de VPN et de navigateur pour se connecter au darknet), et donc un risque pour les criminels, a-t-elle peur d’être repérée par la police pour avoir accédé aux red rooms en question comme son air inquiet semble le révéler ?
Le film joue avec cette ambivalence, avec cette question, nous interrogeant encore davantage sur les motivations du personnage et sa responsabilité, elle qui n’est pas auteure de crimes, mais a été spectatrice de ces vidéos criminelles en dehors de la salle du tribunal. Un point essentiel à aborder vu le sujet, d’autant plus que, indépendamment de ses motivations réelles, Kelly-Ann se réfugie clairement derrière l’opacité de l’anonymat en ligne qui lui semble rassurante, mais lui permet aussi de se sentir toute-puissante.
Kelly-Ann, ghost ou fantôme ?
Sorte de Lisbeth Salander (Millenium) la dimension vengeresse en moins (du moins en apparence) et moins lisible moralement que cet autre personnage de fiction, Kelly-Ann accède, dans Les chambres rouges, à des lieux invisibles ou très difficiles d’accès au commun des mortels grâce à ses talents informatiques. Personne ne la voit et ceux qui la rencontrent ne savent pas véritablement qui elle est ni d’où elle vient. Comme nous l’avons dit plus haut, l’intrigue ne nous révélera jamais son histoire ni son passé, comme si elle n’était qu’une page blanche, à l’image de son visage pendant une partie assez conséquente du métrage.
En un sens, elle est un fantôme, à la fois au sens classique du terme, apparition diaphane et spectrale qui disparaît à la fin on ne sait où comme elle était apparue, mais aussi au sens informatique du terme, le ghost étant un virus de type ransom-ware qui s’introduit sur des réseaux protégés sans être repéré afin de voler des données confidentielles. A la différence près, bien sûr, que le but des pirates informatiques est de retenir ces données en otage afin d’exercer un chantage sur les victimes afin qu’elles paient pour les récupérer et souvent éviter qu’elles ne soient divulguées.
Ce n’est pas le cas ici : pendant la majeure partie du film, ce que Kelly-Ann trouve, elle le garde pour elle, sauf lorsqu’elle montre la vidéo à Clémentine à sa demande, puis à la fin, lorsqu’elle dépose la vidéo du dernier meurtre sur la table de chevet de la mère de la victime, lui apportant ainsi elle-même la clé (USB) de sa délivrance que la police avait été incapable de lui apporter…
Ce qui, au-delà de la question de l’empathie, démontre un véritable sentiment de toute-puissance, non seulement par la manière dont elle accomplit cet acte (en prenant l’apparence de la jeune fille morte), mais aussi parce qu’il aurait pourtant été simple qu’elle fasse parvenir cette preuve à la police – même si elle aurait alors peut-être eu davantage de chances d’être démasquée.
D’ailleurs, n’y a-t-il pas une forme de perversité dans le fait de déposer cette horrible preuve (la vidéo du précédent meurtre avait après tout provoqué le malaise d’une personne présente lors du procès, probablement un proche de la victime) au chevet de cette mère éplorée, quand bien même elle avait demandé à ce que de potentiels témoins contactent la police pour apporter des éléments ?
Disparaître pour mieux ressusciter
Cette fin inattendue, qui, en un sens, permet de faire en sorte que ce soit, symboliquement et de manière assez poétique, le « fantôme » de la morte qui vienne remettre à sa mère la preuve permettant de mettre définitivement son assassin sous les verrous (tout en permettant à Kelly-Ann d’assouvir ses fantasmes morbides) est préparée par la scène-pivot de la révélation face au tueur en plein milieu du procès.
