[Critique] Total Recall : peut-on muscler une adaptation de Dick ?

Caractéristiques

  • Titre : Total Recall
  • Réalisateur(s) : Paul Verhoeven
  • Scénariste(s) : Ronald Shusett, Dan O'Bannon, Gary Goldman (d'après une nouvelle de Philip K. Dick)
  • Avec : Arnold Schwarzenegger, Rachel Ticotin, Sharon Stone, Michael Ironside, Ronny Cox, Marshall Bell, Mel Johnson Jr...
  • Distributeur : TriStar (États-Unis), Canal+ / Columbia TriStar (France)
  • Genre : Science-fiction, action
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 113 minutes
  • Date de sortie : 1er juin 1990 (Etats- Unis), 17 octobre 1990 (France)
  • Note du critique : 8/10

À l’occasion d’une nouvelle édition du film Total Recall de Paul Verhoeven, sorti en 1990, nous avons décidé de remettre la tête dans cette machine cinématographique toujours aussi audacieuse et pétaradante… Total Recall, c’est un blockbuster de science-fiction à 65 millions de dollars (de l’époque), qui adapte librement une nouvelle de Philip K. Dick, l’écrivain qui avait auparavant inspiré Blade Runner (Ridley Scott, 1982). De fait, rien n’est plus étranger à l’univers de Dick, où le doute est omniprésent, que les surhommes bodybuildés hollywoodiens programmés pour faire jouir le public avec force fusillades, cassage de bras et punchlines (« Considère ça comme un divorce ! » dit-il après avoir mis une balle dans la tête de la blonde manipulatrice).

Que reste-t-il de l’œuvre de l’écrivain dans ce film pensé pour mettre en valeur sa star Arnold Schwarzenegger ? Si le film le trahissait, pourrait-il être appréciable ? Comment insuffler le doute quant à la réalité de ce qui est vécu par le héros et son identité même dans une telle superproduction d’action ? Et comment diable en est-on arrivé là ? Telles sont les questions auxquelles cet article va proposer des éléments de réponses. Pour faire la critique de ce film complexe sans trop nous perdre dans son labyrinthe mental et martien (vous lirez notre analyse pour aller plus loin), nous reviendrons sur les différents choix de ses auteurs tout au long de sa création. Total Recall demeure en effet une anomalie dans le paysage hollywoodien de son temps, ainsi qu’un jalon essentiel dans les carrières d’Arnold Schwarzenegger, de Paul Verhoeven, ainsi que dans la science-fiction au cinéma et la reconnaissance de Philip K. Dick.

Rêve et cauchemar de Mars

Douglas Quaid et Melina face au grand canyon de Mars et à sa montagne pyramidale, dans le rêve initial de Total Recall.
Douglas Quaid et Melina face au grand canyon de Mars et à sa montagne pyramidale, dans le rêve initial de Total Recall.

Comme nous l’avons fait dans notre longue critique et analyse de Blade Runner, nous évoquerons notre souvenir personnel du premier contact avec ce film… « Total Recall » : ce titre était écrit sur une VHS enregistrée par mes parents, sans doute au cours de sa première diffusion sur Canal + en 1993. Enfant curieux, je lançais la bande magnétique pour l’interrompre quelques minutes après, terrorisé par les yeux exorbités de l’homme convulsant dans l’air rachitique de la planète Mars, se dilatant de toutes parts sous l’effet de la faible pression. J’ai longtemps attendu d’être prêt pour revoir ces images, avec pour piqûre de rappel du film la vision troublante de l’exhibition de trois seins sur une seule et même poitrine. C’est ainsi que Total Recall instilla en moi le désir de me confronter à ce film, comme une inception ou l’implantation d’un souvenir par la compagnie Rekall.

Ce n’est pas pour rien que nous avons fait référence à Inception (2010), tant le film de Christopher Nolan peut être vu comme une variation de celui de Paul Verhoeven, l’ultra-violence en moins : dans les deux cas, il est question de manipulation des esprits par l’implantation de récits, la science-fiction et l’action au cinéma étant renouvelés par les codes de l’espionnage à la James Bond. Surtout, l’un et l’autre font coïncider l’expérience cinématographique (en salles, surtout) et le rêve. A ce sujet, nous vous renvoyons à notre critique d’Inception ainsi qu’à l’analyse qui l’accompagne.

