[Playlist] Anne Sylvestre entre classiques et titres méconnus

A l’occasion de la sortie du très beau livre Anne Sylvestre, une vie en vrai de Véronique Mortaigne aux Editions des Equateurs (retrouvez notre critique dans les jours à venir), voici une petite playlist de 20 chansons de l’auteure-compositrice-interprète disparue en 2020 à l’âge de 86 ans. Vingt chansons parmi des centaines, c’est peu, mais l’œuvre d’Anne Sylvestre, artiste avant-gardiste au répertoire toujours aussi moderne et pertinent, est de celles qui ne laissent pas indifférents – et quand une chanson vous parle, elle ne le fait jamais à moitié. Il s’agit donc ici d’une sélection à la subjectivité assumée, où j’ai malgré tout tenté d’inclure des chansons issues des différentes périodes de la carrière “d’adulte” de l’artiste, que le public connaît davantage pour ses Fabulettes pour enfants, en mêlant grands classiques de son répertoire et titres méconnus qui méritent d’être découverts ou redécouverts.

Pour privilégier la découverte, j’ai volontairement laissé de côté des incontournables comme “Douce maison” (sur le viol) ou encore “Ca n’se voit pas du tout” (sur l’hypocrisie d’une certaine bourgeoisie), qui ont été maintes fois reprises par des artistes de toutes générations… Tout en choisissant d’inclure “Les gens qui doutent”, que l’auteure-compositrice-interprète en avait marre qu’on lui réclame sans cesse au détriment de ses autres créations !

Pour accompagner cette playlist Anne Sylvestre en 20 morceaux entre classiques et chansons méconnues, vous trouverez également ci-dessous une présentation de chaque titre, avec à chaque fois des extraits de paroles marquantes.

“Depuis l’temps que j’l’attends mon prince charmant”, en duo avec Bobby Lapointe (1969)

Le répertoire d’Anne Sylvestre comporte beaucoup de chansons humoristiques irrésistibles, à l’image de ce duo improbable avec son ami Bobby Lapointe. Sorte de conte de fées désabusé autour du bonheur conjugal, “Depuis l’temps que j’l’attends mon prince charmant” met en scène une femme/princesse qui commence à désespérer de voir son promis arriver en dépit de toutes les images d’Epinal avec lesquelles elle a grandi. Dans la vidéo présentée dans la playlist, l’artiste chante à la guitare tandis que Bobby Lapointe est habillé en taulard enfermé dans une cellule dont il tente maladroitement de couper les barreaux à la lime pour rejoindre son aimée. A la fin, son chant de plus en plus rapide associé à des mouvements de plus en plus frénétiques finit par faire capituler Anne Sylvestre, qui a du mal à retenir un fou rire.

Paroles à retenir : ” Je ne savais pas qu’un homme/c’était aussi déroutant/Ce doit être ce qu’on nomme un Don Juan et pourtant/Je pense à ce que ma mère a failli me dire un soir/Des choses bien singulières/que je ne veux pas savoir/Depuis l’ temps que j l”attends/que j’ l’attends/Depuis l’ temps que j’ l’attends/j’ai des doutes maintenant/(Lui) Voilà j’arrive mon aimée/Que madame ta mère/excuse mes propos/Mais pourquoi donc t’ai-je cherchée ?/La vie est trop amère/avec une vieille peau”

“La faute à Eve” (1979)

Qui a dit que chanson féministe devait forcément rimer avec sérieux ou ton moralisateur ? Ici, Anne Sylvestre s’en prend au péché originel à l’origine du paradigme la Vierge/La Pute dans notre culture (en gros) en réhabilitant avec humour cette pauvre Eve qui s’en est pris plein la gueule depuis des siècles. Une réponse élégante à une certaine pensée qui veut que les femmes ont toujours tort quoi qu’elles fassent.

