Ô temps, suspends ton vol !
Alors que le double épisode final de Twin Peaks sera diffusé sur Showtime dans la nuit de dimanche à lundi (et le lendemain sur Canal +, donc), un retour sur les épisodes 3 à 16 de cette saison aussi riche que fascinante s’imposait. Fin mai, nous analysions les deux premiers épisodes, présentés comme un long-métrage à part entière par David Lynch et Mark Frost, et rempli de références à Eraserhead, Elephant Man, Blue Velvet, Lost Highway ou encore Mulholland Drive. Nous retrouvions la Black Lodge et Dale Cooper (Kyle MacLachlan) prisonnier au coeur de celle-ci, tandis que son döppelganger courait toujours et s’associait à des mafieux et petites frappes dans le Dakota du Sud, violant, tuant, et poursuivant un dessein mystérieux, mais de toute évidence aussi sombre que son regard. La question que tout le monde se posait était alors : quand le bon Cooper se libèrera-t-il et reviendra-t-il à Twin Peaks, dans les lieux que nous connaissons, afin que “le temps reprenne son cours”, si l’on peut dire. Mais Lynch a vite clairement signifié aux fans nostalgiques que près de 27 ans s’étaient écoulés, et que reprendre le fil comme si rien ne s’était passé serait illusoire.
Ainsi, entre les épisodes 3 et 16, nous avons fait des sauts réguliers, mais finalement assez ponctuels à Twin Peaks, où les choses ont changé tout en restant paradoxalement un peu les mêmes : Ed et Norma s’aiment toujours sans être ensemble, Lucy est toujours à l’accueil du commissariat avec sa voix inimitable et ses lubies, et elle se dispute toujours avec Andy, avec lequel elle a eu un fils désormais adulte… Quant à Dale Cooper, une fois échappé des Loges, il traverse le cosmos et des univers parallèles étranges, avant de retomber sur Terre et réintégrer une enveloppe charnelle grâce à Dougie Jones, un commercial véreux et père de famille spécialement “manufacturé” afin qu’il puisse reprendre son identité et affronter son double maléfique. Sauf que, le retour réel du “bon” Cooper n’aura lieu qu’à mi-chemin de l’épisode 16, après une longue attente qui aura frustré plus d’un spectateur, mais aura été l’occasion pour David Lynch de concevoir une oeuvre totale aussi audacieuse que passionnante, repoussant les limites du format télévisuel et étendant son univers comme jamais.
Une odyssée à travers l’espace et le temps
En fin de compte, cette saison 3 ne se nomme pas Twin Peaks: The Return pour rien. Le retour désigne en effet le trajet que nous font vivre David Lynch et Mark Frost tout au long de cette saison. Si Cooper retrouvera le chemin de Twin Peaks probablement dès le début de l’épisode 17, c’est son parcours, son cheminement, qui importe ici. Un voyage à travers l’espace et le temps qui est celui du personnage, de ses créateurs, mais aussi celui effectué par les téléspectateurs, confrontés 27 ans plus tard à un univers familier et chéri, mais qui n’est plus le même, et ne saurait l’être, de toute évidence. Les créateurs ont ainsi envisagé cette saison 3 à l’inverse d’un pèlerinage : ils n’ont pas cherché à “embaumer” leurs personnages, ni à retrouver la “saveur” des deux premières saisons, et, surtout, ils ont évité tout fétichisme. Si cela a clairement décontenancé certains, qui auraient tant voulu remonter le temps, céder à ces attentes irréalistes aurait inévitablement mené à l’échec.
Pour autant, David Lynch ne renie en rien la nostalgie des téléspectateurs, ni la sienne et, sans doute, celle de son équipe, qui transparaissait dans les entretiens menés par Brad Dukes pour son livre Retour à Twin Peaks. Les motifs-clés de la série culte des années 90 sont bien là (le café, les tartes aux cerises, le RR Diner, le Roadhouse, la dame à la bûche…), mais leur utilisation est faite de manière à nous faire mesurer le passage du temps et cet impossible retour à une époque révolue, ce qui est la définition même de la nostalgie. Ainsi, lorsque Dougie Jones, l’avatar de Cooper, boit du café pour la première fois, nous attendons sa réaction, pour tenter de déceler des traces de l’ancien agent spécial du FBI porté disparu. Et lorsqu’il déguste religieusement une tarte aux cerises dans l’épisode 13, l’émotion ne peut que nous saisir.