Vision traumatisante de Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger) se dilatant et suffocant à la fin de Total Recall, refermant la structure circulaire du film.
Vision traumatisante de Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger) se dilatant et suffocant à la fin de Total Recall, refermant la structure circulaire du film.

Il est rare qu’un blockbuster ait un rêve pour moteur : Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger) est un ouvrier de chantier rêvant de Mars. Le film commence par une escapade onirique sur la planète rouge, avec une femme qui se révélera être Melina (Rachel Ticotin, convaincante). Cela déplaît à son épouse réelle, Lori (Sharon Stone, révélation toute en sensualité glacée) qui refuse d’offrir à son époux la possibilité d’un séjour martien, lui suggérant à la place d’opter pour une croisière vers Saturne. Frustré, Douglas Quaid décide de se faire implanter de faux souvenirs de voyage sur Mars par la société Rekall. Cette dernière lui vend la possibilité d’avoir été un agent secret délivrant la planète Rouge de l’oppression, « emballant la fille » au passage.

Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger) est sur le point de se faire implanter contre son gré une nouvelle mémoire dans Total Recall, en miroir de sa venue chez Rekall.
Douglas Quaid (Arnold Schwarzenegger) est sur le point de se faire implanter contre son gré une nouvelle mémoire au début du dernier acte de Total Recall, en miroir de sa venue chez Rekall.

Sauf que l’opération d’implantation des souvenirs tourne mal, les employés de Rekall réveillant une personnalité enfouie dans la mémoire de Quaid, qui aurait réellement été sur Mars comme agent secret du dictateur Cohaagen (impérial Ronny Cox). Il se nommait Hauser avant que sa mémoire ne soit effacée et qu’il soit exilé sur Terre sous la surveillance de Lori et des sbires du dictateur martien (dirigés par Michael Ironside au regard de fanatique). Sans temps mort (ou si peu), Total Recall va confronter par la suite Douglas Quaid avec les conséquences de son identité oubliée, faisant se coïncider cette quête de connaissance de soi avec la lutte contre la dictature de Cohaagen menée par le groupe guidé par Kuato (Marshall Bell), dont fait partie Melina. Le tout au son des compositions de Jerry Goldsmith, parfois tonitruantes (le thème principal évoque celui de Terminator par Marco Beltrami), mais aussi envoûtantes (rappelant ses compositions utilisées dans Alien) par ses boucles qui renvoient à la structure circulaire du film.

Une adaptation de Philip K. Dick toujours repoussée

Ceci dit, que reste-t-il dans Total Recall de la nouvelle « We can Remember it for You Wholesale » remplie d’humour et de paranoïa (publiée en 1966) que le film adapte, connue en français sous les titres « Souvenirs à vendre », « De mémoire d’homme » ou « Souvenirs garantis, prix raisonnables » ? Le postulat de départ, guère plus en apparence, ce qui est souvent le cas dans les adaptations de nouvelles de Philip K. Dick, qui ont toutes suivi des processus tortueux. Dans le cas de Total Recall, il faut remonter à la fin des années soixante-dix, lorsque les scénaristes du futur Alien Ronald Shusett et Dan O’Bannon avaient entrepris d’écrire une adaptation de « We can Remember it for You Wholesale » du vivant de Philip K. Dick. O’Bannon avait fait l’acquisition de « Second Variety », qui deviendrait Planète hurlante (Christian Duguay, 1995), tandis Ronald Shusett avait acheté les droits de l’histoire qui allait devenir Total Recall pour 1000 dollars1. Il faut dire que si plusieurs options ont été prises sur des nouvelles ou des romans de Dick, aucun film n’avait alors été mis en chantier. Blade Runner (Ridley Scott) d’après l’un de ses romans ne sortirait qu’en 1982 en rencontrant trop peu de succès au box-office pour provoquer un quelconque engouement.

