[Critique] Antichrist : Lars Von Trier au bûcher?

Caractéristiques

  • Titre : Antichrist
  • Réalisateur(s) : Lars von Trier
  • Avec : Charlotte Gainsbourg, Willem Dafoe, Storm Acheche Sahlstrøm
  • Distributeur : Les Films du Losange
  • Genre : Thriller, Horreur
  • Pays : Danemark, France, Suède, Allemagne, Pologne
  • Durée : 1h50
  • Date de sortie : 9 juin 2009
  • Note du critique : 8/10

Ridicule Antichrist?

Chez Culturellement Vôtre, nous aimons beaucoup le cinéma de Lars Von Trier : Breaking the Waves, Dancer in the Dark ou encore Dogville sont autant de films qui nous ont bouleversés lorsque nous les avons vus et même les plus polémiques, tels que Les Idiots, possèdent ce truc en plus capable de nous bousculer et de nous interroger, au-delà de la simple provoc. Nous avions donc très envie de découvrir cet Antichrist que nous avions raté lors de sa sortie en salles, bien que les critiques plus que mitigées auraient pu nous rendre quelque peu sceptiques. Le cinéaste serait-il tombé dans le ridicule en poussant trop loin le symbolisme et le Grand-Guignol ?

C’est en effet ce qui se dégageait de ce que l’on pouvait lire et, sachant que la limite entre provocation réelle et provocation gratuite peut être mince et que le Danois n’est pas le cinéaste le plus humble qui soit, nous avons craint un instant que Von Trier ne soit tombé du côté obscur de la force. Préparés à voir un beau film qui se casse la gueule au bout d’une heure, nous avons finalement été agréablement surpris par la qualité et la cohérence de l’ensemble, bien qu’Antichrist ne soit pas un film dénué de défauts, loin s’en faut.

Un début choc

image prologue antichrist lars von trier

Nous suivons le parcours d’un couple anonyme qui vient de perdre leur jeune enfant, qui s’est défenestré tandis qu’ils faisaient l’amour dans leur chambre. Accablée de chagrin, la femme sombre dans une violente dépression et son mari, thérapeute comportementaliste, la prend en charge et tente de l’aider à faire face à sa douleur en la soumettant à tout un tas d’exercices supposés lui permettre d’affronter ses pires peurs, qu’elle ne peut formuler et qui se rattachent aux bois où la jeune femme avait passé quelques semaines avec son fils peu de temps avant sa mort. Ils partent donc tous deux se réfugier dans ce chalet isolé où les choses vont vite dégénérer, la femme sombrant de manière de plus en plus manifeste dans la folie.

image enfant prologue antichrist lars von trier

Le film s’ouvre sur une très belle séquence en noir et blanc qui défile au ralenti sur un air d’opéra : le couple prend une douche et s’adonne à des ébats torrides qu’ils continuent dans la chambre. Pendant ce temps, nous voyons l’enfant sortir de son parc et s’approcher dangereusement de la fenêtre ouverte, attiré par les flocons de neige qui pénètrent dans le salon. La chute de l’enfant correspond à l’orgasme de la femme.

image charlotte gainsbourg prologue antichrist lars von trier

Dès le départ, Lars Von Trier frappe fort et divise déjà autant qu’il fascine : d’un côté, il y a cette séquence très belle, filmée avec un soin étonnant (la caméra est sur pied, si, si !) et une netteté d’image tout aussi surprenante de la part d’un cinéaste adepte d’une approche documentaire, aimant filmer caméra au poing avec force de zooms, faux raccords, etc. De l’autre, il y a un côté limite trop lisse dans ces images trop nettes et trop belles, dont le côté image d’Epinal porno soft est poussé jusqu’à filmer les personnages faisant l’amour contre le tambour d’une machine à laver, ce qui revêt presque un aspect publicitaire. L’insert sur la pénétration sous la douche semble être simplement là pour provoquer, on craint un peu que le cinéaste reste en surface (sans jeu de mots) par la suite… Mais le reste de la séquence est magnifique, bien que montrer la chute de ce petit garçon de manière aussi esthétique, aussi longue, met un peu mal à l’aise. Mais n’est-ce pas là le but du cinéaste ?

La symbolique — Éros et Thanatos, soit le lien entre pulsion de vie et pulsion de mort au travers de l’acte sexuel — est très marquée, évidente, mais pas dérangeante en soit. Le sentiment de culpabilité de la femme qui en résultera est annoncé implicitement de cette manière, revêtant ainsi une thématique religieuse : le rapport à la chair condamné par l’Eglise, la femme dont la jouissance est vue comme une menace pour l’ordre (patriarcal) établi… Obsédé par la symbolique chrétienne (qu’il n’emploie pas au premier degré), Von Trier se prépare ainsi à nous montrer son œuvre ultime en la matière.

