Caractéristiques
- Traducteur : Daniel Arasse
- Auteur : Frances Yates
- Editeur : Gallimard
- Collection : Bibliothèque des Histoires
- Date de sortie en librairies : 1987 (édition originale : 1975)
- Nombre de pages : 468
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Écrivant sur des récits littéraires et filmiques dans lesquels il est question de la mémoire, je me suis intéressé aux palais de mémoire conçus par les orateurs de l’Antiquité, à propos desquels je livre ici quelques notes issus de ma lecture de l’ouvrage de référence de Frances Yates, L’Art de la mémoire (The Art of Memory, Gallimard, 1975). J’ai été particulièrement frappé par les rapports entre espaces réels et espaces mentaux, mais aussi entre les images et les souvenirs, qui travaillent ces architectures de mémoire. Ou, autrement dit : par les rapports entre carte et territoire qui sont au cœur de mes recherches.
Origines de l’art de la mémoire
Cet article ne prétend pas à une quelconque exhaustivité et se clôture par l’intégration de l’art de la mémoire dans les instruments de la théologie chrétienne au XIIIe siècle. Mais revenons à l’Antiquité : selon une tablette de marbre datant de 264 avant Jésus-Christ environ (la Chronique de Paros), Simonide de Céos aurait inventé de l’art de la mémoire vers 477 avant J-C, s’inspirant peut-être de systèmes égyptiens, pythagoriciens ou autres demeurés inconnus. Dans l’appendice du De anima d’Aristote (IVe siècle avant Jésus-Christ), nommé De memoria et reminiscentia, le philosophe grec « fait une distinction entre la mémoire et le souvenir. Se souvenir, c’est retrouver une connaissance ou une sensation qu’on avait auparavant. C’est un effort délibéré pour trouver sa propre voie parmi les contenus de la mémoire, en partant à la chasse pour retrouver, parmi ses contenus, celui qu’on essaie d’évoquer1 » résume Frances Yates. Par cette distinction, Aristote pose la relation entre deux principes sur lesquels se fonde tout art de la mémoire : l’association (même s’il n’emploie pas le mot) et l’ordre. L’historienne poursuit :
En partant de « quelque chose de semblable, ou de contraire, ou d’étroitement lié » avec ce que nous cherchons, nous finirons par le trouver. On a dit que ce passage était la première formulation des lois de l’association par ressemblance, différence, contiguïté. Nous devons aussi essayer de retrouver un ordre des événements ou des impressions qui nous mènera à l’objet de notre recherche, car les mouvements du souvenir suivent le même ordre que les événements eux-mêmes ; et les choses les plus faciles à se rappeler sont celles qui ont un ordre, telles les propositions mathématiques. (p. 46)
Le plus ancien traité sur l’art de la mémoire qui a été conservé date d’environ 86-82 avant Jésus-Christ, il est connu sous le nom d’Ad Herennium (livre IV), d’un maître de rhétorique inconnu, attribué au Moyen-Âge à Cicéron (sous le nom de Tullius). Comme l’a montré Frances Yates (pp. 17-18), tous les traités ultérieurs sur l’art de la mémoire reprendront la structure et les préceptes, sinon les termes même, d’Ad Herennium. Son auteur distinguait la mémoire naturelle, innée et possédée qui n’est pas propre à l’homme, et la mémoire artificielle qui désigne une mémoire structurée et développée grâce à des systèmes mnémoniques.
Techniques de construction des palais de mémoire
Reprenant dans De oratore les préceptes d’Ad Herennium (si ce n’est l’inverse), Cicéron explique que « pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont des tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont des lettres qu’on y trace.2 » L’art de la mémoire se fonde sur des loci (lieux), le plus souvent architecturaux, ordonnés de manière à être parcourus en pensée, dans lesquels on place des imagines (images) suffisamment frappantes pour se déclencher l’ouverture des différents coffres de mémoire renfermant les informations. Frances Yates écrit :
C’est Quintilien qui donne la description la plus claire du procédé. Pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut, dit-il, se rappeler un bâtiment, aussi spacieux que possible, avec l’atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans omettre les statues et les autres ornements qui décorent les pièces. Les images qui doivent rappeler le discours […] sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment. Cela fait, dès qu’il s’agit de raviver la mémoire des faits, on parcourt tous ces lieux tour à tour et on demande à leur gardien ce qu’on y a déposé. Nous devons penser à l’orateur antique qui parcourt en imagination son bâtiment de mémoire pendant qu’il fait son discours, et qui tire des lieux mémorisés les images qu’il y a placées. La méthode garantit qu’on se rappelle les différents points dans le bon ordre, puisque l’ordre est déterminé par la succession des lieux dans le bâtiment. (p. 14-15)
L’auteur d’Ad Herennium conseille de « former ses loci de mémoire dans un endroit désert et solitaire, car la foule qui passe tend à affaiblir les impressions » comme le résume Frances Yates (p. 19). Les loci doivent suffisamment différenciés afin de ne pas générer des confusions, et ils doivent « être d’une taille moyenne, pas trop grand parce que dans ce cas les images qui y sont placées deviennent trop vagues, pas trop petits parce que cela crée un encombrement dans la disposition des images » poursuit-elle. Comme l’explique l’historienne, l’art auxquels les systèmes de mémoire antiques font référence « reflète l’architecture antique, mais dans un esprit non classique, choisissant de préférence les lieux irréguliers et évitant les ordres symétriques » (p. 28).