Photos de Philip K. Dick et de son fils Christopher, qu'il avait baptisé secrètement, comme un premier chrétien. Extrait de l'article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Photos de Philip K. Dick et de son fils Christopher, qu’il avait baptisé secrètement, comme un premier chrétien (voir notre analyse « Philip K. Dick : l’écrivain de science-fiction comme prophète »). Extrait de l’entretien avec Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.

Traînant de bureau en bureau, le projet Total Recall mis du temps à convaincre des producteurs, qui le jugeaient trop coûteux et rejetaient le dernier acte du scénario. En revanche, le premier acte du scénario fascinait (il s’agissait de la partie correspondant environ à la première moitié de la nouvelle de Philip K. Dick). Le film semblait manquer aussi d’un objectif permettant de poser clairement des enjeux dramaturgiques, défaut pallié par la trouvaille de la menace d’asphyxie des habitants du quartier des mutants, qui aboutit à la mise en route du réacteur extraterrestre permettant à Douglas Quaid d’enclencher le processus de terraformation de Mars et de libérer son peuple. Selon Ronald Shusett, le producteur Dino de Laurentiis qui avait fini par produire le film n’aimait pas ce dernier acte et voulait le voir remplacer, avant d’être contredit par le réalisateur Bruce Beresford chargé de le réaliser après le départ de David Cronenberg. Ce dernier avait été engagé en en 1984 pour écrire et réaliser le film, ce qui laisse encore rêveur, tant Videodrome (1983) est proche de l’esprit et des thématiques de Philip K. Dick.

Le mutant et chef rebelle Kuato dans le corps de George (incarné par Marshall Bell) est une idée de David Cronenberg qui subsiste dans le film final.
Le mutant et chef rebelle Kuato dans le corps de George (incarné par Marshall Bell) est une idée de David Cronenberg qui subsiste dans le film final.

Après une dizaine de réécriture du scénario en moins d’un an, Cronenberg ne pouvait que se rendre à l’évidence : il ne pas partageait pas la même vision du film que le producteur et Ronald Shusett (qui gardait la main sur le projet). Après avoir jeté l’éponge, le cinéaste Canadien avait donc été curieusement remplacé par Bruce Beresford, mais quelqu’un d’autre avait été séduit par le projet : Arnold Schwarzenegger, qui suivait les étapes du développement du projet Total Recall grâce à sa relation étroite avec Dino de Laurentiis pour Conan le barbare (John Milius, 1982), Conan le Destructeur (Richard Fleischer, 1984) et Kalidor, la légende du talisman (Red Sonja, Richard Fleischer, 1985). L’ancien Monsieur Olympia et Monsieur Univers voyait dans le rôle de Douglas Quail l’opportunité d’étoffer la palette de son jeu d’acteur. Le scénario envisageant le personnage dans la continuité de la nouvelle de Dick, comme un employé de bureau assez falot, Dino de Laurentiis lui avait opposé une fin de non-recevoir.

Analyse du film "Total Recall" de Paul Verhoeven
Arnold Schwarzenegger au sommet de sa gloire dans Total Recall de Paul Verhoeven.

Arnold Schwarzenegger fait appel à Paul Verhoeven

Après des années de development hell, la production de Total Recall débuta enfin en 1987 en Australie sous la direction de Bruce Beresford, avec Patrick Swayze dans le rôle principal, mais la faillite de la société de production de Dino de Laurentiis vint empêcher le tournage de débuter. Arnold Schwarzenegger saisit sa chance de récupérer le projet à son profit : il contacta Mario Kassar de la société de production Carolco (qui produirait Terminator 2) afin qu’il le rachète. En quelques heures de négociation, le film passa dans les mains de Carolco et Schwarzenegger qui avait les clés d’un véhicule idéal pour jouer avec son image, ce dernier appelant lui-même Ronald Shusett pour lui annoncer que le film sur lequel il travaillait depuis sept ans allait enfin être réalisé.

Avec Total Recall, Arnold Schwarzenegger a tenté d'insuffler plus de psychologie à sa figure d'action man. Ici, il est en proie au doute semé par les paroles de Lori (Sharon Stone).
Avec Total Recall, Arnold Schwarzenegger a tenté d’insuffler plus de psychologie à sa figure d’action man. Ici, il est en proie au doute semé par les paroles de Lori (Sharon Stone).

