[Analyse de clip] “Delicate” : Le “Chantons sous la pluie” de Taylor Swift

Un hommage au genre de la comédie musicale et au chef d’œuvre de Stanley Donen

Dans la dernière partie du clip “Delicate” de Taylor Swift (2018) réalisé par Joseph Kahn (qui a réalisé un grand nombre des clips-phares de l’artiste, y compris “Blank Space”, “Wildest Dreams” ou “Look What You Made Me Do”), on peut voir la chanteuse en robe de soirée danser de manière très expressive dans la rue sous une pluie artificielle comme Gene Kelly dans Chantons sous la pluie de Stanley Donen (1952 – retrouvez notre test Blu-ray 4K ici) après que son personnage de musicien ait embrassé pour la première fois la chorus girl Kathy, qui travaille sur le même tournage que lui.

Les pas et les cadrages sont certes différents, mais la référence est évidente, autant par la jolie nuit américaine que par les tonalités de la photographie, assez similaires à celles du film. Le reste du clip, presque entièrement dansé, est lui aussi un hommage au genre de la comédie musicale.

Taylor Swift n’est évidemment pas la première à s’essayer à cet exercice fort approprié dans le cadre d’un clip musical (on citera notamment le très beau “Paper Bag” de Fiona Apple réalisé par P.T. Anderson en 1999, qui rendait hommage à Bugsy Malone ou encore “Weapon of Choice” de Fatboy Slim réalisé par Spike Jonze – tous deux se déroulent d’ailleurs dans un hôtel), mais l’exemple de “Delicate” est intéressant car la référence au classique de Donen n’a pas été choisie au hasard et permet de poser un regard plus approfondi sur le clip et sa place dans l’œuvre artistiquement très cohérente de l’artiste américaine.

taylor swift entourée de garfdes du corps dans le clip delicate réalisé par joseph kahn
Entourée de gardes du corps, l’espace de la star apparaît cloisonné et limité.

S’extraire du regard des autres

Dans “Delicate”, personne ne s’étonne de voir Taylor Swift danser dans les halls d’un hôtel de luxe ni dans le métro et dans la rue et faire le grand écart sur le capot d’une voiture… comme dans une comédie musicale donc, me direz-vous… Sauf qu’ici, c’est parce-que, littéralement, personne ne la voit. Dans le clip, elle incarne une star qui devient soudain invisible aux yeux des gens (un clin d’œil au backlash qu’elle a vécu en 2015 suite à son clash avec Kanye West, qui l’avait poussée à se retirer de la vie publique durant un an, période à laquelle elle fait référence au début des paroles, “my reputation’s never been worse”, soit “je n’ai jamais eu pire réputation”). Avant ce retournement, au début, le réalisateur prend le parti (classique, mais qui fonctionne bien) de montrer le poids de la célébrité avec une star qui s’ennuie parce-que les autres s’adaptent en permanence à elle et à ses desiratas.

Il suffit qu’elle s’arrête de marcher pour que ses 4 gardes du corps qui l’entourent et restreignent son espace vital en fassent autant, dans une chorégraphie aussi mécanique qu’attendue. En réalité, dans “Delicate”, Taylor Swift devient tout simplement invisible aux yeux des autres, d’une manière qui n’est pas sans rappeler la soudaine invisibilité du héros du roman Neverwhere de Neil Gaiman lorsqu’il passe de “l’autre côté”, dans le “Londres d’en-dessous’, lorsqu’il accepte d’aider une jeune SDF.

taylor swift dans le hall d'un hôtel de luxe dans le clip delicate
Quand le regard des autres disparaît, tout devient possible…

Sauf que, à la différence du personnage de Gaiman, qui rentre littéralement dans un autre monde en tombant dans la marginalisation, la star incarnée par Taylor Swift dans le clip se sent libérée à partir du moment où elle comprend que cette soudaine réaction (ou absence de réaction) des autres à son égard lui donne toute latitude pour (re)prendre possession de l’espace (une problématique importante dans le genre de la comédie musicale) sans se sentir contrainte, ni par ses habits (la robe, dont elle arrache le bas encombrant), ni par ses expressions faciales (les grimaces et mimiques face au miroir) et encore moins par ses gestes (la danse expressive, parfois à la limite du mime, au sein des différents espaces).