Dougie Jones, une “manufacture” tellement humaine
Bien sûr, elle nous saisit en partie parce-que le personnage de Dougie Jones, qui se comporte comme une personne atteinte d’Alzheimer ou d’un grave problème neurologique, nous émeut, lui qui semble aveugle aux mille et un détails qui constitue notre vie quotidienne et son trop-plein, mais est capable de ressentir une émotion et un émerveillement d’une pureté inouïe face à un enfant, en entendant un air de piano ou en faisant l’amour à sa femme, incarnée par Naomi Watts. Cet homme-automate, créé dans le seul but d’offrir un véhicule au bon Cooper afin de revenir dans la série, cet homme qui rentre dans les portes vitrées, se contente de répéter les derniers mots entendus et ne semble faire preuve d’aucune initiative ni réflexion, apparaît paradoxalement comme l’un des plus humains et touchants de l’univers lynchéen.
Qu’il soit parcouru de façon ponctuelle par des réactions appartenant à Dale Cooper ne fait alors que renforcer notre nostalgie car, bien sûr, ce bon vieux Coop nous manque. Dans les deux premières saisons de Twin Peaks, Laura Palmer était l’absente ô combien présente hantant chaque plan, du moins jusqu’à la révélation de son meurtrier et l’arrestation de ce dernier. A l’inverse, dans Twin Peaks: The Return, Dale Cooper personnifie cette présence absente à travers Dougie Jones. Dougie est là sans l’être vraiment, même si ses proches, ainsi que ses collègues, mettent un certain temps avant de s’en rendre compte. Dale Cooper est présent, quelque part au fond de cet avatar manufacturé, mais ne fait surface que de manière sporadique et, surtout, lointaine, comme un écho que l’on perçoit à peine, et avec lequel Dougie est incapable de se reconnecter.
Pourtant, par son regard, son sourire et ses yeux parfois embués de larmes, il est l’incarnation même de la bonté sans limite de Dale Cooper, réduite à sa forme la plus simple, la plus pure. En cela, difficile de ne pas penser que quelque chose de très personnel aux auteurs se cache derrière le personnage de Dougie Jones. Cette présence absente ne peut que rappeler celle des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui restent les personnes que nous chérissons, alors même que leur mémoire leur échappe et leur autonomie disparaît, emportant peu à peu leur moi véritable.
La fin d’un longue attente
Et grâce à Dale Cooper, David Lynch et Mark Frost effectuent l’impossible dans l’épisode 16 : faire revenir un absent depuis longtemps perdu au monde, et en pleine forme, qui plus est. Lorsque, à l’issue de l’épisode 15, nous voyions Dougie enfoncer sa fourchette dans une prise murale après avoir entendu le nom de Gordon Cole dans le film Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder (l’un de ses films fétiches, déjà cité dans Mulholland Drive), nous nous doutions bien que l’agent spécial du FBI serait de retour à son réveil. Après tout, Cooper avait intégré le corps de Dougie (et retrouvé sa silhouette initiale) après que ce dernier se soit électrocuté dans le salon de la call-girl avait laquelle il passait du bon temps ; il était donc logique qu’il revienne à lui pour de bon en subissant un nouveau choc électrique. Ce qui n’a pas manqué de se produire, avec un plaisir ô combien jubilatoire puisque, quelques secondes après s’être réveillé du coma dans lequel il était plongé, il se redresse et s’adresse aux personnes l’entourant de son ton de voix inimitable, sérieux et volubile à la fois.
Non seulement il est le même bon vieux Coop avec 25 ans de plus, mais il se souvient également de tout ce qu’il a vécu, à la fois dans les Loges et dans la peau de Dougie Jones. Et il ne perd pas de temps, puisqu’il déclare à Mullins, le patron de Dougie Jones, “Je suis le FBI”, avant de se mettre en chemin pour Twin Peaks. Dès qu’il se met au volant de sa voiture, le générique de la série retentit et, cette fois, c’est une certitude : Dale Cooper est de retour, “100% réveillé” comme il le confirme, et Twin Peaks également en un sens, comme le relevait Emily L. Stephens de The A.V. Club, même si cette saison 3 était tout sauf absente à elle-même, en dépit des réserves d’une partie du public. Mais, de toute évidence, ce moment est celui que nous n’avions cessé d’attendre et d’espérer, et Lynch le sait, lui qui a différé ce retour aussi longtemps que possible, au point que cela en devienne un running gag assumé.