Cette scène a lieu au bout de 90 minutes de film, juste après que Kelly-Ann, virée d’un shooting mode par son principal client après avoir été filmée sortant de la salle d’audition, termine la phrase de son agent qui lui dit qu’il vaudrait mieux qu’elle « disparaisse ». Cela se manifeste, dans le premier plan de la séquence suivante, par le fait qu’elle fait place nette en prenant l’apparence de la troisième jeune fille blonde assassinée dont elle finira par récupérer la vidéo du meurtre. Kelly-Ann « disparaît » ainsi pour que Camille puisse ressusciter. Un retournement qui évoque évidemment Vertigo de Hitchcock et là encore Twin Peaks – David Lynch étant un grand fan de ce film, qu’il cite maintes fois dans la série, que ce soit lorsque Donna adopte des attitudes de son amie Laura Palmer (et ses lunettes de soleil) ou lorsque Madeleine, le sosie brun de Laura qui n’est autre que sa cousine, apparaît face à son oncle Leland (l’assassin) au milieu de la saison 2, provoquant chez lui un choc : sur le coup, il croit voir sa défunte fille.
Lorsqu’elle passe le contrôle de sécurité, son air figé au regard écarquillé, presque illuminé, est effrayant. Mais, une fois assise, son regard déterminé transperce le tueur face à elle dans sa cage de verre, comme pour le mettre au défi – ce qui permet de voir après-coup ce qui va suivre d’une autre manière. Calmement et méthodiquement, elle met alors des lentilles de contact bleues et retire son manteau pour dévoiler son costume d’écolière – le même que celui de la victime. Un cosplay macabre qu’elle complète en dernier lieu, le regard de plus en plus fiévreux, par l’ajout de prothèses dentaires (celles de la victime, ensanglantées, avaient été retrouvées enterrées). Les images au ralenti où elle est emmenée hors de la salle d’audience par la police tandis que, en proie à une sorte de transe, elle dévisage avec un éclat de folie particulièrement effrayant et une jouissance non feinte le tueur, tiennent de l’horreur pure.
Une justicière portée par un délire mégalomaniaque ?
Mais de quelle nature est cette jouissance ? Si elle a, à ce moment-là, véritablement vrillé et ne se contrôle plus dès lors que la sécurité intervient et que Chevalier la voit et qu’il y a là une véritable ambivalence sur le plan sexuel, celle-ci semble à posteriori au moins accrue par le fait qu’elle se présentait ainsi face à ce monstre humain comme l’apparition spectrale de la jeune fille qu’il a tuée avant qu’elle ne réussisse à obtenir la preuve de sa culpabilité.
Elle apparaît ainsi face à lui, à la fois comme un avertissement prophétique fort shakespearien, mais aussi une démonstration mégalomaniaque de sa toute-puissance. Grâce à elle, la morte, revenue d’outre-tombe, ferait condamner son propre assassin. Et, à travers la victime et son histoire, Kelly-Ann se projette, s’octroyant ainsi le pouvoir de vivre les souffrances et la mort atroces de la victime et de ressusciter avant de venir déposer la preuve permettant de mettre l’assassin pour de bon derrière les verrous près du lit de la mère, qui ne l’entend même pas se faufiler à l’intérieur de la demeure.
Et c’est sans doute ce qui est le plus troublant dans ce portrait de jeune femme, qui n’est pas vraiment une groupie de serial killer, finalement, mais plutôt une personne indubitablement hantée et obsessionnelle qui se fait à la fois enquêtrice aux méthodes illégales et presque profileuse en un sens, tout en effectuant un channeling tordu pour se mettre dans la peau de la victime, mais aussi du tueur.
Quel est le passé de cette belle et talentueuse jeune femme comme prisonnière d’elle-même derrière son masque de glace ? N’aurait-elle pas vécu elle-même des sévices à l’enfance ou à l’adolescence, y survivant mais au prix d’une évidente dissociation, doublée d’un besoin viscéral de reproduire symboliquement ce qui lui est peut-être arrivé, mais en allant plus loin, comme un syndrome du survivant tordu qui la pousse à se projeter morte et assassinée pour se convaincre qu’elle est bel et bien vivante ? Cette hypothèse, au vu de la progression du personnage et son attitude tout au long du film, n’est pas aussi tirée par les cheveux comme nous allons le voir…
Une Laura Palmer prisonnière de la Red Room ?
