[Expo] Tolkien et le Facteur Cheval : rencontre d’imaginaires au Palais idéal

Affiche de l’exposition « Fantaisies héroïques » sur J.R.R. Tolkien et le Facteur Cheval.

Jusqu’au 3 octobre 2021, l’exposition « Fantaisies héroïques » au Palais idéal du Facteur Cheval propose une rencontre d’imaginaires entre le facteur-bâtisseur Ferdinand Cheval et l’universitaire-écrivain J.R.R. Tolkien. Elle permet notamment de découvrir exceptionnellement le dessin original du palais par le Facteur, pour la première fois à Hauterives (Drôme). Les inspirations et les créations du créateur du Palais idéal et de celui de la Terre du Milieu se croisent dans une salle élégamment conçue, que le public est invité à parcourir après avoir admiré le Palais fantastique et son créateur.

Le but de cette salle d’expositions est d’ouvrir à de nouvelles relations entre le Palais idéal et ce qui l’a inspiré (Gustave Doré, notamment) ou ce qu’il inspire (Picasso et Agnès Varda auparavant), avant que le spectateur retourne au Palais pour le regarder autrement.

Le Palais idéal du Facteur Cheval à Hauterives.
Le Palais idéal du Facteur Cheval à Hauterives.« 1879-1912 : 10 000 Journées, 93 000 Heures, 33 ans d’épreuves » (Joseph Ferdinand Cheval). © Culturellement Vôtre

Directeur du Palais idéal du Facteur Cheval, Frédéric Legros tisse ainsi des liens entre le Facteur et le monde des arts, surprenants mais pertinents. L’idée de l’exposition « Fantaisies héroïques » est née de la présence d’un œil de lumière sur la façade Est du Palais idéal, lorsque celle-ci bascule dans l’ombre… Un grand œil sans paupière à la pupille lumineuse, probablement inspirée d’une gravure de Claude-Nicolas Ledoux publiée dans Le Magasin pittoresque qui constitue la source d’inspiration principale du Facteur Cheval. Un œil sans paupière qui peut évoquer celui de Sauron au sommet de la tour de sa forteresse du Mordor Barad-dùr dans Le Seigneur des AnneauxEst-il pour autant pertinent d’associer Tolkien et le Facteur Cheval ?

La tapisserie "Mithrim" (1,50 m x 4,50 m, Collection Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, 2019) d'après une aquarelle de Tolkien (1927). Au-dessus, détail de l'oeuvre de Camille Henrot "The Lord of the Rings – J. R. R. Tolkien", citation du "Seigneur des Anneaux" (gingembre rouge, 2012). © Culturellement Vôtre
La tapisserie « Mithrim » (1,50 m x 4,50 m, Collection Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, 2019) d’après une aquarelle de Tolkien (1927). Au-dessus, détail de l’oeuvre de Camille Henrot « The Lord of the Rings – J. R. R. Tolkien », citation du « Seigneur des Anneaux » (gingembre rouge, 2012). © Culturellement Vôtre

À chacun son « legendarium »

C’est dans le Magasin pittoresque publié entre 1833 et 1937 que Cheval tirait principalement son inspiration. Son fondateur Édouard Charton déclarait vouloir « parler aux yeux pour arriver plus sûrement à l’esprit » et c’est ce que tente de faire l’exposition du Palais idéal du Facteur Cheval. Rapprocher les deux yeux de lumière peut paraître tiré par les cheveux, mais c’est aussi répondre à l’injonction poétique de Ferdinand Cheval que de relier ce qui est semblable mais éloigné : vous aussi, créez votre palais avec vos imaginaires, semble nous dire le facteur. Celui de Tolkien était sa Terre du Milieu, territoire de son « Legendarium », comme il le nommait.

