Les aventures muettes et oniriques d’un chiot mort-vivant
Après Catharsis en 2015, publié quatre mois après la tragédie de Charlie Hebdo et Ô vous, frères humains l’an dernier, plaidoyer contre l’intolérance d’après l’oeuvre d’Albert Cohen, Luz est de retour avec cette bande-dessinée publiée aux éditions Glénat, dont la couverture enjouée interpelle le décalage entre ce petit chien jouant avec son nonos et l’environnement qui l’entoure : un cimetière.
Dans Puppy, les mots cèdent la place à des planches en grand format, où le dessinateur s’affranchit des cases pour mieux explorer un imaginaire gothique et cartoonesque à la fois, fortement influencé des débuts du comic strip américain avec son noir et blanc très travaillé. Pas de bulles ou de texte donc, ni de couleurs, contrairement à ce que pourrait laisser croire sa couverture, mais un onirisme évocateur, qui semble la meilleure des protections pour permettre à Luz d’aborder les thématiques de mort et de résurrection avec une certaine distance, sans se sentir sous la loupe d’un microscope. « Puppy est trop onirique pour avoir la certitude de ce que j’y ai mis de ma vie de maintenant, du bouleversement que j’ai dans la tête », déclarait ainsi l’artiste il y a quelques jours dans une interview pour le site de BFMTV. Ce qui n’empêchera pas le lecteur, cependant, de faire certains rapprochements instinctifs avec les événements de 2015, comme nous le verrons. Mais l’essentiel ne se situe pas dans ce rapport biographique plus ou moins souterrain, d’autant plus que l’intrigue épuré de Puppy ne tourne en rien autour du terrorisme.
Un imaginaire gothique joyeusement macabre
Luz commence par raconter la résurrection de son héros, un chiot, à la manière d’un vieux film de zombie, avec une patte émergeant de la terre, avant que le petit mort-vivant ne se hisse complètement hors de sa tombe. Toute la première partie de la BD montrera Puppy découvrir avec surprise l’environnement insolite de ce cimetière pour animaux domestiques, sans pour autant cesser de jouer à la baballe ou avec des os… A la différence près que la balle devient sa propre truffe, qu’il ne cesse de perdre, les os étant ceux de ses congénères, qu’il n’hésite pas à piller ! Il y a donc là tout un imaginaire joyeusement macabre à l’oeuvre, quelque part entre Tim Burton et Oscar Wilde, avec des images dégageant une réelle poésie, qu’il s’agisse d’une planche surréaliste où le chiot perd littéralement la tête, ou bien de sa découverte de la neige.
Ce petit animal un peu foufou a beau ne penser qu’à s’amuser tout en conservant son intégrité physique, il fait également l’expérience de la solitude et cherchera alors à ressusciter une jolie chienne caniche du nom de Cindy, à laquelle il fait don, l’air fiérot, d’un os appartenant au propre squelette de la défunte ! Ce drôle de héros à quatre pattes devient alors assez attachant par son attitude quelque peu sentimentale au milieu de ce monde déserté par la vie. Lorsqu’il s’aventure au dehors de l’enceinte du cimetière, le chiot découvre alors un futur dystopique, où les hommes semblent avoir disparus eux aussi, mais continuent néanmoins de hanter les centres commerciaux, corps invisibles dont la seule trace de présence est représentée par leurs vêtements et chaussures « vides », flottant à la manière de la silhouette de l’homme invisible dans la série télé des années 50 inspirée de l’oeuvre de H.G. Wells.
L’indicible derrière l’humour et l’absurdité
C’est par ailleurs un autre grand auteur de science-fiction que cite Luz en guise d’avant-propos : H.P. Lovecraft. L’auteur de L’appel de Cthulhu, dont l’influence se fait encore sentir dans la littérature et le cinéma de genre, semble avoir inspiré le dessinateur, qui s’est s’est intéressé à son oeuvre parce-qu’il y est question de « l’irracontable », comme il le précise dans la même interview pour BFM. Et il y a en effet une part d’indicible dans Puppy, qu’on ne peut que toucher du doigt, mais qui est bien présente, et à plus forte raison dans cette seconde partie assez anxiogène derrière les gags de situation. Au fil de ses pérégrinations et de ses errements à travers les rues et les dédales d’un immense centre commercial, le petit chien, après avoir croisé la route de nombreux « hommes invisibles », tombe par hasard sur un petit local ouvert au fond d’une boutique : dans l’entrebâillement, on aperçoit des chaussures pêle-mêle… dont dépassent ce qui ressemble à des jambes humaines vêtues de collants noirs. Cette vision effraie Puppy, qui fuit à toutes pattes cette sombre scène.