Dans son attitude, sa volonté de contrôle sur son corps et ses émotions comme sur son environnement, Kelly-Ann affiche en tout cas tous les symptômes (silencieux) d’une victime de violences sexuelles. Même si cela est peu connu du grand public et assez peu évoqué, un tel traumatisme peut, dans certains cas, provoquer une forme d’apathie lorsqu’il ressurgit… de manière intermittente ou plus durable. La personne qui en est victime s’efforce de garder le contrôle puisque des triggers parfois inattendus peuvent surgir à tout moment, réveillant des émotions douloureuses menaçant alors de la submerger. Elle peut parfois sembler « déconnectée » d’elle-même, ce qui l’éloigne des autres puisque nous sommes des êtres empathiques qui absorbons souvent les émotions d’autrui comme une éponge et avons besoin de reconnaître les émotions et sentiments exprimés par autrui pour pouvoir nous reconnaître et éprouver de l’empathie.
Par ailleurs, les liens et références assez ouvertes au Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost (dans la série, Laura Palmer, la Reine de Beauté adolescente assassinée, était victime de violences sexuelles), ou encore à Lisbeth Salander (la hackeuse de la trilogie Millenium, elle aussi violée – même si Pascal Plante a nuancé de lui-même en interview l’influence de ce personnage), mais aussi la référence, via l’IA, à la figure arthurienne de Guenièvre, tendent à valider cette hypothèse.
Guenièvre : une figure captive de la légende arthurienne
En effet, dans le mythe arthurien, Guenièvre, considérée comme une prise de guerre et une monnaie politique (le viol a souvent été utilisé comme arme de guerre) est enlevée (ou « ravie » avec toute l’ambivalence que ce terme recouvre) à différentes reprises, son mari Arthur ne la retrouvant à un moment donné qu’au bout d’1 an, soit 4 saisons. Un cycle qui peut évoquer une trajectoire assez similaire à celle de Perséphone, ravie à sa mère par Hadès, le Dieu des Enfers qui en fait sa reine, et qui revient dans le monde des vivants de manière cyclique.
Dans ces moments de déconnexion et dissociation émotionnelle, Kelly-Ann « disjoncte » après un pic d’adrénaline qu’elle semble continuellement rechercher. Face au tueur tout d’abord donc, puis en communiquant avec des cybercriminels sur le darknet pour accéder à la vidéo manquante – la musique anxiogène et mortifère qui résonne à ce moment-là, l’urgence de son attitude et sa réponse « Je suis prête » aux responsables de ce réseau clandestin qui lui rappellent que ceci est tout sauf un jeu, pourraient d’ailleurs laisser craindre, l’espace d’un instant, un geste suicidaire de sa part, comme ces légendes urbaines circulant (notamment à Hollywood) au sujet de personnes qui feraient appel à des tueurs à gage pour se faire supprimer.
Et, enfin, elle disjoncte également face à son écran lorsqu’elle met la main sur la vidéo du dernier meurtre, qui fait ici office de Saint Graal.
Son émotion manifeste à ce moment-là (des rires stupéfaits mêlés à des larmes) peut apparaître aussi bien comme un signe de toute puissance (elle a réussi à battre tous ses adversaires au poker pour cela) et de soulagement après toute la tension accumulée, que comme une réaction de joie à la perspective de pouvoir faire arrêter le tueur en série alors que des policiers l’épient et font le pied au bas de son immeuble après son esclandre au tribunal.