La tapisserie "Mithrim" d'après une aquarelle de Tolkien, avec au-dessus l'oeuvre de Camille Henrot, citation du "Seigneur des Anneaux".
La tapisserie Mithrim et l’œuvre de Camille Henrot, sur le mur de gauche sont présentés les dessins de Joseph Cadier. © Culturellement Vôtre

Bavard sur les parois de son monument, écrivant citations, aphorismes, lettres d’admirateurs, monologue de sa brouette, le Facteur Cheval écrit que son œuvre est unique pour mieux rappeler qu’il appartient à chacun-e de rendre visibles ses rêves. Ce rapport aux mots est aussi ce qui relie Cheval et Tolkien, le premier par ses écrits peints sur la pierre, le second par ses langues et ses récits : stimuler l’imagination est leur but commun, auquel l’artiste Camille Henrot rend hommage par sa citation gigantesque de l’épitaphe du nain Balin de la Moria. Le Palais idéal, on l’oublie souvent, devait être une tombe. On regrette ici que l’exposition relègue les mots aux cartels décrivant les objets exposés et au programme qui l’accompagne, alors que les mots de Tolkien résonnent si bien avec ceux du Facteur et son monument :

« Un pouvoir essentiel de la faërie est de rendre immédiatement réelles, par la volonté, les visions de l’imagination. »

J.R.R. Tolkien

Détail de la vitrine. © Culturellement Vôtre
Détail de la vitrine. © Culturellement Vôtre

Le directeur Frédéric Legros tenait à ce que les images puissent se suffire à elles-mêmes et que le visiteur de l’exposition soit invité à relier les créations du Facteur d’Hauterives et celles du Professeur d’Oxford, avec le soutien des textes s’il désire aller plus loin. On peut aussi regretter que la différence sociale des deux créateurs n’est pas évoquée, mais elle est présente en creux, bien sûr, pour qui connaît la vie de Tolkien et celle du Facteur Cheval. Nous publierons prochainement un article qui traitera de ce sujet et des conditions sociales qui ont favorisées ou non la création de leurs œuvres.

Une « faërie » en dessins et tapisseries

"Glorund sets forth to seek Turin" (Tapisserie, 3,25 m x 3,50 m, Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, 2018), d'après l'aquarelle réalisée par J.R.R. Tolkien (1927). © Culturellement Vôtre
« Glorund sets forth to seek Turin » (tapisserie, 3,25 m x 3,50 m, Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, 2018), d’après l’aquarelle de J.R.R. Tolkien (1927). © Culturellement Vôtre

L’exposition permet de contempler trois magnifiques tapisseries de la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson (jusqu’à 4,50 mètres de longueur), d’après des aquarelles réalisées par J.R.R. Tolkien pour le futur Silmarillon et pour Le Hobbit. L’écrivain peignait ses aquarelles pour lui-même, hobby au service d’un autre hobby, l’écriture1. La transposition de ses aquarelles en tapisseries avait déjà été envisagée par Tolkien, comme en témoigne son « arbre d’Amalion » paru dans le Book of Ishness (1928), « très élaboré et très coloré » qui « se prêterait peut-être mieux à être brodé qu’imprimé », comme il l’écrit à son éditeur Rayner Unwin2.

"Bilbo comes to the huts of the Raft-elves" (tapisserie, 3,2 m x 2,78 m, 2018, Collection Cité internationale de la tapisserie) d'après l'aquarelle de J.R.R. Tolkien (1937). © Culturellement Vôtre
« Bilbo comes to the huts of the Raft-elves » (tapisserie, 3,2 m x 2,78 m, 2018, Cité internationale de la tapisserie) d’après l’aquarelle de J.R.R. Tolkien (1937). © Culturellement Vôtre

Grâce aux cartons de Delphine Mangeret (Aubusson) et au talent des manufactures de tissage, les petites peintures de Tolkien acquièrent la grandeur des scènes qu’elles illustrent, du paysage du Mithrim à l’évasion en tonneaux des hobbits, en passant par la traque de Tùrin par le dragon Glórund. Le directeur du Palais idéal tenait à donner à voir à une autre échelle ces œuvres de petite taille réalisées sans prétention par l’écrivain, pour son propre plaisir, de nuit. C’est de nuit également que Cheval bâtit son Palais lorsqu’il était encore facteur.

