Une invitation à la réflexion stimulante
Commencé suite aux attentats de janvier 2015 et achevé peu de temps après les terribles événements du jour de l’an à Cologne, Sortir du manichéisme : Des roses et du chocolat de Martine Storti est un cri d’indignation contre la montée des extrêmes, qu’ils soient de droite ou de gauche et une invitation à la réflexion, loin de tout jugement à l’emporte-pièces qui ferait appel à une logique binaire : pour ou contre, noir ou blanc, etc.
Déplorant aussi bien la montée certaine de l’islamophobie en France que les positionnements qui, sous couvert de tolérance, refusent tout critique de l’islam, la féministe et philosophe française démonte ces raisonnements dangereux, à travers une argumentation claire et précise, où elle critique aussi bien les fous de l’identité française que sont Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut, que les dérives communautaristes du groupe anticolonialiste les Indigènes de la République, pourtant soutenus par l’extrême gauche et une partie de la gauche. Comment garder son calme et avoir un véritable débat lorsque Clémentine Autain, par exemple, avance que le rouge à lèvres serait un signe d’oppression pour les femmes occidentales au même titre que le voile en Orient ? Comme le dit très bien Martine Storti, aucune femme n’a encore été menacée d’exclusion ou d’emprisonnement pour absence de port de rouge à lèvres. Mettre un signe égal entre tout est donc véritablement dangereux.
Un luxe, le féminisme ?
Si Sortir du manichéisme n’est pas un livre sur le féminisme à proprement parler, il s’agit sans aucun doute d’un élément central de l’essai puisque la lutte pour le droit des femmes et l’égalité entre les sexes est de nouveau brandie par les uns et les autres comme l’une des raisons de la situation actuelle de notre société. Pour les uns (pas toujours du même bord, par ailleurs), féminisme rimerait avec néolibéralisme et impérialisme et serait un luxe (« du chocolat », comme l’a qualifié dans un discours la porte-parole des Indigènes de la République), pour les autres, bien que louable, il ne serait pas une priorité à côté de problèmes et enjeux « plus importants », tels que la situation économique du pays, le chômage et le système même dans lequel nous vivons.
De là à dire qu’il faut attendre qu’une révolution ait été menée et remportée, il n’y a qu’un pas et Martine Storti ne manque pas de relever que l’extrême gauche avait déjà les mêmes arguments dans les années 60. Si les féministes s’étaient rangées à leur avis, certaines batailles (contraception, avortement…) n’auraient pu être remportées. En quoi réformer le système dans son ensemble est-il opposé à la lutte pour davantage d’équité ? Pourquoi faudrait-il attendre alors qu’on sait très bien que les femmes sont souvent en première ligne dès qu’il s’agit de précarité ? A ceux qui pensent que le féminisme est un « luxe » que ne peuvent se permettre les femmes issues de minorités ou bien les ouvrières, l’auteure répond que les femmes n’ont pas à se contenter simplement « du pain », c’est-à-dire du strict nécessaire, qui est un minimum, mais sont en droit de réclamer également « des roses » et, pour cela, d’avoir recours au « chocolat » que représenterait le féminisme. L’analogie pain et roses vient des luttes des ouvrières du textile aux Etats-Unis au début du XXe siècle, qui demandaient également « des roses ». « Tout ce que réclamaient les ouvrières d’usine de textile aux États-Unis, c’est du pain et des roses, c’est-à-dire la nécessité et le plaisir. Les roses représentent la liberté, le temps de vivre, l’émancipation, la beauté, l’instruction… »
Martine Storti dénonce ainsi ceux qui voudraient faire du féminisme une arme identitaire, quelque chose qui serait propre à l’identité française et à la société occidentale, ignorant alors le désir d’émancipation des femmes de pays orientaux, qui existe bel et bien. Pour ceux-là, vouloir parler d’émancipation aux femmes musulmanes, par exemple, serait faire preuve d’impérialisme. D’ailleurs, si l’on écoute certaines voix qui ne manquent pas de toupet, si certains hommes faisant partie de minorités s’en prennent aux femmes, c’est parce-qu’ils seraient « opprimés ». Doit-on alors abandonner ces femmes à leur sort sous prétexte que d’autres ne souhaitent pas se battre pour l’égalité ?
Sortir des schémas de pensée préétablis et des oppositions simplistes
L’ancienne prof de philo, qui fut aussi journaliste pour Libération, aborde là des questions difficiles, parfois tabous et fait ressortir avec brio les contradictions de notre époque, toute en oppositions et chocs frontaux. Entre ceux qui voient dans l’immigration une « chance pour la France » et ceux qui parlent de « grand remplacement », elle se désole de ce manque de nuances, qui empêche toute analyse concrète et toute discussion véritablement constructive. Alors, évidemment, on pourra rétorquer à l’auteure qu’elle ne propose pas de solutions concrètes aux problèmes de notre époque, mais, en tant que philosophe, Martine Storti nous invite avant tout à engager une réflexion hors des schémas préétablis, à sortir des oppositions aussi simplistes que dangereuses. « Il devrait être l’heure de combattre les ravages de la marchandisation du monde sans abandonner le libéralisme, donc l’heure de cesser de condamner les libertés individuelles et les droits quand tant de forces politiques, religieuses, idéologiques ne veulent voir que des entités, des masses, des identités en guerre les unes contre les autres, et jamais des personnes, jamais des singularités », écrit-elle ainsi.
Après les attentats de janvier et novembre 2015, elle souhaite croire au retour de l’universel, mais demeure lucide sur les obstacles qui se dressent, et qu’il n’appartient qu’à nous de lever. On ressort de cette lecture, brève mais dense, stimulés, heureux de constater que parmi les intellectuels français, certaines personnalités sortent encore du moule pour proposer autre chose qu’un discours moralisateur ou prémâché. Avec Sortir du manichéisme, Martine Storti ne ferme pas les yeux sur les problèmes qui agitent la France de 2016 au nom d’une « tolérance » qui peut virer à l’aveuglement si l’on n’y prend pas garde. Mais elle refuse tout autant de céder aux sirènes alarmistes et Cassandre qui voient déjà le déclin de notre civilisation et lui trouvent des coupables tous désignés : femmes, immigrés, homosexuels… Elle nous dit qu’une autre vision, prenant en compte la complexité du monde, est possible, qu’il est urgent de sortir de cet enfermement nocif où nous nous dressons les uns contre les autres, les uns accusant les autres d’être des « collabos » ou des « fachos ». Et, à ce moment-là, peut-être sera-t-il enfin l’heure des roses et du chocolat : la liberté et l’épanouissement, plutôt que la simple survie.
Sortir du manichéisme : Des roses et du chocolat de Martine Storti, Éditions Michel de Maule, sortie le 3 mars 2016, 145 pages. 17€