Caractéristiques
- Titre : Sharp Objects
- Créé par : Marti Noxon
- Avec : Amy Adams, Patricia Clarkson, Eliza Scanlen, Chris Messina, Matt Craven, Elizabeth Perkins...
- Saison : 1
- Année(s) de diffusion : 2018
- Chaîne originale : HBO
- Diffusion françaisee : sur OCS
- Note : 9/10 par 1 critique
Un roman familial noir traité à la manière d’une enquête
Parmi les séries de qualité qui nous ont été proposées cette année (et elles étaient nombreuses), rares sont celles à posséder l’aura sombre et surranée de Sharp Objects, récit d’une enquête particulièrement noire traitée de manière intimiste et d’une histoire familiale compliquée racontée à la manière d’un roman noir. Porté à l’écran pour HBO par la productrice et scénariste Marti Noxon (Buffy, Battlestar Galactica…) d’après un roman de Gillian Flynn et mis en images par Jean-Marc Vallée (Big Little Lies) avec Amy Adams et Patricia Clarkson dans les rôles principaux, Sharp Objects puise, tout comme True Detective, sa moiteur dans le Sud des Etats-Unis et ses fantômes omniprésents.
Nous suivons une journaliste de la presse locale, Camille Preakers (Amy Adams), de retour dans sa ville natale de Wind Gap pour enquêter sur le meurtre de deux adolescentes. Sa mère (Patricia Clarkson) est à la tête de la plus grosse industrie de la ville et leurs rapports, d’une froideur effrayante, cachent bien des secrets. Car Camille a passé toute sa vie d’adulte à fuir son passé et ce foyer, devenus oppressants à la mort de sa demi-soeur, décédée sous ses yeux alors qu’elle était encore adolescente. Elle est ainsi devenue une trentenaire perturbée, buvant plus que de raison et s’auto-mutilant en gravant des mots de reproche sur chaque centimètre de sa chair. Alors qu’elle enquête pour le compte de son journal, passé et présent se mêlent de manière perturbante, et les vieilles rancoeurs ne tardent pas à refaire surface…
Un rêve étrange : quand passé et présent se confondent
La scène d’ouverture de Sharp Objects contient en quelques minutes tout ce que sera la mini-série de 8 épisodes : on y voit Camille et sa sœur préadolescentes, en train de faire du roller dans la petite ville étrangement déserte. Un panneau indiquant « Bienvenue à Wind Gap » évoque le « Bienvenue à Lumberton » au début de Blue Velvet de David Lynch : même panneau de bois arborant un visage féminin de ménagère 50’s souriant de manière radieuse. Et pourtant… derrière ces allures de carte postale rassurante se cache une inquiétude, insidieuse mais viscérale. Les deux enfants roulent le long d’une route et se retrouvent finalement dans une maison. A l’étage, un bureau avec une affiche d’Obama indiquant « Yes We Can ». Sans un bruit, les deux sœurs se faufilent dans la chambre, où Camille adulte dort à poings fermés. Camille adolescente se saisit d’un long fil de fer sur la table de nuit et pique la main de son alter ego adulte avec.
Il y a là un rappel inversé au conte La Belle au Bois Dormant puisque l’aiguille a ici pour but de réveiller et non d’endormir, et pourtant, déjà, on nous indique que passé et présent se confondront par la suite, comme ils se confondent pour Camille. D’ailleurs, si à chaque début d’épisode la jeune femme se réveille, force est de reconnaître que son apathie et ses tendances autodestructrices la maintiennent solidement ancrée dans le passé, effaçant le présent. D’aillleurs, ce fil de fer annonce aussi, avant que cela ne nous ait été montré, les habitudes d’automutilation de l’héroïne, qui ne peut se pardonner d’avoir échoué à empêcher la mort de sa sœur, dont on ignore les circonstances.
Il y a ainsi d’un bout à l’autre de ces 8 épisodes une atmosphère surannée que Jean-Marc Vallée a travaillée avec soin avec son chef opérateur, de manière à ce que le présent, notamment lorsque nous nous trouvons chez la mère et le beau-père de Camille, évoque une certaine désuétude, un lieu clôt, protégé mais oppressant, où le temps ne se serait pas véritablement écoulé. De même, si l’image permet de distinguer généralement assez nettement les moments de flash back, le montage tend parfois à rendre fluide le passage de l’un à l’autre, en gommant parfois les frontières. Certains souvenirs heureux possèdent d’ailleurs des couleurs plus vives que le présent, et il faut saluer là le formidable travail de l’équipe de Marti Noxon et Jean-Marc Vallée, qui nous fait plonger tête la première dans l’esprit de Camille de manière naturelle et parfois assez subtile.
