Mary Ellen Mark est une photographe américaine née en 1940 à Philadelphie et décédée en 2015 à New York.
Bien qu’elle ait pu photographier des célébrités et est également connue pour ses photographies sur les plateaux de tournage (Sleepy Hollow, Moulin Rouge et Sweeney Todd font partie des derniers films qu’elle a photographiés), elle s’intéressait beaucoup aux laissés pour compte aux États-Unis, ainsi qu’aux sujets sociaux et politiques et c’est cette partie de son oeuvre qui fait l’objet de l’exposition Rencontres proposée par Sophia Greiff et Melissa Harris que nous sommes allés découvrir dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles 2024 à l’Espace Van Gogh.
Un témoignage personnel et percutant de l’Amérique des années 60-70
Mary Ellen Mark était connue pour prendre beaucoup de temps à chaque reportage, n’hésitant pas à se rapprocher le plus possible de ses sujets, à apprendre à les connaître, ce qui est bien mis en avant au sein de l’exposition. Elle réalisait régulièrement des séries pour les magazines Life, Vogue, Rolling Stone, The New Yorker ou encore Vanity Fair, parallèlement à des projets personnels, parfois inspirés par ce qui étaient au départ des travaux de commande. « J’essaye de faire des photographies qui soient universellement comprises […], qui dépassent les frontières culturelles. Je veux que mes photographies traitent des émotions et des sentiments essentiels que nous éprouvons tous et toutes », disait-elle.
L’exposition Rencontres couvre différentes périodes de la carrière de la photographe, avec une grosse concentration autour des années 60-70. On découvre dans la première partie ses photos des enfants afro-américains des rues de Seattle, mais aussi ses superbes clichés noir et blanc autour de la lutte pour les droits civiques, pour les droits des femmes, ainsi que lors des manifestations autour de la guerre du Vietnam (contre, mais aussi pour). En ce qui concerne cette dernière, certains clichés frappent tout de suite, comme celle de ce pré-adolescent blond photographié aux côtés de sa mère ou de sa grand-mère dans une tenue BCBG et défendant l’intervention armée des États-Unis. Ou encore (toujours d’actualité), celle de cet homme au brushing impeccable tenant une version miniature du drapeau américain juste devant son visage, de sorte que celui-ci se substitue à son regard.
Dans la seconde partie, on découvre une série de photos prises au sein d’une famille de l’Amérique profonde, dans les Appalaches, avec les petites filles tirant à la carabine et le mari braquant fièrement son fusil en direction de son épouse, qui prend la pose juste à côté, mais aussi des photos d’un jeune couple portoricain à Brooklyn, de la grossesse de la femme jusqu’à la naissance de leur enfant. Des photos dont le contexte est expliqué sur des cartons en reprenant le témoignage de l’artiste. Ainsi, la photo avec le mari braquant son épouse tient en partie du hasard puisque Mary Ellen Mark était en train de photographier celui-ci dans un arbre du jardin, fusil en main, lorsque sa femme est rentrée dans le champ et s’est approchée. Plutôt que de détourner l’arme, il a maintenu sa pose et la photographe en a profité pour prendre le cliché.
Ward 81 : un hôpital psychiatrique pour femmes à Salem
Enfin, beaucoup des photos les plus marquantes de Rencontres appartiennent à la série Ward 81 : Voices que la photographe réalisa au sein de l’unité pour femmes de l’hôpital psychiatrique public de Salem en Oregon (celui-là même où fut tourné le film Vol au-dessus d’un nid de coucous de Milos Forman). Mary Ellen Mark s’y rendit dans un premier temps en tant que photographe de plateau sur le film en question, justement. Marquée par ce qu’elle y découvrit, elle décida d’y retourner afin de réaliser un projet photographique à part entière autour des patientes internées, dont les mimiques et expressions corporelles interpellent. On les découvre dans différents espaces de l’hôpital et différentes situations : lors de l’administration d’électrochocs, immergées dans une baignoire, en discussion ou prostrées en salle commune… Le nom de la section où se trouvent ces femmes (Ward 81), frappe également puisqu’il tient davantage du vocabulaire du milieu pénitentiaire. Le fait que ce service se trouve à Salem, qu’on le veuille ou non, convoque également tout un imaginaire autour de la marginalisation et la stigmatisation de femmes considérées comme différentes.
La série photographique, réalisée avec l’accord des médecins de l’hôpital, mais aussi des patientes (seules celles acceptant d’être photographiées l’étaient), entendait documenter de manière rigoureuse la vie de ces femmes au sein de cet établissement public. Mary Ellen Mark et sa collaboratrice, le Dr Karen Folger Jacobs, ont travaillé au sein de l’hôpital avec les soignants durant toute la durée de la réalisation de la série, et dormaient dans des chambres vides de l’hôpital, d’habitude réservées aux patientes. Elles ont pu constater une véritable différence de traitement de ces femmes par rapport à la section où se trouvaient les hommes : pas de véritables chambres, un bâtiment très dégradé, pas de suivi psychiatrique personnalisé et des rapports de force avec les soignants cherchant surtout à maintenir le contrôle sur les patientes, quitte à employer la contrainte physique, la contention…
Les clichés de l’équipe de soignants portant par les quatre membres une femme se débattant, des pieds d’une patiente attachés aux barreaux du lit par d’épais liens de cuir ou encore de femmes immergées dans une baignoire dans une pièce à l’allure spartiate interpellent véritablement et nous rappellent que, si le film de Forman donnait dans le romanesque et était sans doute cliché pour certaines choses par rapport à l’époque (la lobotomie finale), le manque de moyens des institutions publiques et, surtout, le manque de considération pour des patients parfois davantage considérés comme des prisonniers à contrôler ou contraindre ne tenait pas forcément du pur fantasme, loin de là.
