[Débat] L’émotion dicte-t-elle nos goûts et dégoûts musicaux ?

musique, partition et ipod avec écouteurs

Note de l’auteure : La chronique suivante a été écrite pour moitié en 2020 (d’où les références au confinement) et terminée en 2023. Elle a été le point de départ d’une réflexion qui m’a conduite à travailler sur un essai à part entière sur la musique, les souvenirs, la cognition et les émotions. 

Avons-nous peur de nos émotions musicales ?

La musique est émotion. Elle permet de faire fonctionner simultanément, pour vulgariser, « cerveau gauche » (rationnel) et « cerveau droit » (émotionnel, intuitif), elle parle à notre tête, notre cœur et surtout à tous nos sens. Peu importe ce que nous affichons de nos goûts, de nos raisonnements, une musique qui vous parle, qui vous touche, peu importe la raison, se fiche de toutes ces petites cases, ces jolis compartiments, que nous fabriquons pour cloisonner nos affects et présenter une version « acceptable » de nous-mêmes à autrui.

Nous avons un problème avec les émotions dans notre société. En France bien entendu, où l’intellect est bien souvent placé au-dessus de l’intuition et des émotions dans une certaine mesure, mais dans le monde occidental en général. Nous nous efforçons de garder le contrôle en toutes circonstances, de faire en sorte que notre esprit gouverne de peur que notre cœur ne prenne le dessus et ne nous mène à notre perte, alors qu’un équilibre entre corps-esprit, intellect et émotion est ce qui nous permet réellement de garder le cap. Et cela se retrouve dans notre rapport à la musique, ainsi que dans la critique musicale.

Les artistes féminines où l’émotion prime

Je me faisais cette réflexion dernièrement, en repensant à certaines réflexions qu’avaient pu me valoir mes goûts très variés en la matière, mais aussi à mes propres réactions, à ce que je mets en avant de mes goûts, de ce que je considère comme étant de la « bonne » musique comparé à, justement, toute la variété de ce que j’écoute réellement tout au long de l’année. Dans un cas comme dans l’autre (goûts affichés et « plaisirs coupables »), certains artistes que j’écoute et admire ne rentrent pas dans la catégorie de ce qu’une certaine intelligentsia de la critique musicale considérerait comme du « bon goût » ou bien comme « cool » ou « hype ». Et, en me demandant quel était le dénominateur commun entre des artistes aussi différents que Tori Amos, Mariah Carey et les divas Whitney Houston et Céline Dion, Alanis Morissette, ou, de manière plus générale, la scène pop-rock-folk indé des années 90-2000 – et notamment une bonne partie des autrices-compositrices-interprètes anglo-saxonnes de cette période à l’exception de Björk, PJ Harvey et quelques autres, pour lesquelles cela n’est pas tout à fait vrai – la réponse s’est imposée à moi : l’émotion ou plutôt l’émotion affichée, assumée sans distanciation pour la rendre socialement ou « intellectuellement » acceptable.

Tori Amos : paroles poétiques et littéraires,  compositions complexes, émotions viscérales

Tori Amos n’a, à priori, rien de commun avec Mariah, Céline et Whitney. Cependant, ses paroles poétiques, très littéraires et parsemées de références à la mythologie, la politique ou l’histoire et sa réputation d’artiste excentrique n’amoindrit aucunement la force émotionnelle de son chant et de ses compositions, inspirées aussi bien de la musique classique, du jazz que du rock, et qui atteignent l’auditeur en plein cœur pour beaucoup ou peuvent prendre aux tripes. Il en est de même de son jeu expressif au piano sur scène, de son regard qui accroche celui du public dans les premiers rangs, l’interpelle et ne le lâche pas. En cela, la période de son 3e album Boys for Pele et de son Dew Drop Inn Tour en sont un exemple flamboyant, qui a d’ailleurs divisé certains inconditionnels de ses deux premiers albums, Little Earthquakes et Under the Pink.