L’ordonnancement en série est essentielle, car on doit se rappeler les lieux dans l’ordre afin d’aller « d’aller dans n’importe quelle direction à partir du locus qu’on voudra » comme l’écrit l’auteur d’Ad Herennium. Il serait ainsi possible de retenir un long poème ou une pièce de théâtre en parcourant les loci, « s’étendant, pour ainsi dire, sur des kilomètres dans la mémoire, […] en en tirant des indications mnémoniques, écrit Frances Yates. Et ce terme d’« indication » donne peut-être la clef du fonctionnement éventuel de cette méthode : peut-être apprenait-on en fait le poème par cœur et disposait-on, à des intervalles stratégiques, des lieux munis d’images servant d' »indication »? »(p. 27) La métaphore routière de l’historienne acquiert une pertinence fascinante lorsqu’on se souvient que jusqu’aux XVe siècle, les voyageurs n’avaient pas recours à des cartes, mais à des itinéraires, c’est-à-dire des ordonnancements textuels, ou plus rarement visuels, d’étapes (cités, relais, auberges) menant à leur destination. La géographie était réduite à une route continue, la pensée cartographique étant balbutiante.
De la puissance d’évocation des images
Le même ensemble de loci peut-être utilisé pour se rappeler des choses différentes, à condition des les vider de leurs imagines, comme des décors, accessoires et acteurs quittant une scène de théâtre : ainsi, le maître de rhétorique Métrodore de Scepsis (contemporain de Cicéron) devait semble-t-il utiliser une structure de mémoire basée sur douze signes du Zodiaque, divisée en trente-six décans de dix degrés, comme un palais de mémoire suffisamment vaste pour recueillir les imagines des textes qu’il devait se rappeler, et suffisamment structuré pour en retrouver l’ordre3.
L’auteur d’Ad Herennium précise que les loci « ne doivent pas être trop brillamment éclairés parce que les images scintilleront et éblouiront ; et ils ne doivent pas être non plus trop sombres car les ombres obscurcissent les images » résume Frances Yates (pp. 19-20). Figures, symboles ou signes distinctifs, le choix des imagines opère par jeux de sonorités, jeux de mots, références personnelles, condensations et déplacements qui rappellent la logique du rêve : « transportez la signification de l’espèce au genre, représentez une idée entière par l’image d’un seul mot, faites tout cela comme un peintre habile marque les rapports de distance par la différence de proportions des objets » déclare l’auteur d’Ad Herennium.
Dans tous les cas il est important que les imagines frappent l’imagination, c’est pourquoi on a recours à des figures humaines d’une grande beauté ou d’une atroce laideur, qui peuvent être tâchées de sang, mais aussi des animaux chimériques et d’autres figures comiques ou grotesques, car « les choses ordinaires glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit » lit-on dans Ad Herennium. Grâce à l’esprit de synthèse de Saint Thomas d’Aquin, le prude christianisme du Moyen-Âge s’accommodera de ces images souvent grotesques et amorales car il reconnaîtra que « leur seule fonction est de donner un choc émotionnel à la mémoire par leur idiosyncrasie ou leur étrangeté » comme l’écrit Frances Yates (p. 29).
L’art de la mémoire au service du christianisme
Que s’agit-il de se remémorer ? Ad Herennium distingue la mémoire des choses (idées, arguments) et des mots, soit respectivement memoria rerum et memoria verborum. L’art de la mémoire est avant tout un outil nécessaire à la rhétorique, mais au XIIIe siècle, c’est « sous la rubrique de la mémoire comme élément de la Prudence qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin citent et analysent les règles de la mémoire artificielle » (p. 33). Autrement dit, l’art de la mémoire s’est déplacé de la rhétorique à la morale chrétienne, puisque la Prudence fait partie des quatre vertus cardinales du christianisme : Prudence, Tempérance, Fortitude (force d’âme) et Justice.
Cette utilisation morale de la mémoire artificielle nous semble étrange ; Frances Yates l’explique comme découlant de l’association dans les manuscrits du Moyen-Âge du traité De inventione de Cicéron et de l’Ad Herennium du maître de rhétorique anonyme, qui formaient un ensemble en deux parties nommées respectivement Prima Rhetorica et Seconda Rhetorica de Tullius4. Or, dans De inventione, Cicéron définit les quatre parties de la vertu, qu’il considère comme « disposition d’esprit en harmonie avec la raison et l’ordre du monde » : Prudence, Justice, Constance et Tempérance. Comme l’écrit Frances Yates, « c’est à partir des définitions que donne Cicéron des vertus dans cet ouvrage, que la mémoire artificielle est devenue au Moyen Age une partie de la vertu cardinale de la Prudence », que le maître romain décrit ainsi :
La Prudence est la connaissance de ce qui est bon, de ce qui est mauvais et de ce qui n’est ni bon ni mauvais. Ses parties sont la mémoire, l’intelligence, la prévoyance (memoria, intelligentia, providentia). La mémoire est la faculté par laquelle l’esprit se rappelle ce qui s’est passé. L’intelligence est la faculté par laquelle il garantit ce qui est. La prévoyance est la faculté par laquelle on voit que quelque chose va arriver avant que cela n’arrive5.
La Prudence, c’est ce qui a été mis de côté par Héloïse et Abélard, emportés dans leur passion amoureuse. Si la Prudence implique de conserver la mémoire des faits (ce que fait Abélard dans sa lettre à un ami inconnu) et de se souvenir afin de ne pas commettre les mêmes erreurs, les amants séparés doivent-ils se souvenir de leur relation afin de respecter la vertu cardinale de la Prudence, quitte à risquer de frissonner de désir ou de souffrir dans leur chair par l’invocation de leur amour et de leur union charnelle ?… C’est cette tension entre souvenirs de la passion et Prudence qui rend les premiers échanges conservés des célèbres amants si poignant, et qui fait toujours vibrer cette architecture de mémoire collective qu’on appelle la culture.
Article publié le 14 septembre 2018 sur Ouvre les Yeux.