Aux producteurs Mario Kassar et Andrew G. Vajna, Arnold Schwarzenegger demanda de faire appel à Paul Verhoeven qui l’avait impressionné avec Robocop (1987), son premier film américain et de science-fiction, dont le cinéaste hollandais avait rejeté une première fois le scénario avant de le relire sur le conseil de son épouse. Il faut dire que la science-fiction, à la sauce super-héroïque testostéronée d’autant plus, n’était pas du goût de Paul Verhoeven, qui affirme toutefois avoir lu des récits du genre au cours de son adolescence et jusque vers l’âge de vingt ans (comme David Cronenberg). Par la suite, l’échec de Showgirls (1995) et l’impossibilité de mener à bien ses autres projets (dont Crusades avec Arnold Schwarzenegger) donnèrent l’impression que le cinéaste se concentrait sur la science-fiction avec Starship Troopers (1998) et Hollow Man (2000), au risque de dissoudre son identité artistique dans un artisanat dominé par la maîtrise technique. Il ne cessa pourtant d’aborder le genre au premier degré pour répondre à l’exigence de divertissement spectaculaire, tout en le chargeant de critiques acerbes, aux multiples niveaux d’analyses possibles.

La violence extrême du film, pour un blockbuster, a été reprochée à Paul Verhoeven, surnommé "le Hollandais violent"...
La violence extrême du film (pour un blockbuster) a été reprochée à Paul Verhoeven, surnommé « le Hollandais violent »…

Total Recall, un film en équilibre

Bien que Total Recall ne semble pas aussi explosif que Robocop en termes de dénonciation de la société américaine capitaliste, force est de constater que Paul Verhoeven n’a pas été uniquement recruté pour ses compétences techniques, mais aussi pour sa vision subversive, comme nous l’avons montré dans notre analyse. Nous reviendrons plus bas sur ses apports les plus essentiels. Pourtant, le risque était grand de rester prisonnier de toute cette gigantesque entreprise de divertissement à haute technicité, au crépuscule des effets spéciaux « à l’ancienne », le film comprenant de nombreux décors, effets spéciaux de plateau, animatroniques (celle de l’enlèvement du mouchard demeure bluffante), incrustations de maquettes (très réussies), matte paintings et un usage intensif des fonds bleus ou verts. Paul Verhoeven devait parvenir à conserver le film sur ses rails et dans son budget, tout en conciliant les contraintes multiples avec ses ambitions et les désirs de ses commanditaires. Un équilibre difficile, qui ne rendit pas le tournage très plaisant. Après de multiples visions, le plaisir demeure pourtant, preuve de l’habilité d’équilibriste du cinéaste.

L'arme de Douglas Quaid repérée par rayons X dans Total Recall.
L’arme de Douglas Quaid repérée par rayons X dans Total Recall.

Curieusement, Total Recall ne montre à aucun moment le voyage de Douglas Quaid sur Mars, pas plus que la planète rouge vue depuis l’espace. C’est pourtant la satisfaction de ce désir d’aborder Mars qui est à l’origine du récit, son moteur. Cela peut être perçu comme un manque, trahissant les arbitrages douloureux de la production. Pourtant, ce manque peut aussi figurer la persistance de ce désir, finalement jamais assouvi, que le film a transféré à son public. Par ailleurs, le choix de ne pas montrer le voyage, seulement « amarsissage » de son vaisseau, tend aussi à renforcer l’impression que tout ceci est le faux souvenir de Douglas Quaid implanté par la société Rekall, ou un rêve provoqué à la suite de cette implantation défectueuse. Cette séquence de voyage vers Mars, personnellement, nous manque. Son absence retire au film le sentiment de présence de la planète si prégnant dans le rêve initial de Douglas Quaid, par lequel la nouvelle de Philip K. Dick débutait.

Sur Mars, Douglas Quaid rencontre la femme de ses rêves, Melina (Rachel Ticotin).
Sur Mars, Douglas Quaid rencontre la femme de ses rêves, Melina (Rachel Ticotin).