Maison de poupée et mots qui tranchent
Car, au-delà de son enquête policière parfaitement menée, Sharp Objects est un roman familial d’une noirceur d’encre autour du non-dit, du poids des mots et de la résilience. Dans sa chanson « Purple People », Tori Amos chantait ce « matricide blanc lilas fait de mots vicieux qui ne laissent aucune trace/Ainsi personne n’est blessé » (lily white matricide from vicious words/That doesn’t leave a scratch/So therefore no one’s hurt, en VO). Sans trop en dévoiler sur la personnalité perverse d’Adora Preakers (Patricia Clarkson), véritable trou noir de Sharp Objects, disons que ce sont ici les mots de la mère qui blessent Camille dans sa chair. Une violence qu’elle a appris à retourner contre elle afin de contrôler sa douleur, mais qui la fragmente un peu plus à chaque fois, comme nous le rappelle ces plans récurrent (à chaque épisode) où Camille observe son reflet dans le rétroviseur de sa voiture, et qui induit une distance, un élément de dissociation. De même, chaque mot de reproche gravé dans sa chair, que Jean-Marc Vallée fait ressortir de manière plus ou moins nette, plus ou moins subliminale, ne fait qu’agrandir le trou béant laissé à la mort de sa sœur.
Ses auto-mutilations rendent visible ce qui ne l’est pas à l’oeil nu : les violences psychologiques et verbales d’Adora, qui porte bien mal son nom, puisqu’elle attend de ses enfants un amour inconditionnel, tenant rigueur à Camille de ne pas l’avoir laissée la soigner quand elle était enfant. Objectifiée, sa plus jeune fille, Amma (qui ressemble à « aime » mais est aussi l’anagramme de Mama) ressemble à une jolie poupée en porcelaine qui, à 16 ans, a reproduit la maison familiale en maison de poupée saisissante de réalisme, et sur laquelle elle peut exercer un contrôle. Cette apparence n’est en réalité qu’une façade puisque Amma se conduit volontiers en charmante petite peste buvant et se droguant gaiement avec ses copines dès que ses parents ont le dos tourné. On comprendra d’ailleurs par la suite que c’est en se laissant faire par Adora qu’elle obtient de sa mère qu’elle ferme les yeux sur ses écarts de conduite.
Une mini-série psychologique saisissante et un portrait de mère toxique effrayant
La manière dont les mères toxiques façonnent leurs enfants à leur image (ou font d’elle leur « Antéchrist »), les abîment, est au final ce qu’il y a de plus perturbant et effrayant dans Sharp Objects, au-delà de la seule enquête policière, les deux histoires ayant, on s’en doute rapidement, probablement certains liens entre elles. Patricia Clarkson (Le Labyrinthe : Le remède mortel) est magistrale en matrone dirigeant la ville et sa maisonnée d’une main de fer dans un gant de velours et incarne l’un des personnages de mère les plus flippants qu’il nous ait été donné de voir, en dépit de son attitude de mère attentionnée couvant son bébé de 16 ans au grain. Amy Adams trouve quant à elle un nouveau rôle-phare au sein d’une filmographie de plus en plus riche après les excellents Nocturnal Animals et Premier contact, tandis qu’Eliza Scanlen, qui joue sa demi-soeur Amma, entre vulnérabilité et malice, semble tout droit sortie du Virgin Suicides de Sofia Coppola.
Une mini-série qui devrait résolument rester dans les annales des années 2010, et qui connaîtra peut-être finalement une suite, malgré les réticences premières d’Amy Adams, marquée par la noirceur de ce personnage touchant mais profondément auto-destructeur. C’est à priori plutôt une bonne nouvelle, même si la série se suffit à elle-même : contrairement à Big Little Lies, qui aurait très bien pu s’arrêter là, Sharp Objects s’achève de manière forte, tout aussi perturbante que le contenu des 8 épisodes avant le final, mais cette chute laisse certaines questions en suspens et appelle volontiers une suite pour suivre les mésaventures de Camille Preaker, Amma et Adora.