Façade Est du Palais idéal du Facteur Cheval. © Culturellement Vôtre
Façade Est du Palais idéal du Facteur Cheval. © Culturellement Vôtre

L’exposition permet de voir, pour la première fois à Hauterives, les seuls dessins du Palais idéal de la main du Facteur Cheval, ainsi que ceux de son voisin Joseph Cadier. Sur le grand dessin du Facteur Cheval (un assemblage de croquis), ses intentions sont clairement dessinées : un grand arbre, les trois géants, la Source de vie, les Chimères, une colonnade… Il est la preuve, s’il en fallait une, que Ferdinand Cheval avait une idée assez précise de ce qu’il voulait réaliser, qu’il mit 20 années à concrétiser pour cette seule façade Est.

Ferdinand Cheval : plan de la façade Est de son Palais idéal (graphite et crayon de couleur sur six feuilles de papier, 32,5 cm x 96,8 cm, Collection Musée de la Poste à Paris, vers 1882). © Culturellement Vôtre
Ferdinand Cheval : plan de la façade Est de son Palais idéal (graphite et crayon de couleur sur six feuilles de papier, 32,5 cm x 96,8 cm, Collection Musée de la Poste à Paris, vers 1882). © Culturellement Vôtre

Des images pour rêver et s’inspirer

Le Magasin pittoresque contenait beaucoup de reproductions d’œuvres d’art, notamment des gravures d’après Eugène Delacroix, Claude Nicolas Ledoux qui inspira l’œil solaire du Palais, et bien sûr les gravures de Gustave Doré. L’œuvre de ce dernier, on le sait, constitue une influence visuelle majeure de J.R.R. Tolkien. L’exposition propose ainsi d’admirer des gravures de Doré qui ont inspirées Cheval (pour son Vercingétorix) et l’écrivain dans le cas des éléphants de guerre évoquant les « oliphants » que Sam connaît uniquement par ses lectures dans Le Seigneur des Anneaux.

Gravures de Gustave Doré exposée dans "Fantaisies héroïques". © Culturellement Vôtre
Gravures de Gustave Doré exposée dans « Fantaisies héroïques ». © Culturellement Vôtre

Directeur du Palais idéal du Facteur Cheval, Frédéric Legros esquisse un parallèle entre Sam et Ferdinand, l’un et l’autre rêvant par les livres et leurs images avant de vivre leurs aventures, le premier en quittant le petit village de Hobbitbourg dans le Comté et le second en bâtissant son palais dans son jardin. Bien que le facteur n’a jamais quitté Hauterives après son installation (à l’exception de deux années à Lyon), il a bâti une œuvre qui transporte le visiteur dans un autre monde et déplace chaque année des centaines de milliers d’admirateurs. De son vivant, déjà, son Palais voyageait à travers les cartes postales à son image qu’il faisait éditer, qui le popularisèrent. Tolkien non plus ne voyageait pas, mais énormément en imagination.

Curieusement, ce qui nous a le plus touché dans cette exposition est la présence d’une page de mots-croisés griffonnée par Tolkien au cours de sa retraite, dont les motifs témoignent de son goût pour l’ornementation. Avec les trois couleurs de ses stylos billes, il fait basculer sa page de journal dans l’imaginaire… Cet acte purement gratuit (comme on ramasserait une belle pierre) s’inscrit en réalité dans son processus de création de la Terre du Milieu, toujours continué. En effet, Tolkien associera certains de ces motifs à telle ou telle civilisation de son « Legendarium ». C’est dans cette petite pièce exposée que nous avons éprouvé le plus de connivence entre l’écrivain et le bâtisseur.

Mots-croisés recouverts de dessins au stylo bille par Tolkien, vers 1963. Détail de la vitrine de l'exposition. © Culturellement Vôtre
Mots-croisés recouverts de dessins au stylo bille par Tolkien, vers 1963. Détail de la vitrine de l’exposition. © Culturellement Vôtre

Pour Tolkien et le Facteur Cheval, la route continue sans fin…

Tolkien comme le Facteur Cheval connurent le succès de leur vivant. Ce dernier parvint à achever son Palais au bout de 41 années de construction et même son tombeau à plus de 70 ans, tandis que Tolkien ne put venir au bout de son Silmarillion. Bien qu’il surent quand s’arrêter, l’un et l’autre ne cessaient de peaufiner leurs ouvrages, au risque de s’y perdre.