Certains plans ne faisant pas directement avancer le récit ont toutefois réchappé de justesse aux coupes budgétaires : par nécessité de limiter les coûts, Paul Verhoeven avait envisagé d’annuler la création du plan mettant en scène l’arrivée du train à la colonie martienne, avant que le département des effets visuels ne l’en dissuade. L’équipe lui avait rappelé avec justesse que le film compte peu de plans montrant la colonie dans son ensemble et que celui-ci était essentiel pour établir d’une manière vraisemblable le lieu de l’action.

Comment représenter la planète Mars ?

Le plan d'arrivée du vaisseau spatial amenant Douglas Quaid sur Mars (toujours crédible aujourd'hui).
Le plan d’arrivée du vaisseau spatial amenant Douglas Quaid sur Mars, qui demeure encore assez efficace (sinon crédible) aujourd’hui.

« La science-fiction est un monde onirique meublé par un magasin de jouets. Ce qui me fait peur, c’est le risque de consacrer trop d’énergie aux effets spéciaux au détriment des autres domaines essentiels du tournage.2»

Paul Verhoeven

Représenter la surface de planète Mars était bien sûr difficile : cela fut rendu possible grâce à un mélange d’effets visuels et de plans tournés dans la Valley of Fire, un parc naturel de l’État du Nevada situé dans le désert de Mojave, non loin de Las Vegas, qui doit son nom aux rouges et orangés des roches en grès qui y abondent. Des miniatures de grande ampleur furent réalisées pour représenter la surface de la planète Mars, de ses colonies et ses volcans. Le concepteur des décors William Sandell explique : « Pour Mars, nous avons adopté une architecture gravée sur la roche. Nous sommes partis du principe que les hommes vivaient dans la roche pour se protéger des radiations solaires qui traversent une atmosphère martienne trop fine. Sur tous les plateaux, les constructions étaient donc faites à base de roche. C’est pratique et l’impression industrielle qu’elles donnent convient bien à l’économie d’une colonie. […] Ainsi de nombreux intérieurs, comme l’entrée de l’hôtel Mars Hilton, l’intègre dans leur construction à des fins décoratives.3» C’est encore assez convainquant aujourd’hui, avec des fulgurances assez troublantes comme ces catacombes des premiers colons martiens, conçues pour évoquer celles des premiers chrétiens romains, ou du Moyen-Âge.

Vision étrange par Douglas Quaid et Melina de l'intérieur du réacteur extraterrestre dans Total Recall.
Vision étrange par Douglas Quaid et Melina de l’intérieur du réacteur extraterrestre dans Total Recall. Notez la composition du plan identique à celui montrant les deux personnages face à la montagne martienne, dans le rêve d’ouverture du film.

Le réacteur extraterrestre s’inspire quant à lui des barres de combustible nucléaire plongés dans l’eau, Paul Verhoeven les imaginant suspendues aux voûtes internes du volcan martien et aussi grands que des grattes-ciels. Un livre d’architecture montrant des dessins de Hugh Ferriss visualisant de futurs buildings de Manhattan émergeant de l’obscurité servit d’inspiration : le réacteur est ainsi composé de gigantesques barres formés de parallélépipèdes superposés à la manière des buildings aux sommets presque pyramidaux des années vingt et trente (annoncés dès le générique d’ouverture du film). En faisant tomber le livre sur le sol par hasard, la vision des buildings de Manhattan renversés s’imposa au cinéaste et à son équipe. Cette dernière produisit notamment un incroyable plan virevoltant entre les barres du réacteur tel Spiderman entre les immeubles, annonciateur des acrobaties numériques des films futurs de Sam Raimi. C’est un autre moment de grâce de Total Recall, uniquement produit par des effets visuels.

Le dictateur Cohaagen (Ronny Cox) tournant le dos à la colonie martienne. Un des nombreux plans du film ayant recours au fond vert (ou bleu).
Le dictateur Cohaagen (Ronny Cox) tournant le dos à la colonie martienne. Un des nombreux plans du film ayant recours au fond vert (ou bleu).

Une vision du futur trop aride ?

