Un récit d’aventure profond
Herman Melville est évidemment le gigantesque auteur de Moby Dick, mais dans sa bibliographie trônent d’autres jolis morceaux, sans doute moins connus mais autant dignes d’intérêt. Taïpi fait sans aucun doute partie de ceux-ci, ouvrage autobiographique (et premier livre signé par l’écrivain) qui aborde l’aventure exceptionnel de Melville auprès d’une tribu prétendument cannibale. On trouve, dans cette histoire, de quoi nourrir l’imaginaire de tout amateur de grandes aventure certes, mais aussi une force d’évocation qui ne demandait qu’à être exploitée à sa juste valeur. Est-ce le cas avec cette bande dessinée ?
Taïpi débute à bord d’un baleinier, qui a bien du mal à rencontrer l’un de ces gigantesques mammifères marins. Simples marins à bord, Toby et Tom n’ont plus confiance en leur capitaine, et projettent de prendre la poudre d’escampette dès la première occasion venue. Celles-ci se présente quand le baleinier accoste aux Marquises, afin de proposer une petite permission d’une journée à l’équipage épuisé. Seulement, le capitaine avait mis en garde le duo : l’île abordée appartient à plusieurs tribus et l’une d’elles, les Taïpi, est réputée cannibale. Malgré la peur qui les envahit, Tom et Toby prennent la tangente, l’appel de la liberté étant encore plus fort que leurs craintes. Mais leur fuite en avant ne se passe pas vraiment comme prévu…
Incroyable ou pas, Taïpi : un paradis cannibale est une histoire vraie. N’ayant pas eu la volonté de se mettre en scène, Melville a juste fait de son personnage un certain « Tom », comme pour donner au lecteur la possibilité de s’appliquer . La bande dessinée décide de suivre ce vœu de l’auteur, restant fidèle avant tout à l’œuvre littéraire, en tirant une transposition que l’on qualifiera d’éclairée pour le neuvième art. Cet adjectif est justifié grâce au gros travail de Stéphane Melchior, lui qui s’est déjà exercé à l’exercice périlleux de l’adaptation avec Gatsby le Magnifique. Dès les premières cases, Taïpi utilise toute la force d’évocation de cet art à cases et transporte le lectorat à l’autre bout du monde. Il est toujours compliqué de faire rentrer le public dans un récit hors de notre temps, et Stéphane Melchior y arrive sans peine grâce à une maîtrise du rythme éclatante : il ne lui faut que trois pages pour installer l’univers et mettre en place l’embryon du récit à venir.
Un véritable « page-turner »
Il y a dans Taïpi un rythme exemplaire, qui n’est jamais gênant pour la vie du récit. Celui-ci est d’une limpidité qui doit tout au vécu, à l’expérience authentique qui a servi de motivation à l’auteur Melville. Restait à Melchior, une fois la lourde tâche d’avoir assuré un rythme, le fameux « page-turner », à trouver le surplus d’âme pour proposer autre chose qu’une transposition. Celui-ci est assuré par l’écho de l’histoire, qui nous donne à réfléchir sur la réputation prise comme telle, sans les nuances que l’on doit pourtant toujours apporter. Ici, Tom et Toby finissent par tomber sur ceux qu’ils redoutaient, et alors que le lecteur s’attend à vivre un remake de Cannibal Holocaust, les événements s’emballent mais pas dans ce sens. Taïpi réussi à capter une émotion difficile à cerner : l’éveil au réel. Même si certaines choses vont se passer, nous n’en dirons pas plus pour ne pas spoiler, Tom va passer par une phase d’apprentissage qui va irrémédiablement remettre en question ses idées reçues. Dans ce qu’il pensait être un enfer, il trouve effectivement un paradis, notamment grâce à une rencontre amoureuse touchante. C’est réalisé avec grande justesse, notamment en sauvegardant la profondeur d’origine, jusqu’au final qui nous laisse un goût amer, et donne tout son sens à la superbe couverture de ce Taïpi.
Taïpi : un paradis cannibale se devait d’être soutenu par un dessin de caractère. C’est effectivement le cas du travail signé Benjamin Bachelier, qui fut déjà en charge de la narration visuelle du Gatsby le Magnifique de Stéphane Melchior. C’est simple, on a un grand coup de cœur pour ce style tout en contrastes, en prenant soin de penser avant tout à l’atmosphère plutôt qu’à un rendu purement réaliste des couleurs. Le crayonné, le trait, tout fait en sorte que Taïpi gagne une personnalité, une patte qui contribue grandement à la belle réussite de cet ouvrage. Cette bande dessinée nous habite encore quelques temps après sa lecture, c’est bien parce que Stéphane Melchior et Benjamin Bachelier ont réussi le tour de force d’adapter Herman Melville en préservant toute la force du récit, sa profondeur, et les images qu’il a fait naître dans l’imaginaire des lecteurs depuis 170 ans. Et ça force le respect.
Taïpi : un paradis cannibale, de Stéphane Melchior et Benjamin Bachelier. Aux éditions Gallimard, 104 pages, 20.90 euros. Parution le 11 mai 2016.