Un projet photographique qui eut un impact réel
La recherche et les pratiques au sein du milieu psychiatrique ont évidemment évoluées depuis les années 70, mais le manque de considération pour cette discipline, encore aujourd’hui « parent pauvre » de la médecine avec un manque de moyens criant se répercutant sur l’accueil et la prise en charge de patients (et, parfois, la formation des psychiatres, même si les choses évoluent de manière assez positive) est toujours malheureusement d’actualité.
Un constat qui ne tient pas d’une prise de position « anti-psychiatrie », bien au contraire : les témoignages et la documentation de ce qui se passe au sein des services et établissements (en bien comme en mal) ne peut que permettre de faire évoluer les choses, et donc d’obtenir de meilleures conditions de prise en charge, ainsi qu’une vision plus juste de patients parfois encore considérés par le grand public comme de dangereux aliénés… oubliant que l’on peut être hospitalisé (y compris de son plein gré) sur une période donnée pour tout un tas de raisons sans être un fou dangereux et retrouver ensuite une vie tout à fait normale. Et, parmi ceux qui ont du mal à reprendre pied, la majorité ne sauraient être considérés comme dangereux, et sont bien plus souvent victimes qu’agresseurs – les cas de violences, en état de délire ou non, étant assez majoritairement liées à la toxicomanie, ce qui est assez rarement précisé dans les médias lorsque surgit un « fait divers ».
En ce qui concerne la série Ward 81 : Voices, il est d’ailleurs intéressant de noter que Karen Folger Jacobs (qui était également une psychothérapeute agréée) comparut en 1977 devant la Commission présidentielle américaine pour la santé mentale pour témoigner de ce à quoi elle avait assisté à l’Oregon State Hospital, à savoir une négligence institutionnelle et des mauvais traitements bien trop fréquents. Son discours toucha les membres de la commission. Au-delà du projet documentaire et artistique, Mark et Folger Jacobs ont ainsi participé, à leur niveau, à faire évoluer les choses. Elles interviewèrent également les patientes qui le souhaitaient et le fruit de leur travail, d’une très grande richesse, a fait l’objet d’un livre, réédité en janvier 2023 en anglais aux éditions Steidl (Allemagne).
D’autres expositions photographiques autour de l’Amérique à découvrir
Présentée au rez-de-chaussée de l’Espace Van Gogh, Mary Ellen Mark : Rencontres est une belle entrée en matière aux Rencontres de la photographie d’Arles 2024 tant on se rend compte que le travail de la photographe américaine a inspiré plusieurs générations d’artistes même si, bien sûr, elle était loin d’être la seule à avoir réalisé des photos à visée sociale aux États-Unis à cette période. On pourra ensuite filer à l’Église des Frères Prêcheurs pour découvrir l’exposition Journey to the Center de l’Espagnole expatriée au Mexique, Cristina di Middel, dont les clichés, quoique d’un style très différent, possèdent certaines correspondances, par leur dimension sociale et leur volonté de s’intéresser aux laissés pour compte, avec le travail de Mark. Dans cette exposition qui reprend la structure de Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, elle suit le parcours de combattant des Mexicains tentant de s’introduire aux États-Unis en passant la frontière et en fait un mythe où la mort rôde mais où l’espérance demeure.
Et, si l’Amérique des outsiders vous passionne et que vous avez un faible pour les frères Coen, sachez que Joel Coen a sélectionné 70 clichés noir et blanc du photographe Lee Friedlander dans le cadre de l’exposition Lee Friedlander Framed by Joel Coen située à l’intérieur de la tour du Parc des Ateliers. Aujourd’hui âgé de 90 ans, l’artiste américain a arrêté sa carrière en 2002. Il s’est principalement intéressé à l’espace urbain, a photographié l’Amérique en voiture… Cette sélection de photographies nous parlent bien sûr de l’Amérique, entre ses grands espaces, ses pick-up, ses boutiques désolées de bord de route et, évidemment, son peuple. Les correspondances entre les deux artistes, par l’atmosphère mais aussi un certain sens du cadrage, permettent également d’éclairer l’influence du photographe sur le cinéaste et son frères.
Les rencontres de la photographie d’Arles 2024, jusqu’au 29 septembre 2024. Forfait toutes expositions : 36 € en ligne, 28 € en tarif réduit en ligne, 38 € sur place et 30 € en tarif réduit sur place. Entrée lieu à l’unité : de 6 à 14 €. Gratuit pour les jeunes de moins de 18 ans, les résidents d’Arles, les personnes en situation de handicap et les bénéficiaires du RSA, de l’ASS, de l’ADA, du RSO et de l’ASPA. Espace Van Gogh ouvert tous les jours de 10h à 19h30. Le reste des informations pratiques est à retrouver en ligne sur le site officiel des rencontres.