« C’est extrêmement difficile de créer un monde réaliste qui ne soit pas le monde actuel. Dans des films comme Star Wars ou Star Trek, on sait que l’on est dans un futur lointain et l’on peut plus ou moins tout se permettre, car cela relève du fantastique. Ici nous partons de ce que nous connaissons aujourd’hui en extrapolant pour aboutir à une réalité fantasmée.4»

Paul Verhoeven

Le monde futur de Total Recall a été conçu en s’inspirant des projets de la NASA. Bien sûr, il est terriblement daté par bien des aspects, à commencer par l’absence de smartphones, la médiocre résolution des écrans analogiques ou des voitures autonomes avec chauffeurs robotiques dont les actuelles se passent très bien. En revanche, il n’y a toujours pas de voyages interplanétaires de masse, de colonisation de Mars ou d’implantation de faux souvenirs crédibles (bien que des expériences ont été menées ces dernières années, avec des résultats dérangeants). Quant à la mode ou les designs demeurant 80’s, le succès du vintage et l’envahissement des références à cette décennie (la « culture doudou ») tendent à atténuer la désuétude du film, qui m’était plus frappante au début des années 2000. Le look du film, pourtant, n’échappe pas à une certaine ringardisation, compensée par le ton moins satirique que dans Robocop, certes, mais qui incite à prendre de la distance vis-à-vis de la vision du futur dépeinte.

Lori (incarnée par Sharon Stone) apprend à jouer au tennis avec un hologramme : une vision du futur ringarde ?
Lori (incarnée par Sharon Stone) apprend à jouer au tennis avec un hologramme : une vision du futur ringarde ?

L’ampleur de la production de Total Recall et l’importance des effets spéciaux impliquaient pour le cinéaste de planifier en avance la totalité du film, le style en résultant étant assez sec de l’aveu même de Paul Verhoeven qui n’avait guère de possibilités de changements en cours de tournage (débutant le 20 mars 1989 dans les studios Churubusco de Mexico, pour s’achever en août). C’est peut-être cette rigidité qui empêche le film de posséder le surcroît de vie nécessaire pour que s’incarne véritablement la colonie martienne.

Total Recall échoue quelque peu à donner le sentiment d'être à l'intérieur d'une colonie de l'espace.
Total Recall échoue quelque peu à donner le sentiment d’être à l’intérieur d’une colonie de l’espace.

Malgré la qualité et les moyens de sa production, le dispositif de Total Recall était sûrement trop lourd pour permettre au cinéaste d’insuffler l’imprévu, comme Ridley Scott l’avait fait avec Blade Runner : Venusville est ainsi dépourvue de cette sensation de grouillement et d’insécurité de Los Angeles 2019. Nous ne pouvons nous empêcher de sentir qu’il s’agit d’un décor. Cela aurait-il été possible autrement ? Il faut rappeler que Ridley Scott n’avait pas pu tourner l’ensemble des séquences prévues dans son scénario, notamment à cause de son attachement au moindre détail. Or, une énorme machine occupant dix soundstages pour ses décors dans les studios mexicains comme Total Recall ne pouvait pas se permettre de déborder de son cadre de production sévère. La carrière de Paul Verhoeven aux États-Unis n’aurait guère pu, sans doute, s’en remettre.

Le film Total Recall compense son manque d'atmosphère martienne (ah ah !) par son abondance d'étrangeté, grâce aux mutants. Dont la célèbre mutante aux trois seins.
Le film Total Recall compense son manque d’atmosphère martienne (ah ah !) par son abondance d’étrangeté, grâce aux mutants. Dont la célèbre mutante aux trois seins.

Au tournage en studio s’ajoutaient par ailleurs des extérieurs à Mexico dans des quartiers et stations de métro à l’architecture néo-brutaliste. « À Mexico, nous avons trouvé plusieurs constructions qui convenaient parfaitement : des constructions titanesques et monolithiques, éloignées de toute végétation, qui semblent écraser nos personnages5» déclare William Sandell. C’est sans doute l’un des points forts de la direction artistique du film, de nombreux détails transposant élégamment ces lieux dans le futur (dont le panneau de contrôle par rayons X, resté dans les mémoires).

