Mauvais élève, l’Espagne ?
Nous sommes à la mi-avril et, depuis quelques semaines, les fraises d’Espagne ont commencé à apparaître sur les étals des supermarchés et des primeurs pour le plus grand plaisir des impatients pour lesquels l’été n’arrive jamais assez vite. D’un autre côté, nous sommes également nombreux à avoir en tête les fruits en barquette encore à moitié verts et gorgés d’eau que nous avons généralement eu l’expérience de manger au moins une fois. Et, de fait, disons-le franchement : les fraises d’Espagne ont mauvaise réputation dans l’esprit du grand public comme des connaisseurs. Au-delà de la qualité du produit en lui-même, il y a également la question épineuse de la saisonnalité, qui ne nous dérange pas forcément pour les tomates, que nous consommons toute l’année, mais davantage pour un fruit aussi étroitement associé à l’été — et ce, même si, dans les faits, la fraise française nous parvient bien au printemps, aux alentours de mai.
Aussi, lorsqu’on nous a proposé de nous rendre en Andalousie pour découvrir par nous-mêmes le mode de production des fraises destinées à l’Europe, la curiosité l’a emporté. Quel meilleur moyen de nous faire une idée que d’aller directement à la rencontre des producteurs, dans les plantations, et même à la découverte du conditionnement en usine ? Le reportage que nous vous proposons ici retrace ainsi notre découverte, les informations glanées sur place et nos réflexions personnelles sur cette industrie particulièrement juteuse : la société dont nous visitons les plantations, Fraises d’Europe, représente une surface de cultivation de 1300 hectares, répartis entre 150 producteurs. Par ailleurs, l’Espagne fait partie des 4 plus gros producteurs de fraises en tonnes aux côtés de l’Allemagne, la Pologne et l’Italie, et 90% des fraises espagnoles vendues sur le marché européen proviennent des cultures de la province de Huelva, où nous nous sommes rendus.
Mars : la saison des fraises en Espagne
La plantation que nous visitons en cette journée ensoleillée de fin mars (15° selon la météo, mais bien 20° au soleil), est située près de Palos de la Frontera, un village de la province de Huelva qui n’est autre que le point d’où partit Christophe Colomb en août 1492 pour effectuer son tour des Indes qui lui permit de découvrir l’Amérique. En effet, une partie des navigateurs qui l’accompagnaient étaient originaires de Moguer, la ville la plus proche du village — que nous avons visitée par la même occasion. En se promenant parmi le dédale des rues aux bâtisses blanches, on ressent encore fortement cette influence coloniale, qui se traduit autant par le nom de certaines rues que par l’architecture des églises, par exemple. La ville compte aujourd’hui 18 000 habitants (contre un peu moins de 8500 pour Palos de la Frontera) et, comme au hameau d’El Rocío où nous sommes restés durant deux jours, la douceur de vivre nous gagne rapidement en cette belle saison où pas un nuage ne vient troubler le ciel d’azur.
Aux alentours de 13 heures, la place de la mairie est remplie de locaux (et de quelques touristes) venus prendre le soleil tout en buvant une boisson fraîche à la terrasse des cafés. On a beau ne pas toujours le réaliser, mais, en Espagne, la saison des fraises commence dès le mois de mars ! Il y a certes un décalage avec la France, où le climat est bien plus frais, mais les fraises que nous recevons sur nos étals en avance par rapport à notre calendrier sont bien des produits de saison… en Espagne. Voilà la première véritable information que nous retirons par rapport aux préjugés que nous pouvons avoir sur cette production printanière.