Lars Von Trier misogyne ? Une erreur d’interprétation aberrante

image rêve charlotte gainsbourg antichrist lars von trier

Coupons court ici aux accusations de misogynie dont est régulièrement victime Lars Von Trier et qui se
sont abattues de concert à la sortie d’Antichrist. En tant que féministe convaincue, l’auteure de cet article s’intéresse en outre à la représentation de la femme dans les mythes, religions et au cinéma et, que les critiques ne voient pas que le cinéaste s’identifie complètement à ses héroïnes — qu’il s’agisse de Bess, Selma ou Grace — et critique ouvertement les personnes profondément manipulatrices et perverses qui abusent d’elles est un mystère que nous ne nous expliquons pas. La seule raison possible, c’est que les journalistes en question ont du Danois une image des plus antipathiques (qu’il entretient certes un peu), celle d’un manipulateur cynique prêt à tout pour choquer son public.

image rêve forêt charlotte gainsbourg antichrist lars von trier

Partant ainsi du principe que le cinéaste est cynique, tout homme cynique (et macho par la même occasion) présent dans ses films devient pour ces critiques une sorte de double de celui-ci qui témoignerait ainsi de son aversion profonde pour les femmes puisque, de plus, celles-ci subissent toujours les pires outrages dans ses films ! Un point de vue ridicule tant il se base sur le seul préjugé et non sur les films en eux-mêmes, qui adoptent clairement le point de vue des héroïnes, qui emportent ainsi notre adhésion. Elles en prennent peut-être plein la gueule (viol, harcèlement, chantage…) mais elles ne demeurent jamais de simples victimes, malgré les apparences et, lorsqu’elles le sont, c’est le comportement des hommes qui est mis en cause.

Le cinéaste filme certes un peu trop leur douleur en gros plan, n’épargnant rien au public, mais l’accuser de prendre un plaisir véritable à voir les femmes souffrir comme s’il accomplissait là une vengeance personnelle est tout simplement de l’ordre de l’affabulation. Tout manipulateur et apparent cynique qu’il soit, Von Trier n’est pas pour autant dénué de cœur et on pourrait dire que c’est la corruption du monde qui est la cause de cet état d’esprit : en somme, le cinéaste danois est au fond un idéaliste sensible déçu qui envisage les rapports humains de manière froide et cruelle.

image willem dafoe forêt antichrist lars von trier

Bien qu’il soit volontairement ambigu sur certains points (l’épilogue notamment), il ne fait aucun doute que le réalisateur n’a pas voulu dire que la femme était le suppôt de Satan, au contraire ! Pour commencer, en pleine dépression au moment du tournage, il a répété plusieurs fois qu’il s’identifiait au personnage de la femme. D’autre part, même si l’homme est celui qui mène l’action jusqu’au pétage de câble de celle-ci, ce personnage est fort ambigu et assez antipathique : sous prétexte qu’il est thérapeute, il traite son épouse en patiente et se comporte de manière paternaliste. Il a également perdu son fils, pourtant il ne se comporte ni en père ni en mari aux côtés de sa femme en deuil, et cette attitude court rapidement sur les nerfs de sa compagne, qui lui reproche de ne s’être jamais intéressé à elle auparavant et de ne le faire que parce qu’elle est désormais sa « patiente »… On partage évidemment son point de vue.

Par ailleurs, dans une interview avec le magazine Première, Lars Von Trier avait avoué s’être inspiré du livre de Nietzsche intitulé justement L’Antéchrist: « C’est un livre d’une violence inouïe contre le christianisme. Je le relis depuis l’âge de 12 ans, j’adore le titre et je voulais en faire un film… » Autant dire qu’en se basant sur un tel livre, le cinéaste ne pouvait pas aller dans le sens de l’Inquisition, sujet qu’on retrouve directement dans le film.

Dans les bois : femme, nature et sorcellerie

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Passé la première demi-heure dans l’appartement du couple, nous nous retrouvons dans leur maisonnette de vacances au milieu des bois (un lieu surnommé… Éden) pour le reste du film. L’arrivée dans les lieux est anticipée par un exercice de visualisation/hypnose auquel l’homme soumet sa femme : séquence aussi
sublime qu’inquiétante, toute emplie de brume, qui suggère le virage vers l’horreur qui surviendra dans ces lieux comme hantés, cette scène onirique évoque également clairement les contes.

image charlotte gainsbourg antichrist forêt

En étant un peu familier de l’analyse des contes de fées et des archétypes jungiens, on pressent que l’archétype de l’Ombre, souvent rattaché aux femmes et aux bois dans les contes, sera central dans le film. Si l’on prend cet archétype au pied de la lettre, l’Ombre c’est le Mal, donc Lucifer, Méphisto, etc. Pour l’analyse jungienne néanmoins, l’Ombre est ce double inversé que nous portons en nous et qui se caractérise par tout ce que nous refoulons, ne voulons pas reconnaître en nous et qui, si nous apprenons à l’accepter, nous apporte une meilleure connaissance de nous-mêmes. Cependant, nous rejetons souvent notre Ombre pour la projeter sur d’autres personnes qui nous servent alors de boucs émissaires.