Faire vaciller le blockbuster par le doute

Total Recall échappe au carcan de sa production cadenassée grâce à son utilisation toujours très ludique des inventions de science-fiction, telles que le double hologrammique, le mouchard au cerveau retiré par la narine, sans oublier Rekall imaginé par Philip K. Dick et habilement développé dans le film. De nombreux détails contribuent au plaisir de revoir le film, comme les ongles changeant de couleurs de la secrétaire de Rekall. Quant aux mutants aux prothèses et maquillages troublants, survivants du scénario de David Cronenberg, ils laissent entrevoir ce que Total Recall aurait pu développer ; en l’état, bien que réduit à demeurer passif, leur groupe parvient à insuffler de l’émotion au dernier acte.

L'espoir renaît pour le groupe de rebelles mutants de la planète Mars.
L’espoir renaît pour le groupe de rebelles mutants de la planète Mars.

Selon Paul Verhoeven, quarante-deux versions du scénario avaient été écrites au moment de son engagement et le dernier acte du film demeurait toujours le plus faible, d’où l’engagement du scénariste Gary Goldman (futur co-réalisateur de Titan A.E.) pour le réécrire avec Ronald Shusett. Sans possibilité de faire appel à un autre acteur pour incarner son héros, Paul Verhoeven a fait du sur-mesure pour sa star (et patron) Arnold Schwarzenegger, modifiant de manière conséquente le personnage de la nouvelle, médiocre et faiblard employé embarqué dans une intrigue qui le dépasse. Avec la reprise en main de Total Recall par Arnold Schwarzenegger, Douglas Quail (« quaille », donc poule mouillée) devint donc le viril Quaid (comme Dennis Quaid, alors au sommet de son succès)…

Il est certain que Douglas QUAID incarné par Arnold Schwarzenegger est bien différent de Douglas QUAIL dans la nouvelle de Philip K. Dick...
Il est certain que Douglas QUAID incarné par Arnold Schwarzenegger est bien différent de Douglas QUAIL dans la nouvelle de Philip K. Dick…

Le bureaucrate frustré de Philip K. Dick est devenu un ouvrier du BTP bodybuildé se révélant être un héros de cinéma d’action. En résulte un film schizophrène qui répond aux attentes d’un blockbuster fun en y intégrant une mise en abyme très pertinente du film d’action donné au public, en jouant pleinement avec les codes du film d’espionnage et ses agents doubles. Afin de renforcer la tension du film et son vertige identitaire, le cinéaste et le scénariste Gary Goldman eurent en effet l’idée de transformer Hauser en agent au service de la dictature de Cohaagen, faisant de Quaid un agent double qui s’ignore. Il s’agissait aussi de renforcer le jeu de dédoublement de la réalité mis en œuvre dans le scénario. D’une manière très réfléchie, Paul Verhoeven et Gary Goldman ajoutèrent des éléments habituant le spectateur à l’idée que les choses sont et ne sont pas ce qu’elles semblent : le mur de la salle à manger se transforme en écran de télévision ou en paysage verdoyant ; d’un clic de pinceau, les ongles de la secrétaire de Rekall changent de couleur ; Quaid utilise un projecteur holographique afin de se dédoubler ; les usagers du métro sont scannés pour déceler les armes, révélant ainsi leurs squelettes, etc. Avant même l’irruption d’Hauser dans l’existence tranquille de Quaid, les choses ne sont pas ce que le spectateur voient d’elles.

De quel côté du miroir se situent Douglas Quaid et le docteur Edgemar ?
De quel côté du miroir se situent Douglas Quaid et le docteur Edgemar ?

Quant à déterminer si le personnage principal a rêvé l’intégralité de son aventure martienne, comme le suggère le docteur Edgemar, ou s’il s’agit de la réalité communément admise, le cinéaste Paul Verhoeven refuse de forcer le spectateur à choisir l’une ou l’autre option. Par parti-pris, qu’il qualifie lui-même de philosophique, le réalisateur décida de proposer les deux positions vis-à-vis du récit comme des alternatives l’une à l’autre d’égale valeur. Paul Verhoeven accorda en effet autant de soin à distiller les indices de la nature onirique de l’aventure de Douglas Quaid qu’à rendre cette dernière « réelle ». La puissance philosophique de Total Recall réside sans doute dans ce choix, motivé par ailleurs par la certitude que les spectateurs habituels des films avec Arnold Schwarzenegger admettront difficilement que le film n’est qu’un rêve. La réplique finale invita les spectateurs qui le souhaitaient à questionner le degré de réalité de l’aventure de Douglas Quaid sans pour autant heurter les autres. Le film fut ainsi conçu pour fonctionner au premier comme au second degré, en donnant assez le vertige pour rendre habilement à l’écran le doute et les questionnements des protagonistes des récits de Philip K. Dick. Qui eût cru que cela fut possible, hormis les auteurs du film ?

