Si le nom de Jean Bousquet n’évoquera peut-être pas grand chose aux plus jeunes, ceux qui connaissent bien l’histoire de la mode savent qu’il s’agit du fondateur visionnaire de Cacharel, qui a marqué le prêt-à-porter avec la création du chemisier crépon ou encore la popularisation du Liberty dans les années 60.
C’est en 1958 que Jean Bousquet, titulaire d’un CAP tailleur, créé Cacharel et monte à Paris pour y devenir modéliste. Au départ, l’entreprise, qui tire son nom d’un canard de Camargue, propose principalement des pantalons pour femmes. Cependant, à l’automne 1963, le créateur a l’idée de se servir du crépon, un tissu jusque-là réservé à la lingerie, pour en faire un chemisier pour femmes.
La pièce est immortalisée par le top model Nicole de Lamargé, photographiée par Peter Knapp en couverture de ELLE et bientôt portée par Brigitte Bardot, qui le noue sous sa poitrine. Cacharel est lancé : désormais, la marque est connue et tout le monde va s’arracher le fameux chemisier. Il y aura ensuite, à la fin des années 60, le Liberty, qui connaîtra le succès que l’on sait. Cacharel participe à populariser le romantisme dans le prêt-à-porter, les stars portent les créations de la marque et contribuent à sa renommée. C’est le cas, notamment, de Jane Birkin. A l’aide de la photographe Sarah Moon, Jean Bousquet façonne l’identité visuelle de la marque, la rendant immédiatement reconnaissable. En 1985 sort le premier parfum de la marque, Anaïs Anaïs, dont le succès ne s’est jamais démenti.
Cacharel connaîtra, au fil des décennies suivantes, des hauts et des bas. Jean Bousquet se lance en politique, il sera maire de Nîmes (dont il est originaire) de 1983 à 1995 et délaisse quelque peu la maison qu’il a créée. Les directeurs artistiques se succèdent, les usines françaises ferment petit à petit. Désormais, le prêt-à-porter représente moins de la moitié du chiffre d’affaires de la marque. En 2009, Cacharel se rapproche du groupe italien AEFFE, spécialisé dans la production et distribution de produits de luxe afin de se déployer à l’international. La collaboration prendra fin 3 ans plus tard : les ventes sont décevantes et on reproche beaucoup à la marque ses prix trop élevés.
Et voilà qu’aujourd’hui, en 2016, Cacharel, dont la dernière boutique avait fermé en 2008 (les collections étant vendues au sein de points de vente spécialisés), s’apprête à faire son grand retour sur le devant de la scène, avec l’ouverture de 7 boutiques cette année, dont 2 à Paris, l’une en plein coeur de Saint-Germain-des-Prés, à l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Buci, l’autre sur la rive droite, rue de Passy. La nouvelle collection automne-hiver 2016/2017, qui a été présentée à la presse dans les locaux de la marque à l’occasion de la Fashion Week, a quant à elle bénéficié d’une attention particulière, avec des pièces résolument modernes, aux couleurs automnales, certaines d’inspiration japonaise.
Cinquante-huit ans ans après la création de Cacharel, Jean Bousquet a bien l’intention de donner une nouvelle jeunesse à sa maison grâce à ce repositionnement stratégique, consistant à faire revenir les clients dans des boutiques dédiées, en plein coeur des villes. C’est dans ce contexte-là que nous le rencontrons le 14 mars 2016, dans les bureaux de Cacharel, rue de Verneuil. Agé de 83 ans et affable, il continuera la conversation avec nous, une fois le dictaphone arrêté, pour nous raconter ses souvenirs d’une époque où le centre-ville était vivant, où l’on pouvait croiser des artistes tels que Serge Gainsbourg au café du coin. Rencontre avec un homme qui n’est pas à court d’idées.
Culturellement Vôtre : Cacharel va ouvrir 7 boutiques en 2016, en commençant par 2 boutiques parisiennes dès le mois de juillet. Vous comptez par ailleurs ouvrir 30 boutiques d’ici fin 2017. C’est un grand pas en avant pour la marque, qui avait connu quelques difficultés ces dernières années. Quels sont vos objectifs à long terme et à quels changements peut-on s’attendre ?
