Publiées en 1960 aux Etats-Unis, où elles sont désormais épuisées, et jusque-là inédites en France, les mémoires de Bettina Ballard, correspondante à Paris du Vogue américain de 1935 jusqu’à la période d’après-guerre, sont parues au printemps aux éditions Séguier, traduites pour la toute première fois dans la langue de Molière par Alexis Vincent.
Paris, années 35 à 50 : une autre époque
Comparée assez justement par Frédéric Mitterrand dans sa préface à une Joan Crawford qui aurait été sympathique, Bettina Ballard était une travailleuse acharnée, arrivée presque par hasard dans la mode, et ayant gravi les échelons un à un jusqu’à devenir une des rédactrices mode les plus influentes d’Amérique en compagnie de Carmel Snow du Harper’s Bazaar. Aussi élégante que pertinente, elle a côtoyé les plus grands, de Coco Chanel à Christian Dior, en passant par Christian Bérard, dit « Bébé », célèbre pour avoir conçu les sublimes décors et costumes du chef d’oeuvre de Jean Cocteau, La Belle et la Bête, en 1946. Son témoignage se révèle ainsi d’autant plus précieux qu’il évoque une époque aujourd’hui révolue, dont les principaux acteurs ont disparu. In My Fashion recèle de nombreuses anecdotes sur ces personnages haut en couleurs, qui ont forgé la mode avant que le prêt-à-porter ne pointe le bout de son nez.
De manière significative, Bettina Ballard mettra fin à sa carrière vers le milieu des années 50, lorsque les copies bon marché des créations haute couture commencent à affluer. Pas tant par désillusion, que par volonté de faire autre chose et de se consacrer à son mariage d’ailleurs ; et peut-être aussi pour raisons de santé puisqu’elle décède en 1961, moins d’un an après la parution de ses mémoires des suites d’un cancer, à l’âge de 56 ans. On ne peut cependant s’empêcher de penser qu’elle s’est retirée à la fin d’une époque dans l’histoire de la mode, et à l’aube d’une nouvelle ère, qui aboutirait peu à peu à sa démocratisation par le biais du prêt-à-porter.
Ce volumineux ouvrage n’est pas tant une autobiographie —discrète, Bettina Ballard se livre peu, au point de ne pas mentionner le nom de son mari — que le récit, de l’intérieur, d’une rédactrice américaine découvrant Paris, capitale de la mode, à une époque charnière. Présente lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate et lors de la Libération, elle observe les réactions des gens et leur manière de s’adapter aux restrictions, qu’ils soient modestes ou mondains, ce qui donne lieu à une partie tout à fait intéressante du livre qui nous permet de deviner ce que pouvait être l’ambiance au coeur de la ville, y compris dans ses quartiers les plus chics, à ce moment-là. L’insouciance ne tiendra pas longtemps et certaines personnalités du milieu seront elles aussi touchées : le rédacteur en chef français Michel de Brunhoff perd son fils, fusillé par la Gestapo, tandis que la duchesse d’Ayen, une richissime cliente, perdra son mari, déporté, qu’elle verra emporté par les officiers allemands.
Un témoignage distancé, humble et pertinent
Ce côté carnet mondain, où l’influente rédactrice passe en revue toutes ses connaissances de l’époque, pourrait paraître futile et redondant s’il ne s’accompagnait pas d’un véritable regard sur le milieu et ses personnalités-phares. Car Bettina Ballard est loin de tout cynisme comme elle l’est de tout aveuglement ou hypocrisie sur le fonctionnement de ce petit milieu en vase clos, où une toute petite minorité influençait le domaine du luxe dans son ensemble. Et tout aussi admirative était-elle du travail effectué par les couturiers, cela ne l’empêchait pas de considérer la mode, et son travail même, avec une certaine distance. Un côté terre-à-terre qui la rend tout à fait sympathique, bien que son rapatriement aux États-Unis à bord de l’US Air Force à la Libération, grâce à ses relations, prête bien évidemment à sourire. Elle a cependant suffisamment de lucidité et d’humilité pour relativiser son expérience au sein de la Croix Rouge en Afrique du Nord, qui attira la curiosité de ses consoeurs new-yorkaises tandis qu’elle regrettera amèrement d’avoir déserté Paris pendant une bonne partie de l’Occupation.
Surtout, ses portraits de Christian Bérard (qui réalisait des illustrations pour Vogue, entre deux projets), Coco Chanel, Schiaparelli, Dior et bien d’autres sont particulièrement fins et pertinents, et donnent un aperçu très vivant, à la fois de leur travail et de leur personnalité. Restée plus d’une dizaine d’années dans cette bulle parisienne particulièrement stimulante, Bettina Ballard verra cependant l’équilibre changer et la mode américaine s’imposer peu à peu, poser les fondements du mass market… Le témoignage qu’elle nous a offert pendant plus de 300 pages est suffisamment détaillé et contextualisé pour que nous comprenions cette évolution, qu’elle met très bien en perspective à l’aune des années 60, qui bouleverseront les codes et qu’elle ne verra malheureusement pas.
Malgré quelques longueurs de-ci de-là, In My Fashion se révèle un ouvrage passionnant pour qui s’intéresse à l’histoire de la mode, mais également au travail de rédactrice mode. Bien loin du Diable s’habille en Prada, Bettina Ballard évoque les rouages du métier, à une époque certes lointaine, mais où le travail et la persévérance étaient récompensés. Le récit de son évolution au sein du milieu est ainsi particulièrement inspirant à une époque où tout un chacun peut donner son avis et être considéré comme « influent », donnant une illusion de facilité et d’immédiateté assez dangereuse du point de vue de la qualité du contenu — ce qui s’applique aussi bien à la mode qu’à d’autres domaines, d’ailleurs. Des mémoires à lire pour mieux comprendre comment s’est faite la mode à cette époque charnière, ainsi que son évolution. Et ressusciter l’espace de quelques heures le Paris de Chanel, Dior, ou Givenchy avant qu’ils ne deviennent des marques.
In My Fashion de Bettina Ballard, éditions Séguier, sortie le 14 avril 2016, 454 pages. 22€