Un rêve de Mars hollywoodien (image du film Total Recall).
Un rêve de Mars hollywoodien, dans Total Recall

La descendance de Douglas Quaid

Reçu assez positivement par la critique, Total Recall a connu un important succès commercial, puisqu’il a rapporté environ 261 317 000 $ au box-office mondial (dont 2 360 003 entrées en France), pour un budget de 65 millions de dollars6. C’est ce film qui donna l’impulsion nécessaire à la mise en chantier d’autres adaptations de récits de Philip K. Dick (surtout ses nouvelles) et ouvra la voie aux nombreux films mettant en scène des univers virtuels. De son côté, Blade Runner redécouvert en ces années-là (son Director’s cut sortit en 1992) acquérait un statut de film culte et un public croissant (re)découvrait Philip K. Dick.

Une série télévisée prolongea tardivement l’univers du film : Total Recall 2070 (créée par Art Monterastelli, 1 saison, 1999) mêlait en effet des éléments du film et de la nouvelle de Dick, au roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) qui était devenu Blade Runner. Un remake de Total Recall par Len Wiseman sortit en 2012, sans convaincre.

Pour conclure ce long article, nous vous invitons à revoir une autre adaptation (assez libre) d’une nouvelle de Philip K. Dick : comme vous ne le saviez sans doute pas, l’excellent Minority Report de Steven Spielberg (2002) avait d’abord été développé comme une suite de Total Recall par Gary Goldman (qui avait retravaillé le scénario du film de Paul Verhoeven). La possibilité d’une telle suite retirant par nature toute ambiguïté à la fin de Total Recall (« Embrasse-moi avant de te réveiller… »), comme Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017) avait imposé une film à Blade Runner, il semble que le choix de couper le cordon retenant Minority Report à Total Recall était salutaire. Car la valeur du film de Paul Verhoeven, comme celui de Ridley Scott, réside dans son ouverture, nécessaire pour que le doute puisse s’y engouffrer.

Tout a commencé par un rêve... Arnold Shwarzenegger et Sharon Stone au début du film Total Recall.
Tout a commencé par un rêve… Arnold Schwarzenegger et Sharon Stone au début du film Total Recall.

Cet article sur le film Total Recall fait partie d’un dossier consacré à Philip K. Dick au cinéma, dans lequel vous trouverez notre analyse du film, « Le manège aux illusions ». Nous vous invitons aussi à découvrir les articles consacrés à la représentation de la conquête de l’espace, notamment celui sur Capricorn One (Peter Hyams, 1978).

Notes

1 – Les informations sur la création du film sont tirées des bonus de l’ “Ultimate Rekall Edition” blu-ray de Total Recall, éditée par Studio Canal. Les propos rapportés de Paul Verhoeven sont tirés de l’interview réalisée pour cette édition en 2012 ; ceux de Ronald Shusett et de l’équipe technique sont tirés du documentaire réalisé pour l’édition 2001. L’ouvrage de Brian J. Robb (en anglais), Couterfeit Worlds, Philip K. Dick on Film (Titan Books, 2006), pp. 152-179 semble le plus complet et le plus fiable concernant la production du film, avec un descriptif assez complet du projet de David Cronenberg. Il est à noter que la fiche Wikipédia du film en français situe le projet de Bruce Beresford avant celui de David Cronenberg, ce qui est erroné.

2345 – Notes de production, livret du blu-ray “Ultimate Rekall Edition”.

6 – Informations de la fiche Wikipédia du film provenant du site Box Office Mojo, consulté le 22 février 2021.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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