Jean Bousquet : En ce qui concerne l’ouverture de ces boutiques, nous avons décidé de revenir dans les centres-ville, qui avaient été abandonnés ces derniers temps. Le Web a pris beaucoup de clientèle, de même que toutes les grandes surfaces à l’extérieur des villes. Malheureusement, cela a contribué à vider ce centre-ville où l’on trouve une atmosphère de rencontre, où la culture est favorisée. Notre but est donc de réinvestir ce centre-ville, ce qui ne peut qu’être bénéfique et sera également beaucoup plus agréable pour les clients. C’est quelque chose qui manque aujourd’hui, je pense que les marques doivent revenir à ce centre-ville. C’est ce que nous faisons et j’espère que nous serons suivis.
La nouvelle collection automne-hiver 2016/2017 ne sera pas en vente sur Internet, à une époque où des sites tels que Net-à-Porter regroupent une clientèle de plus en plus large. Ramener cette clientèle en boutique, est-ce aussi une manière de recréer un lien avec le vêtement, dont on ne peut apprécier pleinement les détails ou la qualité de la matière sur un site web ?
Je pense en effet qu’il y a le plaisir de découverte du réel, le toucher, la couleur, qui est sans doute beaucoup plus naturelle quand on la voit en magasin que sur une photo… Et ensuite, en boutique, on aura l’avantage de découvrir l’ensemble d’une collection, qu’on pourra sans doute mieux apprécier dans ces conditions. Sur le plan culturel, je pense que c’est également intéressant. D’ailleurs on l’a vu pour la librairie : le livre revient dans les librairies. Après, évidemment, il y a beaucoup de produits qui se vendent très bien sur Internet. Mais les marques créatives, qui ont un héritage culturel, doivent je pense être représentées aussi bien en boutique que sur le Net.
Même si la dernière usine française a fermé en 2009, vous continuez à passer par des fabricants français, qui produisent à des coûts moins élevés en Europe de l’Est, notamment, tout en conservant la qualité de la matière. Vous avez le même fournisseur que Lanvin pour le tissu, par exemple. Pensez-vous que ce positionnement, entre mass market et luxe, constitue l’avenir pour le prêt-à-porter ?
Je pense qu’il faut bien séparer les choses : il y a un mass market, qui est obligatoire, et il y a le reste, qui doit se différencier très nettement, afin de proposer une vraie création, avec une qualité de matière, de fabrication. Il s’agit de pièces qui sont forcément beaucoup plus performantes que ce que peut proposer le mass market. Il y a ensuite la qualité de fabrication. On parle de « made in France ». Et nous sommes made in France : on crée en France, on achète en France. Après, on fait effectivement fabriquer le vêtement en Europe de l’Est ou au Portugal, mais cela représente 30% seulement du coût d’un vêtement. Si on devait le fabriquer en France, d’abord, il faut savoir qu’il n’y aurait plus d’usines pour le fabriquer, donc on ne vendrait plus rien, ni à l’exportation, ni en France. Donc je pense qu’il s’agit d’un faux problème. Ce que les clients et les étrangers viennent surtout chercher, c’est une création française. Il faut créer de la valeur ajoutée et travailler sur la création, la communication, etc. Et tout cela se fait en France.
On vous avait aussi reproché des prix trop élevés lorsque vous travailliez avec le groupe italien AEFFE. Était-ce une raison supplémentaire pour réduire le coût des vêtements ?
Il faut d’abord regarder la situation économique actuelle : les budgets ont éclaté, c’est donc plus difficile, pour les jeunes en particulier, d’avoir les moyens de s’offrir des pièces de qualité. Alors effectivement, on a fait un très gros effort pour réduire les prix de 30%. Là, je pense que ça devient en effet plus accessible.
Pouvez-vous nous parler de l’équipe qui a conçu cette nouvelle collection ? Était-ce une volonté de votre part de ne pas communiquer autour d’eux, contrairement aux précédentes collaborations avec des créateurs tels que Cédric Charlier ou Dawei Sun et Ling Liu ? Est-ce une manière de recentrer l’attention sur l’identité de la marque, son essence ?
Je pense que le studio, c’est une équipe. C’est une équipe de 3, 4 créateurs, avec naturellement une personne qui dirige, mais c’est avant tout une équipe. On s’est aperçus que, parmi les créateurs dont vous parlez, certains arrivaient à apporter leur personnalité, qui s’égarait quelque fois dans la marque. C’est beaucoup plus facile d’avoir des jeunes qui ont du talent et de leur donner un chemin de fer. Pour nous, c’est plus facile, puisque la marque existe depuis 50 ans et que ces créateurs connaissent au moins une partie de son histoire. Et puis il y a une ambiance : cette jeunesse qui est là, qui a fait des grandes écoles, des stages dans les grandes maisons, ce sont des gens de qualité, forcément. Ce sont les créateurs de demain.