Paroles à retenir : “D’abord elle a goûté la pomme/même que c’était pas très bon/Y’avait rien d’autre alors en somme/elle a eu raison, eh bien non/Ca l’a pourtant arrangé l’homme/C’était pas lui qui l’avait fait/N’empêche il l’a bouffée la pomme/jusqu’au trognon et vite fait/Oui, mais c’est la faute à Ève/Il a rien fait lui Adam/Il a pas dit femme je crève/Rien à s’mettre sous la dent/D’ailleurs c’était pas terrible/même pas assaisonné/C’est bien écrit dans la Bible/Adam il est mal tombé”

“Chanson dégagée” (1968)

Bien avant notre ère woke et post-#metoo où il est de bon ton de faire la démonstration de ses “engagements” pour ne pas se retrouver sur le bas-côté, Anne Sylvestre chantait “Chanson dégagée” alors que les étudiants jetaient des pavés. Sans doute en a-t-elle eu marre qu’on la traite de “chanteuse engagée”, expression qui veut tout et rien dire (comme l’ont très bien compris Les Inconnus). Il faut dire que, fille d’un collaborateur notoire – chose qui demeura chez elle source d’une profonde honte, même si elle ne renia jamais son père, qui fit 10 ans de prison – elle avait tout pour se méfier de ce genre d’appellation. Cette dimension autobiographique se ressent d’ailleurs très clairement dans les paroles même si, au moment où la chanson paraît, elle n’avait jamais évoqué publiquement cette partie de son histoire. Anne Sylvestre n’était le porte-étendard de personne, n’appréciait pas qu’on la mette dans une case et se méfiait par nature des idéologies, et elle a eu tôt fait de le faire savoir. Résultat : une chanson qui n’a pas pris une ride et mérite d’être redécouverte.

Paroles à retenir : “Y en a qui voudraient que je porte/une oriflamme ou un couteau/Que je crie et que je m’emporte/mais faudrait qu’ils se lèvent tôt/Il y a quinze ans et des poussières/peut-être je leur aurais plu/J’ai pleuré pour ma vie entière/maintenant je ne pleure plus/Oui, mais moi, quand j’avais quinze ans/quand on me parlait de justice/j’entrevoyais un précipice/et puis je pleurais tant et tant/Quand on me disait “Liberté”/je mordais mon poing et ma peine/Alors, tu vois, c’est pas de veine/il me semble que j’ai changé”

“Un mur pour pleurer” (1974)

Au milieu des années 70, “Un mur pour pleurer” fustigeait les petites et grandes hypocrisies morales de la société où l’on parle à tort et à travers sans vraiment dire grand chose, où l’on reste dans la tiédeur plutôt que d’oser vraiment communiquer et se faire entendre, quitte à s’énerver pour ça. Là encore, les paroles restent incroyablement pertinentes aujourd’hui.

Paroles à retenir : “Je cherche un mur pour pleurer/Je cherche un mur pour pleurer/On ne pleure plus, paraît-il/On avale tout, c’est facile/On ne dit plus rien lorsqu’on vous crache dessus/On reste serein, la colère c’est mal vu/On est poli, poli/on tend son cul, merci merci”

“Une sorcière comme les autres” (1975)

S’il y a bien une chanson féministe importante, sensible, viscérale, authentique, poétique, c’est bien “Une sorcière comme les autres”, sorte de poème à la force émotionnelle incroyable pour lequel Anne Sylvestre étendit la durée du morceau à plus de 7mn, ce qui était inhabituel pour elle. Les paroles, la mélodie, les arrangements, le chant, à la fois maîtrisé et sur un fil d’équilibriste jusqu’à lâcher dans un cri rauque dans la dernière partie… Tout est au diapason ici pour raconter la femme dans toutes ses dimensions. Une femme brute, multiple, formée par des siècles d’images et de fantasmes masculins et qui pourtant est “vraie” et qu’on ne saurait ranger dans une case pour tenir à distance ses peurs. Et pourtant, point de doigt accusateur et moralisateur ici, pas de rejet des hommes (bien au contraire), pas de grandes phrases ne laissant rien à la sensibilité propre de l’auditeur. Tout est dans la finesse et la justesse des images et références employées, dans le rythme délicat de ces paroles où les inflexions et les blancs entre deux phrases sont tout aussi importants que ce qui est dit.