Prenons la fin de l’épisode 13, par exemple : Ed Hurley (Everett McGill) se trouve seul dans sa station service. Le premier plan de la séquence nous montre une décoration en forme d’ours sur son bureau, portant l’inscription : “Bear with me”, que l’on pourrait traduire par “soyez patients avec moi” ou même “patientez avec moi”, dans ce cas précis, puisque, pendant les secondes qui suivent, ainsi que tout le générique de fin, nous serons seuls avec Ed, en face-à-face avec son gobelet de café. Nous attendons que quelque chose surgisse, mais il n’en sera rien. Par cette boutade pince-sans-rire, le cinéaste nous dit explicitement qu’il est conscient de notre frustration, et il en joue, tout en nous promettant que ce que nous attendons finira bien par arriver. En ce qui concerne Ed, qui avait cédé à une douloureuse résignation, ses espoirs finiront par se concrétiser dès l’épisode 15, puisque Nadine, qui est parvenue à se remettre en question grâce à l’émission du Dr Jacoby sur Internet, vient lui annoncer qu’elle a conscience de l’avoir culpabilisé pour qu’il reste avec elle, et lui “rend sa liberté” pour qu’il puisse être heureux avec Norma.
A la recherche du temps perdu ?
Et, une fois le retour de Cooper effectué dans l’épisode 16, plutôt que de nous montrer son arrivée à Twin Peaks, David Lynch et Mark Frost préfèrent retourner au Roadhouse, où Eddie Vedder, le leader du groupe de grunge Pearl Jam — présenté sous son vrai nom, Edward Louis Severson — interprète sur scène une version acoustique de son titre “Out of Sand”. Difficile, là encore, de ne pas prêter attention aux paroles, qui semblent faire écho aux probables sentiments de Dale Cooper alors qu’il vient de faire ses adieux à “sa” famille : “Maintenant tout ça, c’est du passé/Et je suis qui je suis/Celui que j’étais, je ne pourrai plus jamais le redevenir/alors que le sablier s’égraine”, chante-t-il si nous traduisons le refrain. Dougie Jones est parti et un petit sentiment doux-amer persiste, tandis que nous retrouvons avec un plaisir non dissimulé l’agent spécial Dale Cooper, après 25 ans d’absence. Véritable pic de la saison à tous points de vue (en attendant de voir la conclusion, du moins), l’épisode 16 parvient à rendre ce retour ô combien mémorable, et son réveil à l’hôpital fait d’ores et déjà parti des meilleures scènes de la série.
Mais, si le personnage ne semble pas avoir changé, malgré les rides prononcées de Kyle MacLachlan, est-ce vraiment le cas ? Son long séjour au sein de la Black Lodge l’a forcément affecté. Et, surtout : comment songer à seulement rattraper le temps ? Ce combat semble perdu d’avance, et le spectateur ne peut qu’être conscient de l’immense charge qui attend Cooper lorsqu’il franchira le seuil du bureau du shérif Truman : non seulement il devra retrouver son döppelganger, mais il apprendra forcément tous les crimes que celui-ci a commis sous son apparence, en se servant de la confiance innée que ses amis et collaborateurs lui vouent. Cela inclue le meurtre du major Briggs, le viol de Diane (remplacée elle aussi par un avatar manufacturé) et une probable visite traumatisante à Audrey Horne (Sherilyn Fenn), qui ne s’en est peut-être jamais remise.
C’est d’ailleurs par le biais de celle-ci, dont le retour annoncé a lui aussi tardé à venir — à la fin de l’épisode 12 — que réside peut-être la clé permettant “d’ouvrir la boîte” de cette saison 3 à la dimension résolument meta, et pas uniquement parce-qu’elle rend hommage aux différentes oeuvres de David Lynch. L’épisode 16 de Twin Peaks s’achevait en effet sur ce que nous pourrions qualifier de “rêve éveillé”, voire de “fugue psychégénique” pas si éloignée de celle de Bill Pullman dans Lost Highway, ou de Buffy dans le célèbre épisode “A la dérive” de la saison 6. Ce sera donc le sujet de notre prochain article, qui sera en ligne dès demain, avant de découvrir la conclusion de la saison 3…
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Cet article analysant la troisième saison de Twin Peaks fait partie du dossier consacré au réalisateur David Lynch et à son œuvre.