Une production hors sol la plus « naturelle » possible
Mais parlons à présent de la production en elle-même et du fonctionnement d’une plantation-type de fraises destinées au marché européen : si quelques plantations cultivent les fraises en terre, une grande partie est cultivée hors sol, sous des bâches dont le rôle est de protéger les fruits du vent et de la pluie. Dans le cas de la plantation que nous avons visitée, les pieds sont bien plantés en terre, mais de grandes bâches noires sont placées sous les plans afin d’éviter que les fruits ne soient en contact avec le sol. Le producteur, pas peu fier de ses méthodes de production, nous explique qu’il emploie la méthode « bio » : en général, aucun insecticide n’est utilisé, puisqu’il laisse les insectes se charger de l’éco-système de la plantation, en éliminant par exemple les araignées rouges qui peuvent s’en prendre aux fruits. Le seul cas de figure où des insecticides (autorisés par l’Union Européenne) sont employés : si les insectes ne suffisent pas à effectuer ce travail de régulation. Dans ce cas, les fraises sont déplacées et les bâches retirées afin de vaporiser les insecticides pendant une durée n’excédant pas un mois. Cependant, ces fraises ne disposent pas du certificat bio. Lorsque nous demanderons pourquoi, on nous répondra que pour obtenir cette certification, il faudrait laisser la terre en jachère pendant 2 ans, ce qui n’est guère possible pour un mode de distribution massif où plus d’un million de kilos de fraises sont emballées chaque jour dans l’usine que nous visiterons plus tard. Dans la plantation que nous avons visitée, la terre est laissée en jachère 5 mois dans l’année.
Les pieds sont dans un premier temps plantés en dehors du village, afin d’être exposés à de faibles températures permettant d’obtenir un produit de meilleure qualité, nous dit-on, puis transportés par camions à Palos de la Frontera une fois arrivés à maturité, où ils sont plantés en terre et recouverts de bâches de plastique noir trouées. Pourquoi, si le producteur est fier d’adopter un mode de production proche du « bio », avoir recours à ces bâches ? En dehors de l’impératif climatique, il y a une raison plus pragmatique : si l’on laisse les fruits en terre, cela rajoute une étape de production supplémentaire, le nettoyage. Cela peut sembler incongru voire un peu facile de prime abord lorsque l’on tient à une agriculture artisanale de qualité, mais cela peut en réalité se comprendre dans le cas de produits d’export puisqu’il faut être en mesure de livrer rapidement après le conditionnement, afin que les fraises se retrouvent le plus rapidement possible sur les étals.
Lorsque nous visitons la plantation, de jeunes femmes cueillent les fraises ayant atteint leur maturité. Le producteur nous explique que les fraises récoltées ce matin-là partiront en camion d’ici la fin de la journée pour être livrées en France le lendemain matin. Il faut compter 24 heures du champs jusqu’à la livraison pour la France, et 2 jours à 2 jours et demi pour l’Allemagne, qui est le second pays après la France à commercialiser le plus de fraises d’Espagne. Evidemment, ce temps ne prend pas en compte la prise en charge des produits par le client après la livraison et avant la mise en rayons.
Production et cueillette
Quatre variétés sont cultivées sur la plantation : fortuna, rosiera, San Andreas et Rabida, chacune possédant ses propres spécificités au niveau du goût, du taux de sucre (classé en 8 grades différents) et du calibre. Sur ce dernier point, la tendance est aux « grosses fraises » : c’est visiblement ce que demandent les clients — sans compter qu’elles coûtent moins cher au poids — et cela s’applique également aux produits destinés au marché local, si l’on se fie aux fraises qui nous ont été servies dans les différents restaurants visités durant notre séjour. Le goût en lui-même varie en fonction des plantations, mais aussi de la période de récolte. Selon le producteur, c’est fin mars (donc au moment de notre visite) que ses fraises ont le plus de goût, sachant que la récolte se termine fin mai-début juin, lorsque la nôtre commence tout juste. Et de joindre le geste à la parole en nous invitant à en cueillir quelques-unes pour nous faire une idée. Si elles ne sont pas aussi goûtues que celles que nous préférons, ces fraises tout juste cueillies (de calibre moyen par rapport aux plus grosses) n’ont pas un goût d’eau et possèdent une petite saveur assez fine et agréable.
En ce qui concerne la cueillette à proprement parler, celle-ci est effectuée tous les 4 jours, et uniquement par des femmes car « leurs bassins sont plus forts » (sic); les fraises encore trop vertes ne sont pas cueillies avant d’être suffisamment mûres. Quant à savoir pourquoi l’on trouve tant de fraises encore trop vertes sur les étals français, on nous répond que les clients sont de plus en plus exigeants et que ces fraises sont systématiquement écartées, à la fois au moment de la cueillette, mais aussi à leur arrivée en usine, où un second tri est effectué. Intéressant à savoir : les cueilleuses rangent les fraises récoltées dans deux types de bacs différents : l’un pour celles destinées à être vendues fraîches, l’autre pour celles destinées à l’industrie agro-alimentaire, où elles seront transformées en confitures ou utilisées dans des gâteaux et confiseries.