Lorsqu’elle regarde ensuite la vidéo, son visage ému et troublé avec ses lèvres entrouvertes, filmé en gros plan, est là encore plus qu’ambivalent et pose la même question que lors de la scène du tribunal : son émotion est-elle causée par la perspective de faire tomber l’assassin ou en tire-t-elle un plaisir sexuel malsain dont l’intensité est décuplée par le fait d’accéder à un contenu interdit que personne n’a jamais vu ? La question persiste et la lumière rouge de plus en plus vive qui signale une dissociation émotionnelle et un état de fascination hypnotique auquel elle ne cherche pas à échapper, semble suggérer que les deux sont probablement vrais.
Un comportement causé par une dissociation traumatique ?
On pourrait avancer qu’elle cherche à reproduire quelque chose (pour le retrouver ou le dépasser ?) mais, si son obsession est macabre et son comportement déviant, peut-être cherche-f-elle en réalité à se reconnecter ou se réconcilier avec la vie… Y arrivera-t-elle ? Le long-métrage ne nous le dit pas et il y a peu de chances qu’elle y parvienne en se maintenant dans un système de répétition dont la violence psychique ne peut que la déconnecter de ses sens et la faire sortir d’elle plutôt que de l’y confronter. A moins que la condamnation du tueur ne lui permette de faire la paix avec son passé quel qu’il soit et de le laisser, cette fois, enterré.
Le fait de « disjoncter » est important ici pour tenter de comprendre un personnage nous mettant devant quelque chose présenté comme incompréhensible. Quand nous écrivons que Kelly-Ann « disjoncte », ce terme n’est pas uniquement à comprendre au sens de sa santé mentale, mais aussi au sens clinique et traumatique du terme, certaines victimes de violences sexuelles, notamment (cela est également valable pour d’autres traumatismes survenus dans des circonstances physiquement et/ou psychologiquement violentes), pouvant se figer au moment des faits en ressentant un sentiment d’anesthésie physique et émotionnelle pour se protéger de la violence de l’attaque – une réaction de survie conditionnée biologiquement et qui fait que, en cas de danger, il n’y a que deux réactions possibles : fuir ou faire le mort. Si la situation fait que toute fuite est impossible (sur le plan physique et/ou psychologique), le circuit neuronal « disjoncte » alors pour préserver l’intégrité physique et psychique du sujet qui se retrouve alors comme « hors de lui-même ».
La personne a l’impression de ne rien ressentir, ce qui n’empêche pas la violence de l’attaque de rester « bloquée », parfois pendant longtemps et d’être réactivée, parfois de manière décalée, générant parfois des crises (dépressions, manies, épisodes psychotiques…) ou occasionnant des conduites « dissociantes » pour que le sujet continue à tenir à distance les émotions ou souvenirs liés au traumatisme (prise de drogue, alcoolisme, conduites à risques…). Or, ces conduites dissociantes sont à double tranchant puisque la personne va chercher à provoquer chez elle un pic d’adrénaline lié au sentiment de danger assez similaire à celui qu’elle avait éprouvé au moment des faits, lequel va ensuite provoquer cette réaction d’anesthésie émotionnelle. Elles peuvent donc donner lieu à des addictions et, surtout, si elles ne sont pas traitées, elles maintiennent la personne dans un cercle vicieux fait de répétitions sans ouvrir sur une quelconque issue positive. Le traumatisme est en réalité constamment réactivé et ne peut guérir de cette manière.
Si l’on considère la possibilité que Kelly-Ann puisse être elle-même une victime de violences sexuelles, la conduite dissociante qu’elle a développée est particulièrement néfaste à son équilibre dès lors qu’elle s’intéresse de trop à cette affaire (quand cet intérêt a-t-il émergé, nous ne le saurons jamais) et accède aux contenus des chambres rouges, même si elle pense garder le contrôle grâce à une discipline de fer et à un comportement méthodique. Regardait-elle déjà ce type de vidéos auparavant ? Se comportait-elle déjà en justicière s’installant dans une ville où s’est déroulé un crime pour mieux le résoudre et faire arrêter le coupable tout en assouvissant son besoin en vidéos de crimes et détails macabres par la même occasion ? Avant de disparaître… Mystère.