J’ai déjà évoqué le sujet avec certains fans de Kate Bush (à laquelle Tori Amos est souvent comparée), dont certains m’ont avoué que la tendance de Tori Amos à cette époque à exorciser ses démons sur scène et à conduire une sorte de séance d’exorcisme en live pour le public les avait dérangés car elle faisait preuve, alors, d’un manque de pudeur évident, alors même que Kate Bush était tout l’inverse : une Anglaise perfectionniste (la « Stanley Kubrick de la pop » comme on l’a souvent appelée), aux paroles elles aussi ultra-référencées et à la composition virtuose, mais qui se réfugiait derrière une distance rassurante pour elle, mais peut-être aussi pour une partie de son public.

De même, malgré une dimension parfois cryptique ou éthérée, les paroles de Tori Amos sont parsemées de saillies propres à déranger ou, du moins, interpeller : « so you can make me cum, that doesn’t make you Jesus » (« tu peux me faire mouiller, cela ne fait pas de toi Jésus », une lycéenne à un garçon qui lui plaît), « it was me and a gun and a man on my back » (« c’était moi et un flingue, et un homme sur mes reins », une femme se souvenant du viol dont elle a été victime dans “Me and a Gun”) »… Certaines paroles assument d’ailleurs pleinement cette absence de pudeur, cette vulnérabilité affichée qui devient une force plutôt qu’une faiblesse mais peut donner envie de détourner le regard car, plutôt que de nous distraire ou de nous changer les idées, elle nous confronte à tout ce que nous souhaiterions ignorer de nous-mêmes, nos pensées et comportements les plus honteux.

On peut par exemple citer le sublimement douloureux, mais tellement juste,: « no one’s picking up the phone/So it’s clear, he’s gone/And this little masochist is lifting up her dress/Guess I never thought I’d feel the things I feel » (« personne ne décroche le téléphone/alors c’est clair, il est parti/Et cette petite masochiste soulève sa robe/Je crois que je n’aurais jamais pensé ressentir les choses que je ressens ») de « Hey Jupiter » sur Boys for Pele, justement. Ou quand, après une rupture amoureuse (ou à la fin d’une histoire, quand on est encore avec l’autre mais qu’on sait tous les deux que c’est déjà fini), on continue à se mentir en faisant comme si de rien n’était dans l’espoir de retenir l’autre ou bien de prolonger quelque chose qui ne peut plus être sauvé.

L’émotion brute sans  recul intellectuel ni distance de la musique pop est-elle « honteuse » ?

Alors oui, certes, Mariah, Céline et Whitney ne parlent pas des choses aussi crûment et en restent à l’extase amoureuse ou aux chagrins d’amour (pour schématiser), mais toujours est-il que les émotions pures, dépourvues de recul intellectuel qu’elles provoquent peuvent faire éprouver à certains d’entre nous une certaine honte. On pourrait d’ailleurs ajouter à la liste Lara Fabian.

J’ai ainsi été assez amusée, il y a quelques temps de cela, lorsqu’un proche a voulu « m’afficher » en se moquant de moi parce que j’avais pleuré en regardant la performance de l’artiste belge interprétant « Je suis malade » de Serge Lama sur scène en 1998. L’une de ses connaissances sur les réseaux sociaux (une femme) a répondu (j’ai oublié sa formule exacte), par une pique qui, elle, était assez cynique, sur le mode du « c’est trop la honte », « ça existe encore, ça ? ». Il y avait peut-être là une légère touche d’humour sarcastique, je veux bien le croire (et j’apprécie aussi le sarcasme utilisé à bon escient), il n’empêche que ce type de réactions, auxquelles j’ai été confrontée maintes et maintes fois pour des artistes aux styles musicaux fort différents (mais de tonalité émotionnelle et/ou mélancolique), est pour moi assez parlante.

Afficher ses goûts musicaux : une question d’image ?

Et, alors que, dernièrement, fatiguée et en mode « j’en ai marre de ce confinement et du couvre-feu » (comme tout le monde, quoi), j’ai voulu me « changer les idées » en retournant à mes amours musicales des années 90-début des années 2000, quand je pouvais alterner des écoutes de Mariah, Céline et des Spice Girls avec le Homogenic de Björk, Jagged Little Pill d’Alanis Morissette ou le Celebrity Skin de Hole, je me suis posé cette question : n’ai-je pas moi aussi un peu « cloisonné » la représentation que je donne de mes goûts à travers mes écrits ou juste en « public », dans mon cercle Facebook (voire en privé avec certains amis que je vois un peu moins que d’autres) ? Ne suis-je pas moi aussi coupable de ce genre d’élitisme bobo snobinard que je reproche à certains critiques musicaux – et à une certaine ancienne coloc qui a  autrefois voulu me « bizuter » en mode « tu crains avec Tori Amos, moi j’écoute MGMT et je vais boire des verres au Comptoir Général avec mes potes branchés et mes lunettes faussement vintage, nous ne faisons pas partie du même monde, chérie », mais c’est une autre histoire que je ne développerai pas…