Mais on reste dans le monde “réel”, même si celui-ci semble ainsi devenir onirique. Ce qui est évidemment une métaphore sur le fait de se sentir libéré du regard et des attentes d’autrui, peu importe que ce regard soit (trop) positif ou potentiellement négatif. Le clip met en scène un véritable changement de perspective, induit par le fait que, pour une fois, la star du clip peut/apprend à se passer du regard des autres et de leur approbation et se sent enfin libre d’être elle-même. De manière significative, son nom (suppose-t-on) s’efface du papier (une invitation ?) qu’elle tient entre ses doigts. Juste avant qu’elle rejoigne l’homme de la chanson, il semble être réapparu, même si on ne verra en réalité jamais ce qui est noté sur ce morceau de papier.

Entre les deux, la jeune femme, débarrassée de son statut de star et déambulant seule et libre en ville, semble se réapproprier son identité, qui, cette fois-ci, n’est plus forgée par le regard d’autrui, à travers une parenthèse enchantée, avant de pouvoir redevenir visible lorsqu’elle arrive à s’assumer, même si nous ne verrons jamais le contre-champ.

taylor swift danse sous la pluie dans le clip delicate réalisé par joseph kahn
La séquence joyeuse et exubérante du clip en hommage à Chantons sous la pluie de Stanley Donen.

Danser sous la pluie : ébullition créative et personnelle

Dans “Delicate” (la chanson), Taylor Swift occupe en gros le rôle de Gene Kelly (le musicien Cosmo Brown). Dans le film de Stanley Donen, Cosmo Brown est un musicien fauché en galère auquel on donne enfin sa chance lorsqu’il arrive sur un projet de film grâce à son amitié avec une star du muet qui essaie de faire sa transition vers le parlant. Avant ce moment où on lui donne sa chance, comme Taylor Swift dans les paroles de la chanson, sa réputation n’est donc “pas au top” et, plus tard au cours de l’intrigue, il cache sa relation avec la charmante chorus girl Kathy afin d’éviter les regards et les jalousies de la star du muet à la voix irritante, Lina…

“Delicate” évoque justement une liaison qui se déroule à l’abri des regards. De manière intéressante et pertinente, le clip laisse la relation amoureuse complètement hors champ (la présence de l’homme dont elle parle dans les paroles ne se devine qu’à travers le sourire qui apparaît sur son visage dans le dernier plan), ce qui fait sens et permet de se focaliser davantage sur les effets, pour la Taylor Swift du clip, de ne pas être exposée aux regards et donc au jugement des autres.

Ainsi, plutôt que de se concentrer sur la dimension sentimentale (même si celle-ci est bien entendu présente en creux), le clip choisit de mettre l’accent sur le sentiment de joie, de stimulation et de libération, que Gene Kelly exprime aussi dans la fameuse scène sous la pluie. Un sentiment qui peut aussi être entendu comme un sentiment de libération et d’ébullition créative, comme de réappropriation de son image et de sa vie.

taylor swift ignorée par ses gardes du corps dans delicate
Dans “Delicate”, même les gardes du corps de la star ne la voient plus.

Succès, tabloïds et querelles de stars : l’histoire derrière l’album Reputation

Si l’on replace la chanson dans le contexte de l’album Reputation (2017), la « réputation » de Taylor Swift avait été malmenée dans les médias et sur les réseaux sociaux par différentes « affaires » : ses feuds publics avec Kanye West et Katy Perry et sa résistance face au géant du streaming Spotify en expliquant que les artistes n’y étaient pas assez bien rémunérés, qui était vu à l’époque par certains comme un caprice de gamine pourrie gâtée – avant d’être saluée par la suite, comme elle le fut après avoir fait plier Apple Music pour qu’il rémunère les artistes pendant la période d’essai gratuite des utilisateurs… Dans le même temps, son succès n’avait jamais été aussi grand après la sortie de 1989 (2015), qui s’était vendu à plus de 10 millions d’exemplaires en moins d’1 an.