Paroles à retenir : “S’il vous plaît/Soyez comme le duvet/Soyez comme la plume d’oie des oreillers d’autrefois/J’aimerais ne pas être portefaix/S’il vous plaît faites-vous léger/Moi je ne peux plus bouger/Je vous ai porté vivant/Je vous ai porté enfant/Dieu comme vous étiez lourd/Pesant votre poids d’amour/Je vous ai porté encore/À l’heure de votre mort/Je vous ai porté des fleurs/Vous ai morcelé mon cœur/Quand vous jouiez à la guerre, moi je gardais la maison/J’ai usé de mes prières les barreaux de vos prisons/Quand vous mouriez sous les bombes, je vous cherchais en hurlant/Me voilà comme une tombe et tout le malheur dedans/Ce n’est que moi/C’est elle ou moi/Celle qui parle ou qui se tait/Celle qui pleure ou qui est gaie/C’est Jeanne d’Arc ou bien Margot/Fille de vague ou de ruisseau/C’est mon cœur ou bien le leur/Et c’est la sœur ou l’inconnue/Celle qui n’est jamais venue/Celle qui est venue trop tard/Fille de rêve ou de hasard/Et c’est ma mère ou la vôtre/Une sorcière comme les autres”

“Maman elle est pas si bien que ça” (1986)

On continue dans la lignée féministe avec cette chanson entre ironie mordante et indignation dans laquelle une fille s’adresse à son père pour prendre la défense de sa mère, que ce dernier a mis sur un piédestal (celui de mère), ne la considérant plus finalement comme une femme à part entière. Mais une partie des paroles s’applique aussi très bien à une certaine vision masculine profondément ancrée qui a tendance à diviser les femmes en général entre celles qui sont “pures” (comprendre trop sages, gentilles, etc. et qu’on veut donc laisser sur un piédestal sans trop y toucher, comme si le désir risquait de les salir) et celles qui sont désirables. D’où ce titre assez étrange de prime abord, qui revendique l’imperfection et le droit d’être traitée comme un être humain normal, et non comme une fragile petite chose à prendre avec des pincettes.

Paroles à retenir : “Surtout ne dis rien à ta mère/Elle en mourrait/Laisse-la avec ses chimères/Sois sans regrets/Elle est si vulnérable et tendre/Si désarmée/Qu’elle ne pourrait pas comprendre/Mes à-côtés/Qu’elle ne voudrait pas m’entendre/En liberté/Vous vous trompez/Vous vous trompez/Maman, elle est pas si bien qu’ ça/C’est pas Thérèse d’Avila/C’est loin d’être la Sainte Vierge/Ça ne l’amuse vraiment pas/Vos précautions et vos gamberges/Vos silences, au bruit de ses pas/Ce qu’elle veut, c’est pas des cierges/Votre respect lui reste là”

“La chambre d’or” (1969)

“La chambre d’or” est là où les imaginaires féminin et masculin se rencontrent, où l’un et l’autre des partenaires se rêvent pour mieux se trouver ou se retrouver lorsque le temps passe. Là encore, il est question d’imaginaire de contes (au sens positif du terme) et en même temps, la chanson prône une relation amoureuse authentique, où le fantasme des débuts laisse place à une relation saine et profonde, sans faux-fuyants et où l’on se choisit encore et encore et où l’on arrive  à se redécouvrir.