Alors non, je n’ai jamais été méprisante, mais je me souviens encore avec gêne d’un message que j’avais envoyé à un artiste qui m’avait demandée en amie sur Facebook, où je lui disais en substance : « Votre musique n’est pas trop mon genre à la base parce que c’est trop variété, mais elle m’a touchée ». Je pense (j’espère) que ma réaction a été tellement spontanée qu’il a dû la prendre pour de l’ingénuité, mais je me suis un peu mordu les doigts par la suite en songeant à ce que j’avais écrit. En quoi le fait que ce ne soit « pas trop mon genre » a un rapport avec le fait d’avoir été touchée par des chansons ? « Pas trop mon genre » (soit « plaisir coupable ») est-elle une expression qui a encore du sens ? Et quelle vision a-t-on (moi y compris, visiblement) de la variété ou du « mainstream » (l’artiste en question ne passant pas en boucle à la radio et à la télé, soit dit en passant) pour que l’on utilise ce genre d’expression, qui résonne presque comme une excuse (?) d’avoir aimé une chanson (ou une excuse que « à la base », c’est « pas trop mon genre ») ?

Sommes-nous tous réellement « configurés » de la même manière de ce côté-là ? N’ai-je pas utilisé, à ma manière, mes artistes préférés (Tori Amos, Fiona Apple, Kate Bush, Arcade Fire, Florence + the Machine, Bat for Lashes, Joni Mitchell, Johnny Cash…), dont les chansons ont accompagné tant de moments importants de ma vie, comme d’un bouclier ou une manière de présenter une certaine image de moi, qui serait plus « acceptable » que d’assumer le fait que, oui, j’aime encore écouter à l’occasion (et même de plus en plus souvent) les Spice Girls, Mariah Carey ou Britney Spears ? Ai-je un problème avec celle que j’étais à 10 ans (âge auquel j’ai acheté mes premiers CD) et jusqu’à la fin du collège, cette fille qui n’avait pas peur de passer de Queen aux Spice Girls, de Björk à Lara Fabian et Hélène Ségara ? [Edit 2024 : aujourd’hui, j’assume complètement d’écouter souvent autant de mainstream et variété que des choses plus pointues]

Qu’est-ce que nos plaisirs coupables et nos dégoûts musicaux révèlent de nous ?

Nos artistes préférés ne sont-ils pas tous le « plaisir coupable » de quelqu’un d’autre, voire la hantise ou le dégoût de quelqu’un d’autre ? Et, au-delà des goûts et des couleurs, comme on a l’habitude de le dire, cela ne révèle-t-il pas, là encore, ce problème que nous avons vis-à-vis des émotions ? Je le pense sincèrement. Quelqu’un comme moi, qui suis émotive mais aussi introspective, et qui a tendance (je l’admets) à aimer écouter des morceaux à fleur de peau qu’un proche assez taquin a déjà qualifié de « playlist du suicide », n’a-t-il pas un problème avec les émotions plus « simples » de la pop mainstream ? Là où des personnes qui ont peur de l’introspection fuiraient justement comme la peste mes artistes préférés pour davantage écouter des morceaux entraînants qu’on peut chanter à tue-tête ?

L’auteur Carl Wilson parle très bien de ce paradoxe et de ces considérations de « bon » et « mauvais » goût à travers son livre Let’s Talk About Love pour lequel il a pris pour base l’album du même nom de Céline Dion et l’irritation viscérale que lui inspirait cette chanteuse, à laquelle il était impossible d’échapper aux Etats-Unis à partir de la sortie de Titanic en 1997. Curieux ou un brin masochiste, ce journaliste musical a souhaité interroger la manière dont nos goûts et notre sens du goût tout court se forment, afin de mieux comprendre pourquoi la musique de l’artiste québécoise l’horripilait autant.

