[Critique] La massaia — Paola Masino

Caractéristiques

  • Traducteur : Marilène Raiola
  • Auteur : Paola Masino
  • Editeur : Editions de la Martinière
  • Date de sortie en librairies : 30 août 2018
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 364
  • Prix : 20,90€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 6/10

Une œuvre féministe italienne écrite sous Mussolini

Considéré comme un livre « maudit » par son auteure au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, La Massaia aura rencontré bien des obstacles avant d’atteindre son lectorat. Ecrit en 1936-1937 sous le régime fasciste de Mussolini, le roman est tout d’abord publié sous forme d’épisodes au début des années 40 au sein de la revue Tempo, mais expurgé de tout contenu polémique. Toutes les références permettant de situer l’action en Italie sont notamment retirées, accentuant sa dimension de fable. L’oeuvre doit sortir un an plus tard en volume relié ; las ! L’imprimerie milanaise est bombardée et le manuscrit perdu, ainsi que tous les exemplaires déjà imprimés. Son auteure, Paola Masino, devra alors s’efforcer de le restituer de mémoire. Il sera finalement édité en 1946, mais ne gagnera sa réputation qu’au cours des décennies suivantes, au fil des rééditions, qui permettent de réévaluer l’oeuvre.

Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, à notre « ère post-MeToo » comme certains n’hésitent pas à la qualifier, que les Editions de la Martinière publient ce texte avant-gardiste en édition brochée, accompagné d’une préface de Marinella Mascia Galateria permettant de replacer l’oeuvre dans son contexte et de mettre en lumière le parcours atypique de son auteure, Paola Masino, traductrice littéraire d’auteurs tels que Balzac et Cocteau, qui aura ironiquement consacré une large partie de sa vie à défendre l’héritage littéraire de son défunt mari, Massimo Bontempelli, disparu en 1960. Car La Massaia, écrit alors que Masino avait une trentaine d’années, est une violente diatribe contre une société patriarcale qui enferme les femmes dans leur rôle d’ange du foyer, soumises à l’autorité masculine, qu’il s’agisse de l’État, du mari ou du père. Une charge renforcée par l’humour corrosif qui se dégage de ces 300 pages, faussement nonchalant, parfois absurde, et toujours ciblé.

Un texte poétique à l’humour corrosif sur la place des femmes dans la société

Si l’on ouvrait ce livre aujourd’hui sans savoir qu’il s’agissait d’une œuvre italienne des années 40, certaines petites phrases (notamment dans les premières pages) pourraient paraître peut-être un peu trop violentes au regard de notre société actuelle, malgré les progrès évidents qu’il reste encore à faire. Par exemple, lorsque l’auteure s’insurge que les parents transmettent des valeurs morales, « forcément douteuses », à leurs enfants. Si, aujourd’hui, on pourrait arguer que transmettre des valeurs positives à ses bambins est essentiel (ce qui n’empêche pas de les considérer comme des « individus à part entière »), cette phrase prend tout son sens dans l’Italie de Mussolini, où les chères têtes blondes étaient endoctrinées en premier lieu par leur famille avant d’avoir pu se former un esprit véritablement critique. Si, d’après les éléments sur les différentes versions dont nous disposons, cette édition n’a pas réintégré de références claires à l’Italie (les termes choisis en lieu et place de certains mots et expressions ont été conservés), la forme de la fable qui englobe elle-même différents sous-genres au sein de l’oeuvre renforce le caractère corrosif de La Massaia.

Par ailleurs, la dimension véritablement poétique de l’écriture de Paola Masino, ciselée ou parfois plus absurde, flirtant faussement avec le ridicule pour appuyer sa démonstration, n’est pas sans annoncer l’oeuvre d’une poétesse américaine majeure, celle de Sylvia Plath (Ariel, La cloche de détresse), dont l’oeuvre fut publiée une quinzaine d’années plus tard. Les deux femmes possèdent un talent évident pour l’allégorie — même si Paola Masino appuie, voire souligne parfois un peu plus son propos — l’humour au scalpel et marient avec un bonheur certain les genres. Et, bien sûr, toutes deux se sont élevées contre les dictats d’une société voyant avant tout en la femme une épouse et une ménagère.

Un roman contestataire audacieux dans la forme, fort dans le fond

A travers La Massaia, Paola Masino nous conte donc l’histoire, de l’enfance jusqu’à sa mort vieille femme, d’une fille rebelle (et donc forcément considérée comme « ingrate ») qui devra se confronter aux attentes de ses parents (et plus particulièrement sa mère) afin de faire un bon mariage et devenir une épouse exemplaire soutenant les grands desseins de son mari en tenant d’une main de fer sa maisonnée et le petit monde qui y grouille. Critique acerbe de la grande bourgeoisie, son hypocrisie envers les « petites gens » (ici les domestiques) et son exploitation des épouses, qui adoptent très vite le cynisme comme forme la plus « polie » à un profond désespoir, le roman de Masino mêle différentes formes : fable/conte donc, mais aussi pièce de théâtre vaudevillesque, tragédie, satire sociale…

C’est parfois un peu déconcertant, mais toujours étonnant et surtout stimulant. On rit (jaune) et on s’indigne aux côtés de cette massaia, cette jeune femme si pleine de vie au départ, à laquelle on a coupé les ailes pour la maintenir en cage, et qui perpétuera malgré elle ce cycle infernal voulant que les femmes finissent par jouer le jeu de l’ordre patriarcal dominant-dominé, se trahissant les unes les autres. Et on prend conscience, une fois de plus, que, les mots, alliés à la force de l’imagination et de l’humour, sont la plus belle des armes de contestation.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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