Paroles à retenir : “Quand je t’aimerai tant que, pour être un peu tendre/Il me faudra chercher des mots plus grands que nous/Qu’il ne nous restera qu’à tomber à genoux/Alors, je t’en supplie, refuse de m’entendre/Si je m’accroche à toi, emploie la violence/Si je me jette à l’eau, ne viens pas me chercher/Notre amour n’a besoin de feindre ou de tricher/On dirait, à le voir, que tout juste il commence/Donne-moi ce pays/Donne-moi la tendresse/Laisse-moi cet amour/S’il s’endort/Et vois, je suis plus belle encore/Que les princesses/Bâtis-moi ma chambre d’or”

“Faites-moi plutôt la cour” (1985)

Alors que les mœurs se sont déjà bien libérées en ce milieu des années 80, Anne Sylvestre prônait l’art délicat de la séduction, d’apprendre à se connaître et à se tourner autour plutôt que de simplement assouvir une pulsion – ce qui n’a rien de mal dans le fond bien sûr si c’est ce que l’on souhaite, mais ne laisse pas forcément toujours grande impression et n’a rien à voir avec une véritable rencontre. Là encore, l’artiste fait preuve d’un humour enjoué et nage à contre-courant.

Paroles à retenir : “S’il faut parler, faisons causette/Vous avez une jolie voix/Je crois deviner que vous n’êtes/pas seulement ce qu’on en voit/Mais pourquoi brûler les étapes/et ne pas flâner en chemin ?/Comme les mouches, on ne m’attrape/pas du premier revers de main/Faites-moi plutôt la cour/ça devient rare de nos jours/On ne se tourne plus autour/N’importe qui peut faire l’amour/comme une simple performance/Mais l’élégance/Mais l’espérance/de se frôler dans un détour/Mais la patience/ça n’a plus cours”

“L’éternelle histoire” (1975)

La dimension intemporelle de “L’éternelle histoire” est annoncée par son titre même. Elle parle d’une certaine dynamique (une loi cosmique, pourrait-on dire ?) qui fait que l’on a parfois tendance à désirer une personne indisponible émotionnellement. Une femme aime un homme qui ne le lui rend pas si bien ? Un autre tombe fou amoureux d’elle et l’attend en silence, sans succès. Lequel des deux mérite notre empathie ? Probablement les deux, puisqu’on ne choisit pas toujours…

Paroles à retenir : “Pendant qu’il se défaisait/Croyez pas qu’elle s’amusait/Car la fille aimait tout bas/celui qui n’avait pour elle/qu’un amour du bout des doigts/qu’un amour de passerelle/quand elle y était en croix/On pourrait bien déclarer/que ce n’était que justice/On pourrait bien déclarer/qu’elle ne l’avait pas volé/Si ça vous tombe dessus/sans que rien vous avertisse/Si ça vous tombe dessus/Vous ne jugerez pas non plus”

“Thérèse” (1977)

“Thérèse” fait partie de ces chansons méconnues d’Anne Sylvestre douces et profondes qui font aussi travailler l’imagination. Ode à l’amitié à travers le temps malgré les aléas de la vie, ses paroles possèdent également une certaine ambivalence, notamment dans le dernier couplet. Par exemple, qui est le narrateur ? Une femme qui déclare son amitié à une autre ou un homme qui écrit à une femme qui a sans doute des sentiments pour lui pour lui assurer de l’importance de leur amitié à ses yeux ? Le symbole des pommes peut être tout autant signe de désir que d’inspiration ou plutôt du manque d’inspiration (syndrome de la page blanche ?) d’un artiste et symbolise sans doute un peu les deux à la fois. Quelle que soit l’histoire que l’on s’imagine à travers cette chanson sur la sincérité de sentiments platoniques, la chanson touche et reste longtemps en tête.

Paroles à retenir : “Thérèse il y a des années/où les pommiers n’ont pas de pommes/J’écris pour que vous le sachiez/La récolte n’est pas trop bonne/Depuis longtemps vous m’écrivez/sans que bien souvent je réponde/La chaleur de votre amitié/m’a bien souvent rendu au monde/Trop peu de pommes au pommier/Me gardez-vous votre amitié ?/Me gardez-vous votre amitié ?”