Son essai, drôle et passionnant, montre bien comment, en grandissant (dès le lycée, généralement), on se tourne, en fonction du groupe auquel on appartient, vers des artistes plus « pointus ». Il va sans dire que, pour un journaliste de rock écrivant pour des magazines pointus en la matière justement, écouter des artistes underground est bien mieux vu que de la variété « commune » comme celle chantée par Céline Dion. Et ce, même si la pop dite mainstream a été réévaluée depuis la première parution du livre de Wilson dans les années 2000 (le virage était en cours à ce moment-là) et que des artistes comme Beyoncé ou Taylor Swift sont maintenant reconnues et portées aux nues par les journalistes de Rolling Stone Magazine, par exemple… [Edit 2024 : Ce qui n’a cependant pas changé la perception de la critique musicale envers Céline Dion, que Rolling Stone Magazine a snobée en établissant sa liste des 100 meilleures chanteuses de tous les temps]

L’auteur faisait en partie la même analyse par rapport aux émotions : une émotion plus simple et directe, née de l’écoute d’une musique moins complexe, est ressentie plus volontiers comme « honteuse » ou tenant du plaisir coupable. Elle ne nécessite pas d’analyse intellectuelle, passe par moins de filtres et ne nous permet pas de briller en société. Il n’empêche que, tout aussi « simple » ou sirupeuse soit la musique qui l’a fait naître, cette émotion n’en demeure pas moins authentique comme peut l’être l’émotion née de l’écoute des morceaux de nos artistes préférés.

Nos goûts musicaux : une armure culturelle et sociale ?

Simplement, nous aimons tous nous abriter derrière une certaine culture, une certaine image de nous-mêmes que nous renvoient nos goûts assumés et affichés, quand il s’agit de parler de ce qui nous touche dans une musique. Il s’agit en fin de compte d’une armure culturelle et sociale qui nous protège un tant soit peu, même quand on dévoile des choses personnelles de nous. Sans cette armure, dévoiler cette partie vulnérable tient presque, pour beaucoup, de l’indécence ! Ainsi, Carl Wilson révélait, non sans humour, avoir constaté lors de l’écriture de son livre qu’il était moins gêné à l’idée que les voisins de son immeuble mal insonorisé l’entendent faire l’amour plutôt qu’ils l’entendent écouter du Céline Dion.

Dans la même logique, en analysant la manière dont la musique contribue à notre construction psychologique et sociale, Wilson s’interrogeait : nos dégoûts musicaux ne révèlent-ils pas ce à quoi nous aspirons secrètement, mais qui nous fait peur ? Une personne affichant un cynisme de façade pourra par exemple être fortement irritée par des chansons qu’elle juge trop sentimentales ou mièvres alors qu’elle est en réalité une personne idéaliste se protégeant de la déception par une circonspection et une réserve, voire une méfiance de circonstance. Son dégoût de tel ou tel artiste révèle ainsi probablement en partie ses aspirations et espoirs secrets.

Un peu à la manière du personnage d’agent du FBI mal lunée Gracie Hart incarnée par Sandra Bullock dans la comédie Miss Détective (2000), que les candidates des concours de beauté irritent au plus haut point au début du film avant qu’elle soit obligée de les côtoyer et qui finira par admettre, des trémolos dans la voix, lors de son monologue final devant ses nouvelles amies, « Et je rêve vraiment d’un monde en paix ». Une réplique qui fait écho à son premier passage télé en tant que vraie-fausse candidate du concours Miss America et au cours duquel, interrogée sur ce qu’elle estime être la chose la plus importante dont la société a besoin, elle répondait, par déformation professionnelle : « Une peine plancher plus sévère pour les récidivistes », avant de se rattraper au dernier moment et de rajouter, sans conviction : « Et la paix dans le monde ».

Et, en fin de compte, n’est-ce pas là la leçon à retenir de nos goûts, dégoûts et hontes musicales ? Ils nous permettent souvent d’en apprendre plus sur nous-mêmes et de mieux faire face à nos émotions et au rapport que nous entretenons avec celles-ci. Un point à garder en tête quand certains titres déclenchent un rejet ou un agacement viscéral chez nous…

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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