Miser sur le prêt-à-porter à l’heure où de grands couturiers tels que Jean-Paul Gaultier le délaissent au profit de la haute couture, est-ce un défi ?
Je pense que la haute couture a besoin, elle aussi, d’un changement. Quelqu’un comme Gaultier a vraiment l’expérience et la qualité pour être un couturier. C’est donc normal qu’il se rapproche davantage de la couture. Alors que Cacharel a toujours été prêt-à-porter. Et ce prêt-à-porter avait un peu souffert et disparu, pris entre la haute couture et le mass market, on était un peu perdus… Et je pense qu’il faut retrouver cette place, c’est une nécessité, pour la jeunesse en particulier.
Avec cette collection, on s’éloigne du romantisme fleuri qui a fait le succès de la marque pour privilégier un style plus moderne, contemporain. Est-ce une approche que vous souhaitez conserver pour les collections suivantes ou quelque chose de propre à cette saison ?
Non. Je pense que pour la collection suivante, il faut toujours suivre le rythme de l’attente, en quelque sorte : il y a des périodes où le romantisme, c’est la fleur, mais il peut y avoir d’autres pièces à présenter et qui tendent aussi vers le romantisme, que ce soit par la couleur, les formes… C’est un tout, le romantisme.
La dernière collection est très forte par la manière dont une clientèle assez large, jeune ou moins jeune, peut s’approprier les différentes pièces. Est-ce important pour vous de ne pas vous adresser uniquement à une clientèle jeune, qui est le cœur de cible des marques aujourd’hui ?
Oui, mais aujourd’hui, vous êtes encore jeune à 40 ans ! Il y a des personnes de 40 ans qui s’habillent plus « jeune » que des personnes de 20 ans et vice-versa. Mais c’est en effet une clientèle très importante, qui a envie de mode, envie de création. Il faut lui donner quelque chose de portable. Alors évidemment, le mass market aussi est portable, mais il est un peu plus simple et un peu moins créateur.
Cacharel a marqué l’histoire du prêt-à-porter, que ce soit avec le chemisier crépon ou le Liberty. Quel est votre plus grand moment de fierté, le moment-clé de la marque que vous retenez ?
Je crois que c’est le Liberty. On a lancé le Liberty en 1968, qui était une époque très dure et de là est parti le romantisme. On est arrivés un tout petit peu avant (c’était les années 70) et tout s’est enchaîné. Le Liberty a été un très très grand succès à ce moment-là.
Cacharel a toujours eu une identité et une image très forte, avec un soin particulier apporté aux campagnes publicitaires. Que pensez-vous de l’évolution de l’industrie de la mode de ce côté-là ? N’y-a-t-il pas une certaine tendance des grandes marques, qui privilégient des égéries en vogue de plus en plus jeunes, à faire passer l’image avant le vêtement ?
Non, je ne crois pas. Il y a une tendance aujourd’hui, qui est très forte, ce sont les blogueuses. Que ce soit pour la haute couture ou le prêt-à-porter, tout le monde consulte ces blogs, qui sont un peu plus simples, moins sophistiqués. Mais les photos pour les couturiers restent pointues et l’aspect créatif des vêtements très important.
Vous avez également eu une carrière politique. Vous avez notamment créé le Carré d’Art à Nîmes, qui portera bientôt votre nom, lorsque vous étiez maire de la ville. Quelle place accordez-vous à l’art et la culture ?
Ecoutez, c’est essentiel. Si la jeunesse n’est pas entourée d’art, elle ne peut pas avoir des idées de développement, de création. On l’a vu à Paris avec le centre Georges Pompidou : ça a été incroyable. Je me souviens, il y avait des jeunes de banlieue qui entraient dans ce lieu qui accueillait 5000 visiteurs par jour et c’était un plaisir pour eux de découvrir ces créations, alors qu’ils n’avaient pas l’habitude de vivre avec ça. Il y a beaucoup de domaines qui portent une création très intéressante, qui donnent des idées aux jeunes. Et surtout, je pense que placer de tels lieux en centre-ville, à un endroit très accessible, fait qu’on y entre d’autant plus facilement.
Tous nos remerciements à Cacharel pour nous avoir permis de réaliser cette interview et à Jean Bousquet de nous avoir accordé de son temps. Retrouvez notre présentation de la collection automne-hiver 2016/2017 dès jeudi.