Détails du "temple Hidou", à l'angle Nord-Est du Palais idéal du Facteur Cheval. © Culturellement Vôtre
Détails du « temple Hidou », à l’angle Nord-Est du Palais idéal du Facteur Cheval. © Culturellement Vôtre

« Il ne savait pas se reposer… », témoignait Julia Achard, qui accompagnait les visiteurs du Palais de 1907 à 1910. « Il était récalcitrant : il était là qui approfondissait toujours. Il raffinait, il avait toujours son couteau. Il agrandissait pas, il améliorait.3 »

« Pour les plus humbles comme pour les plus grands il est une œuvre qu’il ne leur est donné d’accomplir qu’une fois, et dans cette œuvre leur cœur se met tout entier. »

J.R.R. Tolkien (Le Silmarillion)

Tolkien déclarait quant à lui, à propos qu’il avait « écrit avec son sang » le Seigneur des Anneaux, qu’il s’épuisa à achever en 1947 : « Je me demande toujours comment et pourquoi je suis parvenue à bâtir cette chose année après année, souvent dans la douleur, jusqu’à sa conclusion.4 » La souffrance était aussi physique pour le Facteur, comme s’en souvient Mme Achard : « Il avait toujours les doigts qui lui signaient avec ce ciment, il m’appelait pour lui empâter les doigts…5»

Il y aurait bien d’autres choses à écrire sur le double parcours de Ferdinand Cheval et de J.R.R. Tolkien (nous leur consacrerons un second article) et il y aurait bien d’autres choses à montrer dans l’exposition « Fantaisies héroïques » pour rendre plus frappante encore cette rencontre d’imaginaires. Nous aurions aimé d’autres vitrines pour prolonger cette rencontre, mais ce sera sans doute pour une autre fois… Le voyage ne fait que commencer et, avec la visite du Palais, il est hautement mémorable.

Vitrine de l'exposition "Fantaisies héroïques". © Culturellement Vôtre
Vitrine de l’exposition « Fantaisies héroïques ». © Culturellement Vôtre

Du monument aux dessins, tapisseries et vitrines, sans oublier l’Anneau Unique forgé par la Monnaie de Paris, l’exposition « Fantaisies héroïques » du Palais idéal incite à basculer du dessin au monument, du micro au macro, de l’imaginaire au réel. Logiquement sont ainsi exposés, à côté des cartes postales du Palais éditées par Cheval, des timbres rendant hommage à Tolkien et à sa Terre du Milieu. L’imaginaire n’a pas de fin et pas de taille : elle voyage sans fin. Si Frodo et Sam ont accompli une marche vers le Mordor de 2170 kilomètres, le Facteur Cheval, lui, parcourait cette même distance en 65 jours de tournée… En rêvant.

 

Exposition « Fantaisies héroïques » au Palais idéal du Facteur Cheval (Hauterives, Drôme), jusqu’au 3 octobre 2021. Plein tarif : 9€ / enfant : 5€ / réduit : 6€  (comprise dans la visite du Palais).

Notes

1 L’aquarelle de l’évasion des nains a en revanche été réalisée dans le but d’illustrer le roman Le Hobbit (Tolkien fut payée pour ses illustrations).

24 Lettre de 1963 citée par Wayne G. Hammond et Christina Scull in « Tolkien, dessinateur et peintre », dans l’ouvrage dirigé par Catherine McIlwayne Tolkien, Créateur de la Terre du Milieu, Paris, Éditions Hoëbeke, 2019, p. 80.

35 Citée par Jean-Pierre Jouve, Claude Prévost et Clovis Prévost in Le Palais idéal du Facteur Cheval, Quand le songe devient la réalité, Étrépagny, A.R.I.E. Éditions, 2015 (première édition en 1981), p. 253.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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