Dans la presse ou sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens reprochaient à Taylor Swift son caractère et avaient une opinion quelque peu subjective et peu flatteuse la concernant (en gros, “c’est une chieuse”, “c’est une salope”, “c’est une fausse gentille à l’image fabriquée”…), en projetant tout un tas de choses sur elle pour justifier leur opinion.

Bref, problème de star pourrait-on dire… mais qui illustrait malgré tout, au final, une certaine tendance instinctive du public et des médias à juger les femmes en fonction de préjugés tenaces et pas toujours conscients de la part de ceux qui les profèrent. Après tout, reprocherait-on à un homme de « faire son chieur » quand quelque chose ne lui convient pas et qu’il agit en artiste ou en homme d’affaires ? Ou d’être un… (un quoi, d’ailleurs ?) parce-qu’il évoque ses relations et ruptures sentimentales à travers ses chansons ? Sur ce dernier point, Leonard Cohen l’a fait bien avant Taylor Swift et il est loin d’avoir été le seul…

taylor swift danse dans le métro dans le clip delicate
Quand l’absence de regard de l’autre (au sens de lien) commence à engendrer un sentiment de solitude. La séquence du métro.

Les différentes facettes d’une artiste qui joue avec les archétypes féminins

Taylor Swift est une artiste portée sur l’autodérision et l’humour. Souvenons-nous, par exemple, du clip “The Man” et de son plan où l’artiste, grimée en homme, faisait mine de pisser contre le mur du métro près de la mention “Si vous la retrouvez, merci de la rendre à Taylor Swift”, pour répondre aux accusations de “tentatives de castration” que l’on impute parfois aux féministes de nos jours.

Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait également fait preuve d’humour quand elle décide d’enregistrer Reputation, qui était une réponse directe à ses détracteurs qui l’accusent d’être autocentrée… et où elle joue habilement avec son image et différents archétypes que l’on peut attribuer de manière négative aux femmes (la salope, la tentatrice, la carriériste, la dominatrice…) et en affirmant davantage son caractère ou son « ambivalence » que sur ses titres plus adolescents ou sentimentaux.

Il y a aussi un certain recul vis-à-vis d’elle-même et d’une certaine tendance que peuvent avoir parfois les femmes à vouloir gommer les aspérités de leur personnalité pour rester de “gentilles filles”… ce que montrait bien, par l’humour, le clip de “Look What You Made Me Do” où les différentes incarnations de l’artiste dans ses clips et ses apparitions télé se chamaillaient entre elles comme une dispute interne entre les différentes facettes de sa personnalité médiatique.

taylor swift joue à la ballerine dans le clip delicate
“Delicate” est sans doute le clip où l’artiste se montre la plus expressive corporellement, jouant autant de ses talents comiques que d’un réel don pour la danse.

Avec un son plus sombre et plus hip-hop (sachant que 1989, qui avait cartonné en 2014 et l’avait rendue célèbre au-delà des Etats-Unis, s’était déjà fait remarquer pour rompre avec son style initial de « variété country »), elle affirmait également que d’un point de vue créatif et musical, elle pouvait aller là où on ne l’attendait surtout pas… quitte à essuyer des critiques. Après tout, répondre à « Yeezy » en s’aventurant sur son propre terrain de jeu (le hip-hop) avait de quoi prêter à sourire… et certains critiques musicaux ne s’en sont pas privés.

A partir de là, il devient évident que, dans “Delicate”, le fait d’oublier le regard des autres pour assumer le fait d’être soi-même possède autant une portée artistique que personnelle voire politique. Au-delà de sa seule figure publique, Taylor Swift, artiste féministe s’il en est sous son enrobage commercial et pétillant, affirmait sa liberté artistique… tout en encourageant les jeunes filles et les femmes à oublier la pression exercée sur elles par le regard des autres (parfois tellement internalisé qu’elles se mettent toutes seules la pression et se limitent d’elles-mêmes) pour assumer ce qu’elles sont… ce qui est encore et toujours le meilleur moyen de convaincre, dans tous les domaines de la vie.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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