“Les gens qui doutent” (1977)

Maintes fois reprise, souvent diffusée à la radio et réclamée en concert par ses fans à son grand agacement (sincère ou feint ?), “Les gens qui doutent” est sans doute la chanson la plus connue d’Anne Sylvestre avec “Douce maison” ou “Une sorcière comme les autres” et en écoutant les paroles, mais aussi la qualité de la mélodie, il est aisé de comprendre pourquoi. J’avais déjà cité cette chanson dans mon analyse du film Le nom des gens (qui se penchait sur les déboires de la gauche française), mais il m’était difficile de faire l’impasse dessus pour cette sélection, même si c’est souvent la plus citée de l’artiste.

Ce morceau qui parle du doute qui permet de se remettre en question, de conserver son empathie, de rester authentique, mais fait aussi trop cogiter et, du coup, empêche parfois d’agir et de s’imposer fait après tout appel à notre peur de passer à côté de notre vie ou de ne pas être reconnus pour ce que nous sommes. Il s’agit un peu d’une version tendre, lucide et sans complaisance du poème de Fernando Pessoa, “Bureau de Tabac”, où le poète portugais se confrontait à sa peur de ne pas laisser de trace (il se suicida à l’alcool dans la pauvreté et ne connut une reconnaissance que posthume), écrivait : “Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !/Moi, qui de certitude n’ait point, suis-je plus assuré, le suis-je moins ?/Non, même pas de ma personne…”

Anne Sylvestre chante avec tendresse les mérites de ces personnes qui ont tendance à se tirer une balle dans le pied, tout en refusant d’accorder sa pitié. Il faut savoir ne pas être toujours trop gentil…

Paroles à retenir : “J’aime les gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps/Et qu’on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps/Qu’on leur dise que l’âme fait de plus belles flammes que tous ces tristes culs/Et qu’on les remercie, qu’on leur dise qu’on leur crie/”Merci d’avoir vécu”/”Merci pour la tendresse”/”et tant pis pour vos fesses”/”qui ont fait ce qu’elles ont pu””

“Ecrire pour ne pas mourir” (1985)

Plus que tout autre, “Ecrire pour ne pas mourir” est sans doute celle qui dit le mieux le besoin viscéral de mettre des mots sur les maux, d’écrire pour dire ce en quoi l’on croit, cet élan qui nous pousse à affirmer haut et fort qui nous sommes pour ne pas être pris pour quelqu’un d’autre, pour ne pas que quiconque nous vole notre voix. Ecrire pour soi aussi, plutôt que pour plaire. L’auteure est ici indissociable de la femme : entière, imparfaite, apparaissant dans toutes ses ombres et lumières.

Paroles à retenir : “Qu’on m’écoute en passant, d’une oreille distraite/ou qu’on ait l’impression de trop me ressembler/Je voudrais que ces mots qui me sont une fête/on ne se dépêche pas d’aller les oublier/Que vous soyez critique ou plein de bienveillance/je ne recherche pas toujours ce qui vous plaît/Quand je soigne mes mots, c’est à moi que je pense/Je veux me regarder sans honte et sans regrets, sans honte et sans regrets/Ecrire pour ne pas mourir/Ecrire, grimacer, sourire/Ecrire et ne pas me dédire/Dire ce que je n’ai pas su faire/Dire pour ne pas me défaire, écrire, habiller ma colère/Ecrire pour être égoïste/Ecrire ce qui me résiste/Ecrire et ne pas vivre triste/et me dissoudre dans les mots/Qu’ils soient ma joie et mon repos/Ecrire et pas me foutre à l’eau”

“Rien qu’une fois faire des vagues”

Parmi les chansons peu connues d’Anne Sylvestre, “Rien qu’une fois faire des vagues” est une chanson vive, sincère et joyeusement euphorique, qui parle de ce qui se passe quand on cesse de vouloir à tout prix faire plaisir aux autres et que l’on ose s’affirmer, s’énerver, quitte à déranger. Avec ce refrain au rythme et aux vocalises aussi impétueux que le roulis des vagues cognant contre une barque en pleine mer.