Le choix est effectué sur des critères esthétiques uniquement : les fraises déformées, en partie picorées par les oiseaux ou bien auxquelles il manque des graines iront directement à l’industrie. Là encore, une fois cette première classification effectuée, tout sera vérifié et reclassé au besoin en usine. Quarante personnes sont employées à l’année pour la récolte (strictement manuelle), et 100 en pleine saison, soit au moment de notre visite, et pas moins de 1,200 million kilos de fraises sont récoltées chaque année sur les trois plantations du producteur (toutes dans la même zone), qui y cultive également framboises, mûres et myrtilles sur une surface de 20 hectares au total. Originaire de la région, il nous explique qu’il a grandi dans le milieu, puisque son père et son grand-père avant lui travaillaient déjà en relation avec la production de fraises, très importante ici. Et, de fait, lorsque nous reprenons la route, même après avoir dépassé les plantations de ce producteur, les bâches continuent de défiler sous nos yeux, telle une mer de plastique…
L’art du stockage et du conditionnement
Une fois la récolte effectuée, c’est la coopérative qui s’occupe de la distribution à proprement parler. Le producteur effectue un calcul approximatif qu’il communique à cette dernière afin de lui donner une idée du volume de fraises qui pourront être récoltées. En fonction de cela, la coopérative livre un certain nombre de cagettes pour stocker les fraises jusqu’à l’usine. Il faut ensuite faire vite pour le conditionnement et l’acheminement jusqu’aux différents pays européens. Comme mentionné plus haut, il faut compter 24 heures pour livrer en France, et jusqu’à 2 jours et demi pour l’Allemagne. Or, le produit se périme vite. Pour qu’elles puissent parvenir en parfait état sur nos étals, les fraises doivent être mises au frais une fois cueillies (jusqu’à l’usine), puis une fois conditionnées, jusqu’à leur livraison au pays destinataire. Ce qui implique que la chaîne du froid ne doit surtout pas être rompue et que le processus de refroidissement doit être étroitement contrôlé. Evidemment, Fraises d’Europe n’est pas responsable de la manière dont les industriels et clients finaux stockent le produit à réception, ce qui fait qu’il faut, malgré tout, prêter attention à l’endroit où l’on effectue ses courses pour être satisfaits du produit final.
Une fois notre visite de la plantation effectuée, direction la plus grosse usine de Fraises d’Europe, qui existe depuis 36 ans et emballe, donc, 1 million de kilos de fraises par jour sur une surface de 30 000m². Les fruits sont déchargés du camion par l’arrière du bâtiment et emmenés directement dans un grand hangar où elles sont ensuite triées. Le contrôle de qualité et la traçabilité interviennent dès l’arrivée. Le responsable qualité vérifie également que les fraises sont suffisamment mûres. Perchés depuis notre poste d’observation au-dessus du hangar, nous voyons en effet des personnes inspecter les fraises et en retirer certaines pour les mettre directement à la poubelle. Le contrôle visuel intervient ensuite afin de classer les fruits : ceux qui seront vendus frais (généralement en barquettes) et ceux destinés à l’industrie. Les fruits industriels seront emballés en fin de journée. Par ailleurs, 15 ingénieurs se déplacent chaque jour dans les champs pour faire retirer certains produits de la récolte s’ils estiment qu’ils ne correspondent pas aux exigences de qualité requise. La traçabilité, quant à elle, est effectuée par radiofréquence afin de déterminer la date de conservation optimale du produit, entre autres. Si le système de traçabilité et d’emballage est semi-automatisé, la présence humaine n’en demeure pas moins importante.
En effet, une fois les fraises triées, elles sont acheminées de l’autre côté du hangar, sur les chaînes d’emballage, où de petites mains vérifient que les barquettes contiennent bien 500g de fruits. Elles mettent ainsi de côté les barquettes contenant beaucoup plus et les utilisent pour remplir davantage celles n’atteignant pas ce poids, le tout sans retirer les barquettes du tapis roulant, qui les conduit ensuite à l’emballage automatique qui est, là encore, contrôlé par des employées. Fait intéressant, ce sont uniquement des ouvrières qui contrôlent le poids et emballent les fraises dans cette usine. Pourquoi ? Car « leurs mains sont plus délicates » (sic) nous dit-on. En raison du bruit, elles portent généralement des boules quiès, et il n’est pas rare que l’on travaille pour l’usine de mère en fille.