Car cette image fait immédiatement penser à des corps humains, morts, entassés après un drame inconnu. Une image qui peut nous ramener, d’une certaine manière, aux attentats de 2015, bien que ce ressenti, à ce stade-là, reste assez subjectif. Quelques pages plus loin cependant, le fond devient noir et les dessins apparaissent en blanc, comme éclairés à la lampe par le chien mort-vivant. Nous sommes à présent dans une immense halle, voire un hangar, des milliers de chaussures s’entassent. Sur la planche voisine, une image montre de nouveau ces formes noires évoquant des chaussures, et cette fois-ci, c’est le Bataclan qui vient à l’esprit. Par la suite, la visite d’un cimetière humain, avec ces mêmes formes sortant des tombes chaussures au pied avant d’acquérir une vie qui leur est propres, vient confirmer le rapport avoir le corps humain. Le lien établi entre ces corps entassés et les tragiques événements de 2015, reste bien entendu subjectif et, d’une certaine manière, l’approche onirique de Luz, avec sa narration visuelle fluide et remplie de trouvailles géniales, pourrait presque faire office de test de Rorschach. Pour preuve, il vous suffira de tendre l’album à un ami ou votre conjoint après l’avoir lu, sans rien lui dire, et de lui demander ce que lui évoquent certains passages, pour constater qu’il aura probablement un ressenti quelque peu différent du vôtre.
Une critique de la société de consommation au sein d’un conte drôle et tendre
Ce qui ne signifie pas pour autant que la trame de Puppy soit incompréhensible : les actions du petit chien sont claires, et le dessinateur insuffle au personnage une belle énergie, qui nous fait tourner rapidement les pages, nous interrompant seulement pour admirer certaines planches en pleine page, dont la richesse des détails et la beauté du trait sont assez impressionnants. Les noirs profonds, charbonneux, utilisés, sont également du plus bel effet sur ce format 32x24cm, si bien que l’on aurait vraiment du mal à imaginer la BD autrement qu’en noir et blanc.
Les thématiques de la mort, la solitude, et de la vacuité d’une société consumériste ne s’apercevant pas de son propre déclin sont également tout à fait perceptibles dans les grandes lignes, ainsi que l’angoisse qu’elles suscitent : ne sommes-nous pas ces hommes invisibles flottant d’un air imperturbable avec leurs appareils connectés, ne s’interrompant que lorsque ceux-ci leur font défaut ? Confronté à cette absurdité face à laquelle il affiche un détachement plutôt tranquille, Puppy fera un choix somme toute assez logique… Et l’album de s’achever à la manière d’un conte tendre et désenchanté à la fois, où l’humour est toujours présent, comme pour refuser de s’apitoyer sur cette mortalité à laquelle personne n’échappera.
Voilà donc une belle surprise que ce Puppy plein d’imagination, d’humour et de tendresse, irrigué par une énergie irrésistible et un imaginaire à mi-chemin entre le gothique de la culture anglo-saxonne et la bande-dessinée humoristique française. Luz parvient à raconter sur 160 pages, et sans le moindre dialogue, une intrigue mêlant des gags assez simples mais efficaces, à un onirisme plus poétique, subtil, où chacun pourra se faire sa propre histoire au sujet de ce monde dystopique et des pérégrinations de ce petit chien sans maître. Un véritable tour de force, qui fait que l’album se lit d’une traite au final, et se feuillette avec plaisir par la suite. Les deux pages d’annexes en dessin, où l’on apprend que l’idée est venue à Luz en visitant le cimetière pour animaux domestiques d’Asnières, rend cette BD à la fois sombre et légère d’autant plus touchante.
Puppy de Luz, éditions Glénat, sortie le 18 janvier 2017, 160 pages. 19,50€.