Paroles à retenir : “C’est l’habitude qui nous manque, on ne sait pas jeter des cris/Hurler contre ce qui nous flanque la tête au mur certaines nuits/On ne sait pas claquer les portes, fermer ses oreilles et ses yeux/Jeter au diable et qu’il l’emporte/tout ce qui nous déchire en deux/Un rien, une paille, un copeau/des plumes de moineaux/On ne veut pas peser plus lourd qu’un geste d’amour/Rien, une hache, un couteau/une épée plantée dans le dos/On ne veut pas montrer le sang, que l’on saigne au dedans/Mais rien qu’une fois, rien qu’une fois, faire des vagues/Et tout casser rien qu’une fois/Dire “je pleure, et vous ne voyez pas”/Et dire “je meurs, et vous, vous restez là, vous restez là”/Rien qu’une fois, faire des vagues et que ça bouge, que le ciel devienne rouge/Qu’enfin on ose donner de la voix/”Vous mes amours, non, ne me laissez pas”/”puisque vous me tenez la main”/Ce n’était rien”

“Ca va m’faire drôle” (1986)

“Ca va m’faire drôle” illustre bien le refus catégorique d’Anne Sylvestre de céder à l’auto-complaisance. Avec humour et auto-dérision, elle raconte comment son tout nouveau bonheur la bouscule et lui fait voir la vie autrement que par le drame. Nous rappelant par l’humour que l’on est aussi (en partie) responsable de son état d’esprit et qu’un changement de perspective peut faire une grande différence.

Paroles à retenir : “J’ai des vapeurs, j’ai des vertiges/voire des étourdissements/J’ai froid jusqu’au bout des rémiges/et j’emploie des mots étonnants/Je ne sais plus d’où vient le vent, je sais pourtant qu’il souffle/Et j’ai le désir obsédant de jeter mes pantoufles/Je pourrais voir un médecin, astrologue ou cartomancien/Mais ils pourraient me rassurer/C’est bien trop risqué/Mais je suis bien et ça m’fait drôle/Je suis toute désorientée/Je n’ai plus de poids sur les épaules/et la boule s’est dissipée/Plus de migraine et plus d’angoisses/Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?/J’ai beau chercher, plus une trace de ce qui a pu me tracasser”

“Sur mon chemin de mots” (1994)

Anne Sylvestre a beaucoup parlé de l’importance de l’écriture à travers ses chansons. Moins connue qu'”Ecrire pour ne pas mourir”, moins “dramatique” dans sa tonalité, “Sur mon chemin de mots” est une chanson touchante et poétique sur son rapport aux mots et leur importance, l’importance de leur justesse aussi et la manière dont ils permettent de prendre de la hauteur, de grandir, évoluer…

Paroles à retenir : “Les mots sont comme des oiseaux venus dans mes rameaux, dans mes bocages/Les mots ont planté des drapeaux sur tous mes chapiteaux, toutes mes cages/Tantôt je suis comme un chameau, je les mets sur mon dos, j’en suis avare/Tantôt je coule comme l’eau, je vide mon tonneau, je m’en sépare/Sur mon chemin de mots/sur mon chemin de mots, j’en ai vu de si beaux/que j’en délire/Sur mon chemin de mots, j’en ai vu de si beaux que je ne saurais dire”

“Tant de choses à vous dire” (1986)

Chanson sur l’amour naissant qui donne envie de parler, de se dévoiler et de bousculer l’autre, “Tant de choses à vous dire” parvient à traduire le sentiment d’ébullition et de bouillonnement intérieur positif  où tout semble incertain mais possible, et qui invite à l’ouverture sur le monde et l’ouverture à l’autre, nous donnant la force de dépasser nos peurs et le sentiment d’incommunicabilité qui pourrait tuer une histoire dans l’oeuf… Tout en vantant également les mérites de la patience, et de prendre du temps pour communiquer avec l’autre, sans quoi il n’y a pas de réciprocité.

