Après un livre, Lost : Fiction vitale, publié en 2013 aux Presses Universitaires Françaises, Sarah Hatchuel est de retour avec un nouvel essai sur les séries télé, paru le 5 février dernier aux éditions Rouge Profond. Un ouvrage à la thématique bien précise (les rêves dans les séries américaines) ouvrant sur une réflexion passionnante sur la création télévisuelle, des années 50 à nos jours, bien que l’auteur se concentre principalement sur les séries de ces 25 dernières années.
Quand le rêve interroge la fiction
Professeure en littérature anglaise et cinéma anglophone à l’université du Havre, Sarah Hatchuel analyse son sujet avec une passion non feinte et une exigence de chaque instant, déployant une réflexion particulièrement riche chapitre après chapitre autour des enjeux narratifs soulevés par les scènes de rêves dans les séries américaines. Contrairement à d’autres essais sur les séries télé, qui s’intéressent principalement au fond de ces oeuvres, Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes se penche également sur l’esthétique des séries, dont l’importance est primordiale dans les scènes oniriques. Loin d’être un ouvrage de vulgarisation, il s’agit là d’un travail de recherche poussé, érudit et pertinent, tout en étant d’une très grande clarté. Ainsi, si vous n’avez pas vu certaines séries (ou pas en entier), la manière dont l’auteur contextualise son sujet vous permettra malgré tout de vous y retrouver et de comprendre son point de vue. Surtout, si elle ne fait pas de concession sur le fond et que l’on ne saurait que trop conseiller ce livre aux étudiants et chercheurs s’intéressant aux séries, l’auteur fait en sorte de rendre sa réflexion intelligible à travers un style sans fioritures. Ceux qui ont peur de se frotter à un ouvrage théorique peuvent donc se rassurer : s’il est bien question de théorie ici, la densité de l’analyse ne fait jamais obstacle à la clarté du propos, ce qui mérite d’être relevé.
La thématique choisie, quant à elle, est d’autant plus passionnante que, si de nombreux essais se sont consacrés aux rêves dans le cinéma, il est loin d’en être de même pour les séries télé. Se penchant tour à tour sur des oeuvres telles que Dexter, Buffy contre les vampires, Twin Peaks, Les Soprano, Six Feet Under ou Battlestar Galactica, pour ne citer que celles-là, Sarah Hatchuel montre comment les scènes oniriques de ces séries, loin d’être de simples séquences décalées servant d’intermède, tiennent un rôle actif dans le déploiement du récit, n’hésitant pas à interroger celui-ci et à le remettre en cause. Qu’il s’agisse de rêves « authentiques », rêves éveillés ou encore flash sideways (qui montrent des réalités alternatives), ces scènes, en brouillant la frontière entre la dimension onirique et la « réalité », interrogent la fiction et notre rapport à celle-ci. Nous effectuons le saut de la foi en compagnie de Dale Cooper dans Twin Peaks, nous choisissons, en même temps que Buffy Summers, de croire qu’elle est bien une Tueuse de vampires dans la petite ville de Sunnydale et non une patiente schizophrène internée depuis 6 ans dans un hôpital psychiatrique… En déployant et déclinant des possibles, le rêve apporte une dimension réflexive, où l’oeuvre n’hésite pas à s’interroger sur elle-même. Sarah Hatchuel aborde ainsi, par exemple, la notion d’auteurité. En nous montrant certains événements qui ne sont pas advenus mais que les scénaristes auraient très bien pu privilégier, les scènes de rêves renforcent paradoxalement les choix narratifs des auteurs.
De Twin Peaks à Hannibal
Découpé en chapitres relativement indépendants les uns des autres, mais permettant d’avancer chaque fois un peu plus dans la réflexion, Rêves et séries américaines propose des focus sur certaines séries, qui ont souvent droit à un chapitre entier, qu’il s’agisse de Lost, Buffy, Les Soprano, Six Feet Under, Hannibal, Battlestar Galactica, Twin Peaks ou la plus méconnue Awake. En ce qui concerne la série culte de David Lynch, dont la saison 3 est actuellement en tournage, Sarah Hatchuel n’hésite pas à se faire exégète, formulant une théorie vertigineuse autour de la dimension onirique de l’oeuvre. Une hypothèse passionnante et bien argumentée, même si on ne tombera pas forcément d’accord sur tous les points… chose qui semble finalement assez logique pour une oeuvre lynchéenne, qui invite le spectateur à se l’approprier.
En parlant de s’approprier le matériau, l’auteur clôt son livre par un chapitre dédié aux montages parodiques créés par les fans de Lost, qui, pendant plusieurs années, se sont amusés à inventer des histoires d’amour gays aux personnages masculins de la série, en détournant la bande-annonce du Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee (2005). Après avoir montré comment, dans certains cas, les rêves pouvaient permettre aux auteurs de nouer un dialogue avec les fans, en donnant vie à des trames que ceux-ci aimeraient voir advenir, l’essai s’achève ainsi en faisant le pont entre l’oeuvre de fiction et les spectateurs, qui ont une attitude active devant celle-ci, et non passive comme certains auraient tendance à le prétendre. Ces quelques pages plus légères mais non moins passionnantes sont suivies d’une conclusion mettant en avant l’importance de la fiction, chérie par les spectateurs et célébrée par les scènes de rêves.
A recommander aux sériephiles passionnés désireux de s’interroger sur ce matériau autant qu’aux étudiants et chercheurs, Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes est un essai singulier et novateur, s’appuyant sur les recherches déjà faites sur le sujet pour aller plus loin. Les séries télévisées n’y sont pas traitées comme un simple sujet de pop culture à la mode, mais comme un art à part entière, dont le format offre des possibilités semble-t-il infinies. En se penchant sur les scènes de rêves au sein de séries emblématiques, Sarah Hatchuel met en avant la puissance narrative de ces oeuvres, leur force de suggestion et leur capacité à s’interroger sur elles-mêmes pour mieux se réinventer et immerger le spectateur dans un monde fictif qui n’en paraît pas moins réel. Témoignant encore une fois de la qualité et l’exigence des éditions Rouge Profond (consacrées principalement aux essais sur le cinéma), ce nouvel ouvrage des plus pertinents contribue un peu plus à faire reconnaître les séries comme un matériau d’étude légitime. Essentiel.
Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes de Sarah Hatchuel, Rouge Profond, 2016, 304 pages. 25€