Peut-être menait-elle auparavant une vie tout à fait normale et n’a-t-elle laissé ce trou béant en elle ressurgir que le temps du procès avant de refermer définitivement la porte. Peut-être cette Kelly-Ann à l’air impénétrable et dont les émotions semblent aussi gelées que le corps de Lady Shalott est-elle la partie d’elle qui est « morte » au moment de son traumatisme et qu’elle a ressuscitée pour pouvoir faire face au déroulement de ce procès qui verra, grâce à elle, la condamnation du meurtrier ? Son anesthésie la protège, en partie du moins, avant qu’elle ne vrille et ne parvienne à obtenir la preuve manquante. Et peut-être cette partie-là disparaîtra-t-elle pour de bon ensuite si l’on considère que sa volonté de faire condamner cet homme peut tenir d’une tentative pour panser ses propres plaies en permettant aux familles d’obtenir justice pour des femmes qui n’ont pas eu la chance d’en réchapper…
Un phénomène de vases communicants entre « l’enquêtrice » et le tueur
Dans le film, une photo de jeune femme au visage de givre échouée dans une barque d’inspiration pré-raphaélite (rappelant clairement le corps de la Dame de Shalott telle que sa découverte est décrite dans le poème de Tennyson) est présente en guise de fond d’écran sur l’un des ordinateurs de Kelly-Ann – elle est également reproduite sur le boîtier intérieur du coffret Blu-ray du film commercialisé en France. On ne peut s’empêcher, évidemment, de penser à la Laura Palmer de Twin Peaks, retrouvée échouée sur la rive d’un lac emballée dans une bâche en plastique formant un linceul – et presque une auréole – autour de son visage semblant lui aussi gelé.
Et de nous demander si c’est de cette manière-là que la jeune femme se voit : comme une personne cachant une partie « morte » (celle confrontée à la violence), érotisée de manière traumatique, qui essaie d’exorciser le vide qu’elle ressent pour se prouver qu’elle est bien vivante dans l’espoir de faire exploser son anesthésie. Lorsque le film s’achève, il est dans tous les cas difficile de ne pas voir Kelly-Ann à mi-chemin entre une Laura Palmer qui ne serait pas morte et dont on tenterait de percer le mystère en nous accrochant au moindre indice, et une profileuse qui aurait vrillé psychologiquement.
Dans la réalité, des cas de profilers passés du côté obscur existent d’ailleurs. A l’image de cet agent du FBI qui travaillait sur l’affaire Ted Bundy et avait fini par tomber sous l’emprise de ce dernier, projetant tellement de choses sur lui qu’il finit par ressentir une grande empathie pour le serial killer et eu le sentiment de perdre un ami lorsqu’il fut exécuté comme l’avait raconté l’ancien profiler du FBI Robert Ressler. Cet homme, en un sens, avait commencé avec la neutralité pragmatique de Kelly-Ann, éprouvant une fascination grandissante avant de tomber dans certains des travers de Clémentine, qui est totalement en empathie avec le tueur dans le film – à la différence que lorsque celle-ci a la preuve de la culpabilité de Chevalier, elle a alors une réaction immédiate de rejet.
Si Kelly-Ann peut ainsi jouer à la « profileuse », rôdant autour de la maison de la troisième victime comme si elle se mettait dans la tête de l’assassin, reproduisant probablement le même trajet que lui lorsqu’elle parvient à trouver sur le darknet le code de l’alarme verrouillant la porte de la maison, c’est finalement, sans doute, pour la même raison qui a fait que Clémentine a projeté autant de choses personnelles qui lui sont propres sur le tueur : elles reconnaît en lui une part d’ombre qui les relie, en quelque sorte, même si ça n’est pas pour les mêmes raisons.
