La Science contre l’obscurantisme
Nous vivons des temps troublés. Avec la récente vague d’attentats, qui frappe tout autant l’Europe que le monde arabe, nous avons droit à de grosses piqûres de rappel quant au caractère précieux de ce qui englobe nos libertés fondamentales. Parmi celles-ci, l’expression est sans aucun doute l’une des plus chérissables, car nous la résumons un peu vite à la simple parole voire à la moquerie, certes souhaitable mais loin d’être la seule menacée dans cette affaire. L’expression, c’est ce qui a permis la plupart de nos progrès humains. Le droit à la caricature est important, bien entendu, et que dire de celui, tout aussi fondamental, de l’imaginaire, qui se cache bien souvent derrière la recherche scientifique, en poussant certains esprits ingénieux à tout remettre en question ? Néjib, jeune auteur Tunisien se pose la question avec Stupor Mundi, une bande dessinée qui a le potentiel pour devenir l’un de nos coups de cœur bande dessinée.
Stupor Mundi prend place à Castel Del Monte, en plein treizième siècle. Hannibal Qassim El Battouti, un savant Arabe renommé, débarque avec sa fille Houdê, mystérieusement paralysée, et El Ghoul serviteur docile et masqué. Dans cet endroit gouverné par Sa Majesté la Stupeur du Monde, un ami inconditionnel des scientifiques, va être découverte l’une des plus impressionnante invention de l’Homme : la photographie. Hannibal, protégé et financé par la Majesté, se lance dans une quête de perfectionnement, afin de faire évoluer une méthodologie imparfaite. Mais, bien vite, l’obscurantisme religieux vient se mêler de cette affaire…
On le comprend très vite, l’histoire de Stupor Mundi nous fait vivre tout autant un récit d’époque qu’une véritable réflexion sur le danger qui nous guette, celui d’un fondamentalisme assez puissant pour influencer directement nos libertés fondamentales. Mais avant que ce thème ne soit abordé il faut d’abord installer la narration, ce qui est effectué avec une maîtrise très surprenante de la part d’un Néjib qui, s’il ne ne se lance pas dans sa première œuvre non plus (rappelons qu’il est l’auteur de Quand David Inventa Bowie), n’est pas encore un auteur à gros bagage. Et pourtant, comme quoi il ne faut pas accorder trop d’importance à ces détails, les premières pages sont un exemple d’exposition réussie. Autant dans la grammaire du découpage (beaucoup de réalisateurs de cinéma feraient bien de se tourner vers la BD pour se rappeler à quel point l’enchaînement de tailles de plan n’est pas à prendre à la légère) que dans le fameux « page-turning », ce qui pousse le lecteur à lire, tout est maîtrisé admirablement par un auteur qui, visiblement, s’est posé beaucoup de questions quant à rendre son récit avant tout lisible. Pas d’élan abracadabrantesque dans le lien entre les vignettes, afin de laisser à Stupor Mundi l’unique force de son récit.
Une passionnante mise en garde contre le fondamentalisme
Et le moins que l’on puisse dire est que Stupor Mundi a beaucoup de choses à raconter. Bien aidé par une écriture fine des personnages, qui vous rendra chacun d’entre eux uniques et faciles à s’approprier, Néjib peut dérouler un récit malin, qui délivre des indices au compte-goutte, afin que le lecteur puisse ressentir où va la trame sans l’avoir déjà vécue avant sa réalisation. Ça marche drôlement bien, et le suspens monte doucement, au rythme des révélations. La découverte d’Hannibal, la photographie, est l’occasion parfaite pour construire une histoire dont l’ambiance un peu étrange nous rappelle évidemment Le Nom de la Rose, mais s’avère surtout être une habile utilisation du symbolisme, pour mieux nous parler de notre époque. L’obscurantisme religieux du treizième siècle, ses méthodes odieuses et sa tendance à réprimer tout ce qui pourrait contrer l’hypothèse d’un Dieu, voire d’un représentant de celui-ci, est un personnage à part entière de ce Stupor Mundi. Sans vous dévoiler quoi que ce soit, sachez que Néjib utilise Hannibal et sa création (ou du moins sa presque-création), mais aussi et surtout la petite Houdê, pour trouver une hypothèse à l’un des plus grands mystères de la chrétienté, pour en faire l’outil parfait d’une analyse d’un danger qui plane sur le vingt et unième siècle. Brillant.
Ce mystère historique et religieux, dont le rapport avec la photographie saute aux yeux comme une évidence, Néjib l’utilise pour livrer une analyse de l’obscurantisme très juste. Celui-ci voudrait trouver un but à toute chose, une utilité à chacun des travaux de l’Homme. Mais le sens des mots « but » et « utilité » est, évidemment, chez eux chargé d’une signification extrémiste qui ne peut que faire perdre de vue qu’un être humain peut avoir d’autres préoccupations que le divin. D’où le clash inévitable (et violent) que ne peut éviter Hannibal qui, lui aussi, a recours à une sorte de livre sacré mais pour la science, alors que la petite Houdê comprend petit à petit ce qui l’a paralysé. Cette montée en puissance du récit, lors du troisième tiers de Stupor Mundi est très bien soutenue par un visuel racé, énergique. Le style du dessin, à première vue dépouillé, permet de véritable sursauts, tant les traits raffinés sont parfaits pour prendre à revers le lecteur.
Stupor Mundi se lit à une vitesse folle, et s’incruste pour un bon moment dans les mémoires. Son sens de la narration par le visuel, cette grammaire aussi bien maîtrisée par écrit que par dessin, fascine au fil des pages. Le ton, parfois drôle mais souvent très engagé, n’est jamais pompeux tant il sait se mettre au service du récit. Une histoire passionnante, enivrante tant elle pousse à enchaîner les pages, qui réserve des destinées plus ou moins dramatiques dans un grand tout qui permet de se poser certaines questions. Et, surtout, de chérir d’autant plus nos libertés les plus fondamentales : le droit à la recherche, à l’art, à la science, à la vie tout simplement.
Stupor Mundi, une bande dessinée signée par Néji. Aux éditions Gallimard, 288 pages, 26€. Sortie le 8 Avril 2016.