Paroles à retenir : “Tant et tant de colère, de ne pouvoir casser/ce mur qui nous enserre, nous fait nous ignorer/Ce mur fait de bêtise et de tant de mépris/que l’on ne peut à sa guise atteindre ses amis/Tant de choses qui changent et la vie qui va fort/La vie qui nous dérange et nous donne tort/qui nous oblige, folle, à brûler nos vaisseaux/Et puis qui nous console avec un chant d’oiseau/Tant et tant et tant/mais je prendrai le temps”

“Belle parenthèse” (1994)

Cette chanson rappelle encore une fois quelle grande amoureuse est Anne Sylvestre… même si cette partie de son répertoire n’est pas forcément la plus connue, les personnes connaissant ses chansons pour adultes citant plus volontiers ses morceaux féministes humoristiques ou sérieux. L’amour n’apparaît pas idéalisé comme au ciné, mais également loin du modèle traditionnel du couple. Loin de la routine, il se vit ici comme une belle parenthèse où l’on s’accorde du temps dans le flot tumultueux de la vie et où l’on parvient à se surprendre sans se tenir pour acquis.

Paroles à retenir : “Ca jongle avec les téléphones, ça prend des airs d’agents secrets/Ca fait son printemps en automne et son automne au mois de mai/Ca vole une heure à la sauvette et ça en fait l’éternité/Ca se bricole des cachettes, ça réveillonne à l’heure du thé/Mais l’amour, belle parenthèse/On se fait des nuits en plein jour/entre deux portes, entre deux chaises/on vit d’aventures à rebours”

“Chanson d’amour à l’envers” (2003)

La dernière partie de la carrière d’Anne Sylvestre est moins connue du grand public, qui est beaucoup resté sur ses classiques des années 70. Pourtant, son album Les chemins du vent recèle de petites pépites, dont cette “Chanson d’amour à l’envers” où l’on retrouve encore une fois la simplicité et la tendresse de l’artiste dans sa vision de l’amour. Plutôt que de déclarer ses sentiments à un homme de manière un peu trop démonstrative ou grandiloquente sur le mode du “je t’aime pour tout ce que tu es”, elle le fait ici en listant toutes les choses “qu’il n’est pas” et qui font justement qu’elle tient à lui, le tout avec poésie.

Paroles à retenir :  “Je t’aime pour tout ce que tu n’es pas, je t’aime pour tout ce que tu n’es pas/Un long fleuve tranquille, un petit pied-à-terre en ville, une infirmière à domicile/Dis-moi ce que je ferais de ça ?/Un contrat d’assurance, un bungalow pour mes vacances, un résultat connu d’avance/Je préfère ce que tu es pour moi/Un oiseau sur ma branche, un renardeau dans mon terrier/l’as de cœur dans ma manche, un petit clou dans mon soulier pour ne pas t’oublier”

“Dans la vie en vrai” (1981)

Grand classique dans le répertoire d’Anne Sylvestre, « Dans la vie en vrai » est littéralement une chanson d’auteur où l’artiste file la métaphore de l’écriture et de la narration pour critiquer la fâcheuse tendance que l’on peut tous avoir (et les artistes encore plus) à rêver ou romancer sa vie plutôt que de la vivre vraiment. Il s’agit aussi, plus simplement, d’une déclaration d’amour en forme de manifeste pour oser vivre plutôt que de se retrancher derrière sa plume où, en tant qu’auteur, on peut tout contrôler… ce qui n’est pas le cas dans la vie, où le simple fait de s’ouvrir à l’autre implique d’accepter de ne pas avoir entièrement le contrôle pour qu’une véritable histoire (dont on ignore les rebondissements à venir et la fin) puisse exister et se développer. « Malédiction » de beaucoup d’artistes et auteurs qui aiment cultiver le mythe de l’ « artiste maudit » sous prétexte de nourrir leur art (Les chaussons rouges, en gros) ou bien tout simplement se révéler en empruntant les masques de personnages… sans oser toujours assumer dans la vie, en prenant ainsi le risque de ne pas pleinement s’épanouir “en vrai”.

