Caractéristiques
- Titre : La Tour de Glace
- Réalisateur(s) : Lucile Hadžihalilović
- Scénariste(s) : Lucile Hadžihalilović
- Avec : Clara Pacini, Marion Cotillard, August Diehl, Gaspar Noé, Lilas-Rose Gilberti, Marine Gesbert, Dounia Sichov...
- Distributeur : Metropolitan FilmExport
- Genre : Drame, Fantastique
- Pays : France
- Durée : 1h58
- Date de sortie : 17 septembre 2025
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- Note du critique : 8/10 par 1 critique
Quatrième long-métrage de la réalisatrice Lucile Hadžihalilović deux ans après Earwig, La Tour de Glace s’inspire librement du conte La reine des neiges de Hans Christian Andersen, qu’il met en abyme à travers l’histoire d’une jeune fille des années 70 qui fuit le foyer où elle est placée (Clara Pacini) pour se réfugier sur le tournage d’une adaptation du conte dans laquelle la reine est interprétée par une énigmatique et intimidante star du cinéma à la personnalité quelque peu complexe.
Sorti peu après la rentrée avec une assez grosse campagne de promotion autour de Marion Cotillard, qui a enchaîné interviews et plateaux télé et fait la une du magazine La Septième Obsession, ce nouveau film, encore à l’affiche au moment où nous écrivons ces lignes, est néanmoins sorti sur un nombre d’écrans restreint. On y retrouve l’ambiance particulière des films de la réalisatrice, une esthétique affirmée, mais aussi la forme du récit initiatique et la thématique de l’exploration de la féminité, qu’elle avait déjà abordées dans son premier long, Innocence (2004), dans lequel Marion Cotillard occupait déjà un second rôle.
Un jeu de miroir sous forme de kaléidoscope entre l’admiratrice et la star de cinéma
Au début du film, alors que Jeanne se trouve encore dans la chambre du foyer qu’elle partage avec une petite fille, on la voit sortir un cristal et regarder à travers lui par la fenêtre, un geste qui permet de nous indiquer que nous verrons les événements à travers son point de vue subjectif. Les reflets démultipliés du cristal qui diffracte la lumière tel un kaléidoscope symbolise dès l’ouverture l’ambiguïté et la dimension multi-facettes du récit, sa dimension onirique également, puisque ce parti pris esthétique annonce le fait que l’héroïne va passer « de l’autre côté du miroir » en quelque sorte.
Par la suite, le tournage dans le tournage, comme souvent lorsque ce procédé est utilisé, sert à instaurer une mise en abyme entre le conte d’Andersen, dont l’équipe tourne une adaptation, et ce qu’il se passe durant le tournage. Ici, la réalisatrice en profitera pour donner sa version personnelle de l’allégorie de la caverne de Platon en faisant appel au pouvoir d’évocation du cinéma, qui permettra de libérer le personnage de Jeanne.
Miroir, mon beau miroir…
Le conte d’Andersen, publié en 1844, raconte l’histoire d’une adolescente qui part à la recherche du royaume de la cruelle reine des neiges afin de délivrer son meilleur ami, qui a été capturé par celle-ci. Dans la version originale de l’histoire, le rôle du miroir de la reine est prépondérant, puisque c’est à travers lui que la reine exerce une emprise sur les enfants qu’elle prend dans ses filets, troublant leurs pensées et leur vision des choses en faisant en sorte que la méfiance s’immisce dans leur esprit afin de corrompre leur bonté et la pureté de leurs sentiments. Ici, même si le personnage de l’actrice incarné par Marion Cotillard se regarde à différentes reprises dans la glace de sa loge, le miroir est plus métaphorique dans la relation entre les deux personnages puisque la star « s’abreuve » du regard admiratif et craintif de la jeune fille, qui la fait se sentir puissante, mais la renvoie aussi à celle qu’elle était avant d’accéder à la gloire, c’est-à-dire une jeune fille perdue, abandonnée à son sort.
De l’autre côté, Cristina, la star/reine, renvoie aussi à la jeune Jeanne, qui se fait bientôt appeler Bianca sur le plateau, ses propres désirs flous et démons enfouis, la confrontant à son inconscient. Elle qui a dû grandir sans modèle maternel explore sa féminité par le biais de la star, mais aussi ses pulsions de mort. Elle ne semble pas réaliser que sa fascination pour le personnage de la reine des neiges et pour l’actrice a un lien avec sa mère morte et son cadavre glacé contre lequel elle s’était blottie en la trouvant, enfant… Symbolique très psychanalytique s’il en est, mais qui fonctionne parfaitement au sein du métrage, sans que le scénario ou la réalisation aient besoin d’en rajouter.
L’actrice, qui règne désormais sur l’esprit de Jeanne, cherchera à la posséder après qu’elle se soit « livrée » à elle et ce jeu de miroir permettra à cette dernière de se libérer de ce trouble inconscient qui l’habite, mais aussi à s’affirmer au lieu de simplement se laisser subjuguer et vampiriser. Le climax du film est ainsi le moment où la jeune fille va retrouver l’actrice dans sa demeure « manoir » après un événement dramatique. Cette confrontation, d’une grande violence psychologique, mais également physique, l’actrice se montrant particulièrement perverse, est marquante tant il est rare de voir à l’écran une femme s’en prendre ainsi à une autre. Le personnage de Cristina incarné par Cotillard possède clairement un côté vampire gothique qui se traduit non seulement par son look hors caméra et son attitude, mais aussi par le choix de l’ancienne demeure décrépie dan laquelle elle loge durant le tournage, avec ses murs écaillés et son mobilier baroque/rococo sombre.