Une production de masse
En observant les fruits qui sont emballés, on remarque cependant que certains ont réussi à passer le contrôle qualité malgré une large collerette verte — le genre même de fraises que le producteur que nous avons rencontré nous avait assuré ne pas récolter à ce stade. La plupart apparaissent bel et bien mûres mais, durant la bonne demi-heure où nous sommes restés à observer la chaîne, ces grosses fraises à la collerette verte apparaissent régulièrement.
Les chiffres cités plus haut nous suggèrent pourquoi : bien que l’usine reçoive les fruits de nombreuses plantations, 1 million de kilos par jour reste un volume assez étourdissant. Et, ne nous leurrons pas : le fait d’exporter à ce niveau industriel comporte des exigences de volume pour satisfaire à la forte demande. Si le volume exact de cette demande reste inconnu et connaît probablement des variations d’une année à l’autre (« il n’y a pas d’impératif précis », nous a-t-on dit), Fraises d’Europe nous a bien confirmé que c’était celle-ci qui déterminait les quantités cultivées et expédiées. « Si par exemple, les producteurs conditionnent 300 000 tonnes de fraises, c’est qu’ils ont déjà vendu ce volume à un client », nous a-t-on précisé.
Certaines grosses fraises (qui pèsent plus lourd et permettent donc de mettre moins de produits dans la barquette) passent donc le contrôle tandis que des fruits de calibre inférieur auraient sans doute été recalés. Voilà pour notre analyse de ce curieux état de fait. Ce sont d’ailleurs bien les plus grosses fraises qui sont touchées par ce phénomène dans la barquette que nous ramenons avec nous. En les goûtant (ces fruits n’ont donc pas quitté le sol espagnol avant dégustation, mais ont déjà été conditionnés), notre avis apparaît plus mitigé que lors de nos repas en restaurants : les plus grosses fraises laissent percevoir un clair goût d’eau, tandis que les moyennes, plus concentrées en sucre, s’en tirent bien mieux, sans néanmoins laisser percevoir la même finesse que des fraises destinées au marché local, par exemple. Du coup, nous dégustons à l’espagnole les fruits que nous ramenons en France, avec un mélange de sucre et de cannelle, qui permet de les rehausser.
Des fraises à cuisiner
On ajoutera également qu’incorporées à des desserts, elles s’en tirent de manière tout à fait honorable. D’ailleurs, en parlant de desserts, Chloé Saada — créatrice du salon de thé Chloé S Cupcake à Paris et auteure du livre de cuisine Paris-Tel Aviv que nous avions chroniqué — a été choisie comme ambassadrice par Fraises d’Europe et livre sur leur site et réseaux sociaux ses recettes perso (sucrées et sucrées-salées) pour les cuisiner : salade de pousses d’épinards, fraises, poulet et pignons de pin, chia pudding aux fraises et bananes, cheeseburgers ketchup aux fraises et bien d’autres vous attendent ici. Car la ligne actuelle de Fraises d’Europe, incarnée à travers le slogan #LaVieenRouge, consiste à promouvoir les bienfaits de ce fruit sur la santé, et de mettre en lumière les nombreuses manières de le consommer, en dehors de l’habituel citron-chantilly. Le tout, bien entendu, en soulignant sa qualité de production.
De ce côté-là, si nous n’avons pas exactement été conquis par les fruits en barquette qui nous ont été remis, cette visite détaillée nous aura permis de constater au moins certains efforts fournis en matière de production et de traçabilité. Ceci étant dit, la demande est telle que l’on se rend bien compte, malgré les intentions et principes de base qui nous sont communiqués avec force persuasion, que ces bonnes intentions ne peuvent pas être observées de manière stricte et qu’il y a donc là derrière beaucoup de communication.
Notre logistique ne nous permettant pas d’enquêter sur place pour creuser plus en profondeur le sujet – rappelons d’ailleurs que nous n’avons vu le travail que d’un exploitant, présenté pour servir d’exemple, dans une région qui en compte de très nombreux – nous devrons donc nous contenter de ce que nous avons observé. A chacun de se faire son opinion et de décider s’il souhaite craquer pour une barquette de fraises avant les premières lueurs du printemps, ou bien prendre son mal en patience pour profiter de nos gariguettes.