Dans le cas de violences (sexuelles ou non), la victime absorbe la violence de l’agresseur et peut avoir du mal à faire la part des choses par moments, à comprendre qu’il s’agissait de sa violence à lui qu’elle a subi, que c’est lui le tordu et pas elle, quand bien même un viol peut entraîner des réactions physiques mécaniques qu’elle pourra prendre pour de la jouissance – ce qui est particulièrement culpabilisant, et difficile à expliquer à autrui. Les lignes et frontières sont brouillées, d’autant plus que l’agresseur, souvent lui-même victime de sévices de manière antérieure, se sert de l’autre comme d’un défouloir et d’un réceptacle à la haine qu’il ressent envers lui-même. Au lieu de tourner le couteau contre lui, il le tourne contre sa victime – qui le ressent. La honte que l’agresseur ressent est déplacée sur la victime, qui peut avoir du mal à s’en défaire. Et lorsque le traumatisme ressurgit et que la personne se sent déconnectée ou a recours à des conduites dissociantes par réaction, elle peut alors avoir le sentiment d’être monstrueuse. Un sentiment qui est extériorisé dans Les chambres rouges et projeté sur Kelly-Ann par un phénomène de vases communicants.
Un personnage fantomatique présenté comme une surface de projection réfléchissante
Dans tous les cas, le film joue pleinement avec cette dimension à la fois spectrale et éthérée de ce personnage happé par le vide, qui permet de projeter beaucoup de choses sur elle. Kelly-Ann elle-même, dans son travail de mannequin, se met en scène, s’abandonnant au regard du photographe et de l’objectif, mais dirigeant également les regards par son attitude et son apparence. Au début du film, sa neutralité la rend quasiment invisible dans la salle du tribunal, jusqu’à ce qu’elle décide d’attirer l’œil du tueur et de focaliser les regards de l’assistance sur elle en arborant la même apparence que la troisième victime afin d’obtenir la réaction souhaitée.
De même qu’elle se met en scène, toujours en costume, dans la chambre de la jeune fille assassinée lorsqu’elle se prend en selfie avec son smartphone avant de déposer la clé USB dans la chambre de la mère, même si ce dernier cliché est destiné à ses seuls yeux, comme une sorte de trophée personnel. Ce dernier geste la rapproche encore une fois de la victime et du tueur. Kelly-Ann, en se projetant dans la peau de la victime, reproduit sans doute symboliquement, dans son imagination, des violences qu’elle a pu potentiellement subir. A moins que ces scénarios macabres ne lui permettent de s’infliger symboliquement, par transfert, des violences et une « punition » qui l’empêchent de s’en prendre directement à elle-même – comme d’autres victimes d’abus et traumatismes peuvent être amenées à se scarifier pour contrôler leurs émotions ou attenter directement à leur vie.
La violence, psychologique, n’est donc pas orientée contre autrui mais contre elle-même bien que, se faisant, elle viole clairement la loi… Pour finalement permettre de résoudre l’affaire. En avait-elle l’intention dès le départ ? Ou bien fait-elle ainsi acte de contrition (ou justifie-t-elle ses propres actes en les rendant excusables) ? Peut-être sommes-nous dans la fameuse zone grise évoquée par les chroniqueurs de l’émission télé que Clémentine et Kelly-Ann regardent en milieu de métrage, cet espace aux contours flous où il est facile, pour certaines personnes, de se mentir sur leur comportement ou la nature de la situation à laquelle elles sont confrontées. Au final, ce sera au spectateur de se faire sa propre idée… Le dernier plan sur l’appartement vide de la jeune femme, et l’image qui se pixellise, met en tout cas l’accent sur le côté immatériel et fuyant de son apparition. Comme un glitch, un bug informatique qui se manifeste en raison d’une brèche dans le système. Cette conclusion achève de donner aux Chambres rouges une dimension mythique qui renforce sa puissance d’évocation et donne aussi la distance nécessaire au spectateur pour s’interroger sur un sujet complexe s’il en est.