Avec tendresse, simplicité et humour, Anne Sylvestre nous rappelle que la vie n’est ni un roman ni un film, une chanson ou un poème : elle est imparfaite (comme nous) et s’invente au fil de l’eau. Et l’amour, qui prend au dépourvu par nature, n’est pas nécessairement aussi compliqué, si tant est que l’on s’autorise à prendre le risque d’une véritable rencontre, qui nous sortira de notre zone de confort. Si l’on passe à côté de certaines histoires, ce n’est pas tant, au final, en raison d’obstacles externes insurmontables, mais plutôt de nos propres blocages internes et peurs qui nous poussent à rester dans le fantasme plutôt que d’affronter la vie et de poser des mots sur ce que l’on ressent sans avoir à se cacher.

Paroles à retenir : « C’est vrai qu’on aime s’inventer comme au cinoche/on voit les plans bien découpés comme au ciné/Le scénario se déroule sans anicroches/Quand le mot fin s’allume on n’est pas étonnés/Mais on découvre en soulevant un coin de toile/qu’on a raté la grande scène des amoureux/Qu’on sait pas se faire embrasser sur fond d’étoiles/qu’on a sommeil et que le rôle est ennuyeux/Mais dans la vie, mais dans la vie en vrai/Comme je t’aime, je t’aimerai/Que ce soit de loin ou de près/ce que j’ai dit, le redirai/et pour de rire et pour de vrai »

“Lazare et Cécile” (1965)

Premier classique d’Anne Sylvestre, “Lazare et Cécile” est la chanson qui lui a véritablement permis de se faire connaître, même s’il lui faudra encore des années avant de véritablement assoir sa notoriété. Il faut dire que l’artiste n’a jamais eu la langue dans sa poche et n’a jamais vraiment ménagé les maisons de disques, qui ont eu tôt fait de la mettre en concurrence avec Barbara, autre grande dame de la chanson française connue pour la qualité de sa plume – comme s’il ne pouvait y en avoir deux. Il s’agit aussi de l’un de ses plus beaux morceaux, qui s’inscrit dans la tradition de la grande chanson d’amour à la française… tout en la prenant à contre-pied par son optimisme, pas encore vraiment à la mode à cette période, encore bercée par les histoires d’amour impossibles et tragiques.

Rappelons par exemple que la même année sortait le sublime “Ces gens-là” de Jacques Brel, qui racontait comment l’atavisme empêchait une jeune femme issue d’une famille de petits bourgeois de rejoindre le narrateur, qui sombre dans le cynisme et la rancœur en l’attendant sans espoir d’une fin heureuse.  Et bien sûr, inutile de rappeler les chansons aux paroles ridiculement tragiques dont se moquait gentiment la comédie musicale Funny Face de Stanley Donen avec Audrey Hepburn !

Ici, Anne Sylvestre met en place son histoire comme un tableau pastoral et commence à nous brosser la situation de telle manière à ce que l’on s’attende à voir le drame surgir dans toute sa noirceur. Jugez plutôt : une jeune fille qui aime rêvasser au bord de la rivière, un jeune homme solitaire et incompris se rencontrent et unissent leurs solitudes à l’abri des commérages d’un petit village, qui finit bien vite par découvrir le pot aux roses quand la demoiselle tombe enceinte. L’artiste joue avec les attentes de l’auditoire et fait preuve d’une ironie malicieuse quand elle dépeint la “déception” des villageois de ne pas être parvenus à assister à une véritable tragédie. Et pour cause : pour Anne Sylvestre, l’amour est un élan de vie et les amoureux, plutôt que de se laisser aller au désespoir, choisissent de vivre leur amour, même si cela signifie s’éloigner des mauvaises langues qui leur demandent des comptes. Le romantisme intemporel que l’on retrouve souvent chez Anne Sylvestre est bien là, dépourvu de la dimension mortifère que l’on retrouve dans une partie de la tradition de la chanson française à texte sérieuse.

Paroles à retenir : “On aurait voulu peut-être voir Cécile dans l’étang/et sur la branche d’un hêtre trouver Lazare pendant/Sans gêne on aurait pu suivre leur cortège en soupirant/Mais ceux que l’amour délivre préfèrent s’aimer vivants”

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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