Un conte initiatique au fort pouvoir d’évocation
Dans le cinéma de Lucile Hadžihalilović, les apparences sont souvent trompeuses, et les rapports entre femmes peuvent s’avérer complexes. C’était déjà le cas dans Innocence, où deux institutrices incarnées par Marion Cotillard et Hélène Fougerolles, elles-mêmes placées sous le joug d’une directrice revêche, éduquaient des petites filles et adolescentes arborant des rubans de couleurs différentes (symbolisant une étape différente de leur développement) enfermées dans un pensionnat perdu au milieu des bois. Le film, beau et anxiogène à la fois, nous laissait craindre à chaque instant ou presque que quelque chose d’horrible n’arrive à ces fillettes qui, arrivées à un certain âge de leur adolescence, après avoir été longuement conditionnées à bien se tenir, bien se comporter, découvraient enfin le monde extérieur et les garçons. Une métaphore du patriarcat donc, mais qui prenait des détours de conte onirique jouant sur des peurs archaïques des adultes. Les frustrations des femmes adultes se ressentaient et rejaillissaient sur les fillettes.
Dans La Tour de Glace, il y a en partie quelque chose de cet ordre-là, mais réduit à un face-à-face, donc, où les deux protagonistes projettent mutuellement des choses sur l’autre les poussant à réagir, s’interroger, et se voir d’une autre manière. La jeune fille se voit en femme pour la première fois et commence à entrevoir sa possible indépendance tandis que l’actrice meurtrie et solitaire, méfiante par nature et sur la défensive, se voit investie d’un rôle de modèle, grande sœur puis de mère qui lui fait peur et qu’elle refuse clairement. Si la fascination de Jeanne lui donne du pouvoir sur elle, elle pourrait s’en servir pour faire le bien et l’aider (ce qu’elle commence par faire), mais aussi pour la modeler à son image avant de la détruire alors qu’elle-même n’est jamais allée au bout de ses pulsions suicidaires. Au fond, l’admiration de la jeune fille lui fait horreur autant qu’elle la flatte.
Un face à face intense entre deux actrices au sommet de leur art
Les personnages secondaires sont à la fois justes et discrets, d’August Diehl dans le rôle de Max, l’amant, à Gaspar Noé (compagnon de la réalisatrice et collaborateur de la première heure) dans le rôle du réalisateur, en passant par Lilas-Rose Gilberti, qui joue la jeune actrice que Jeanne/Bianca finira par remplacer. Mais le film repose principalement sur les épaules du duo Clara Pacini (jeune actrice issue du théâtre) et Marion Cotillard, très intense.
Clara Pacini est très expressive et sait traduire par son langage corporel et ses expressions le manque d’assurance de Jeanne, ses espoirs naïfs, son trouble grandissant et son monde intérieur. Cotillard, quant à elle, incarne une star de cinéma antipathique et cruelle mais pleine d’aspérités, dont on sent les fêlures et la souffrance derrière la distance et le contrôle jusqu’au-boutiste. De sorte que l’on espère un peu, à un moment, que Jeanne aura un effet bénéfique sur elle… Ce qui ne sera évidemment pas le cas. Et, dans ce registre de l’ambivalence, où le personnage de Cristina passe d’une certaine gentillesse et sensibilité teintée de mélancolie à la perversité et à la violence, Cotillard se révèle excellente, n’en rajoutant jamais et gardant toujours, à deux exceptions près où le personnage finit par vriller totalement, une certaine retenue, une maîtrise qui est celle de la reine des neiges, cette figure légendaire refusant de se laisser atteindre par l’amour et se condamnant par là-même à une éternelle souffrance, dans laquelle elle cherche à retenir ses « loyaux » sujets, des enfants en réalité sous son emprise.
A travers cette vision personnelle particulièrement forte, Lucile Hadžihalilović tire un film beau et troublant, rendant également hommage à la magie du cinéma et ses artisans. Un sentiment présent dès les premiers instants et qui se trouve renforcé lorsque Jeanne pénètre sur le plateau du film, avec cette très belle maquette du décor enneigé du royaume de la reine avec son palais. Le procédé de mise en abyme donne lieu à de très belles scènes oniriques et la réalisatrice joue avec le cadre, la lumière et l’image de manière à nous faire ressentir le même sentiment d’émerveillement que Jeanne, enfant des années 70 qui n’a pas dû souvent aller au cinéma et semble ici passer de l’autre côté de l’écran. La réalisatrice sait aussi utiliser l’image et la lumière (très beau travail du directeur de la photographie Jonathan Ricquebourg) pour jouer de la photogénie de Marion Cotillard et la sublimer, nous permettant de voir Cristina à travers les yeux de Jeanne.
Au final, La Tour de Glace est un petit bijou assez unique en son genre, tout aussi marquant que l’était Innocence, un conte pour adultes doublé d’un hommage vibrant au pouvoir de suggestion du cinéma, qui sait parler à nos peurs d’enfants, mais aussi à notre besoin de trouver la beauté là où elle est parfois absente.