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Ce qui donne une autre appréciation des sorcières de ces histoires et met en lumière les persécutions subies par les femmes marginales au Moyen-Age. Dans les contes, certains personnages (tels que la marâtre, la sorcière, etc.) sont ainsi caractérisés de manière maléfique : ils possèdent toutes les qualités inversées du héros pour que l’enfant accepte d’intégrer cet antagoniste intérieur et de projeter sa propre part d’Ombre. Chose qu’il ne pourrait pas faire, car trop dérangeante, si certaines de ces caractéristiques étaient attribuées au héros. C’est là la principale différence avec les mythes, souvent très sanglants, où les « héros » et les dieux peuvent souvent commettre des actes horribles aussi facilement que des actes bénéfiques.

Ceci annonce clairement le thème de la sorcellerie et de la persécution des femmes qui va surgir lorsqu’on apprendra que la femme effectue une thèse sur ce sujet. Sujet qui va la hanter de plus en plus… Lorsque le personnage de Charlotte Gainsbourg s’allonge dans l’herbe, paumes vers le ciel, Lars Von Trier la transforme ainsi en piéta (représentation de la Vierge pleurant la mort de son fils), ce qui rendra sa transformation finale encore plus terrifiante.

Montée progressive de l’angoisse

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Le cinéaste reprend dès lors dans son film les codes du film d’horreur et fait monter l’angoisse toujours un cran au-dessus en faisant appel à la suggestion. Des bruits bizarres dans la nuit (comme si quelqu’un entrait dans la maison) qui sont en fait des glands s’écrasant sur le toit, un oisillon qui tombe mort sur une fourmilière, les images collectées par la femme dans le cadre de sa recherche sur les sorcières qui deviennent flippantes à mesure que celle-ci perd les pédales… Lars Von Trier donne une ambiance de plus en plus étouffante à Antichrist avec une maîtrise remarquable. La plongée vers la folie est très progressive et commence par des choses assez anodines, jusqu’au moment où la femme se met à approuver l’action des persécuteurs de l’Inquisition. Nous comprenons alors que sa culpabilité l’a emportée sur elle et qu’elle se voit comme une monstrueuse sorcière qui ne peut qu’agir en conséquence.

Paroxysme de l’horreur

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Les choses commencent à se corser au bout d’une heure pour aller crescendo jusqu’à la fin. Le personnage de Charlotte Gainsbourg se sent liée à toutes ces femmes mortes brûlées des siècles plus tôt (voir photo ci-dessus) et sa culpabilité devient folie persécutrice… Nous ne spoilerons pas le reste, disons simplement que nous glissons de la suggestion à une violence physique de plus en plus grande, pour atteindre des paroxysmes d’horreur qui pourront rebuter certaines personnes. Les corps considérés comme impurs par la femme dans sa folie subissent maints châtiments montrés de manière très gore et souvent sans coupures de plan, comme c’était le cas dans Old Boy de Park Chan-wook par exemple — où nous avions l’impression de voir le kidnappeur du héros lui couper la langue sans que ce soit le cas. Von Trier va au bout de sa démarche et ne recule devant rien… A ce stade-là, ça passe ou ça casse. Pour moi, malgré quelques réserves sur certains points, c’est plutôt bien passé et j’ai regardé ce dénouement en étant tour à tour fascinée, effrayée (de plus en plus) et choquée.

image arbre sorcières antichrist lars von trier

L’épilogue, comme souvent chez le cinéaste, est un peu ambigu, mais pas au sens où l’on pourrait considérer que les femmes sont les suppôts de Satan. Par sa dimension onirique, on pourra le percevoir à des degrés différents tout en restant dans le même ordre d’idée. Pour nous, il s’agit plutôt d’une critique de l’Inquisition religieuse qui a injustement persécuté ces femmes et diabolisé leur corps et leur rapport à la nature — idée qui a malheureusement survécu quand on voit comment est considérée la sexualité féminine par rapport à celle des hommes. Il était fréquent, à l’époque, que les femmes accusées sombrent dans la folie (quand elles n’étaient pas déjà atteintes de démence) et finissent réellement par penser qu’elles étaient de maléfiques sorcières.

Pour conclure, Antichrist est un film d’une maîtrise impressionnante qui ne méritait pas la volée de bois vert qu’il s’est pris à Cannes. Il n’est pas exempt de défauts dans son excès final, mais Von Trier  a eu le courage d’aller au bout de sa démarche. Willem Dafoe et Charlotte Gainsbourg — qui n’a vraiment pas volé son prix d’interprétation féminine au festival de Cannes — y sont extraordinaires, aussi émouvants que terrifiants, parvenant à rendre crédibles des choses qui auraient pu paraître artificielles. Le film rebutera sans doute certaines personnes dans sa dernière partie mais en fin de compte, on reste longtemps sous l’emprise du film… Et pas uniquement pour le trash et le gore de certaines scènes.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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