Retour en 1968 et à Anne Sylvestre
En 1968, alors que mai 68 battait son plein, Anne Sylvestre chantait dans « Chanson dégagée » : « Y en a qui voudraient que je porte / une oriflamme ou un couteau / Que je crie et que je m’emporte / mais faudrait qu’ils se lèvent tôt / Il y a quinze ans et des poussières / peut-être je leur aurais plu / J’ai pleuré pour ma vie entière / maintenant je ne pleure plus / Oui, mais moi, quand j’avais quinze ans / quand on me parlait de justice / j’entrevoyais un précipice / et puis je pleurais tant et tant / Quand on me disait “Liberté” / je mordais mon poing et ma peine / Alors, tu vois, c’est pas de veine / il me semble que j’ai changé »
Il faut dire que, en pleine période de contestation et militantisme où l’on poussait la jeunesse à prendre un mégaphone et à s’engager, l’artiste n’avait pas attendu la révolution. Dès la fin des années 50, cette chanteuse française au caractère bien trempé, chantait, avec tour à tour humour et sérieux, sur des sujets tels que le féminisme, la bisexualité, la stigmatisation à l’égard des personnes différentes, les rapports hommes/femmes ou encore la campagne française… même si cette dernière thématique pourrait aujourd’hui sembler en contradiction avec le reste selon les sensibilités modernes.
Et, 10 ans après le début de sa carrière, quelque chose énervait beaucoup Anne Sylvestre : qu’on la traite de chanteuse « engagée ». Parce qu’elle n’écrivait et ne chantait pas pour ça, pas pour récolter les lauriers, pas pour agiter un étendard et dire aux gens quoi penser, ou en quoi croire parce que cela venait d’elle. Dire d’une personne ou d’un artiste qu’il est « engagé » ou bien se revendiquer comme tel, à bien y réfléchir, cela veut tout et rien dire. Et Anne Sylvestre se sera, toute sa vie durant, toujours méfiée de ce genre d’appellation… et pas pour rien.
Art, engagement et influence
En effet, Anne Sylvestre, Anne-Marie Beugras de son vrai nom, était la fille d’Albert Beugras, qui fut l’un des membres du bureau du Parti populaire français du collaborationniste Jacques Doriot – ancien communiste et co-fondateur de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), qui combattit sous l’uniforme de la Wehrmacht sur le front de l’Est et était un fervent défenseur de l’alliance avec le Troisième Reich et l’Italie fasciste.
Cette collaboration (dans laquelle il entraîna son fils Jean, mort à 18 ans sous les bombes alliées en Allemagne) lui valut une peine de 10 ans de prison à la Libération, et engendra un sentiment de honte profond chez sa famille, dont Anne qui, tout en condamnant les actes de son père (qu’elle tut pendant longtemps), ne cessa jamais de l’aimer – chose qu’on lui aurait probablement reproché si les événements s’étaient déroulés aujourd’hui à notre époque, où l’entourage proche des personnes condamnées ou accusées est souvent sommé de prendre position publiquement, de se justifier ou de répudier le monstre sous peine de subir l’opprobre populaire qui ne manque pas de se repaître de tous les détails croustillants… à moins de faire profil bas. Lorsqu’elle avait enfin accepté, sur le tard, de prendre la parole et de s’exprimer plus longuement à ce sujet (notamment dans l’excellent ouvrage de Véronique Mortaigne, Anne Sylvestre : Une vie en vrai), elle avait expliqué que son père n’avait pas été foncièrement convaincu par l’idéologie fasciste, mais était avant tout tombé sous le charme et l’influence du charismatique Doriot.
Que l’on prête à Anne Sylvestre, artiste profondément indépendante dont l’acte de création avait toujours tenu du besoin personnel et vital, une quelconque influence ou volonté d’influence sur son public, cela ne pouvait que lui déplaire. « Quand j’écris, c’est à moi que je pense / Je veux me regarder sans honte ni regret », chantait-elle également dans « Écrire pour ne pas mourir ». Une fois les chansons sorties et parties à la rencontre du public, elles leur appartenaient et elle ne semblait pas vouloir s’en mêler. En ce qui la concernait, tout ce qu’elle avait à dire était déjà là, dans les mots, les musiques, les intonations de sa voix. Il était rare qu’elle ressente le besoin d’exprimer ce qui se trouvait de manière sous-jacente entre les mots, laissant cela aux journalistes. Même si elle évoqua parfois la politique en interview, elle laissait avant tout ses chansons s’exprimer pour elle. Nul besoin pour elle de surligner son propos.
Quand les soupçons idéologiques pèsent sur l’art
Je repense à Anne Sylvestre et à cette chanson plus particulièrement ce soir, tandis que je ressens colère, déception, tristesse et angoisse face au climat actuel, où les suspicions idéologiques en tous genres pèsent comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des artistes… et de la création artistique elle-même, et plus particulièrement l’art de la fiction.
La volonté de « déconstruire » à outrance sur des thématiques dites sensibles pousse de plus en plus à lisser les propos, gommer les aspérités et à éliminer l’implicite qui laisse une trop grande part au doute et à l’interprétation… et donc à de potentiels procès d’intention idéologiques… et donc au bad buzz, avec toutes les retombées que cela suppose, tant du point de vue finances que communication. Toucher les chaînes, les studios et les institutions au porte-monnaie ? Voilà une manière efficace d’encourager une forme de censure, voire d’auto-censure puisqu’il faut, de plus en plus, s’adapter au courant actuel pour ne pas froisser, stigmatiser, pas activer de « triggers » émotionnels. Bien sûr, il y a (et heureusement !) toujours des exceptions, que ce soit dans la création télévisée, cinématographique, littéraire, musicale, théâtrale… où l’on peut aussi créer sur ces thématiques (ou en dehors d’elles) sans prendre le public pour des abrutis ni tomber dans le manichéisme bas du front.
Mais les œuvres grand public (et une partie de la création dite « d’auteur » – comme s’il n’y avait pas d’auteurs dans l’art populaire !) sont, qu’on le veuille ou non, de plus en plus aseptisées en raison de ces pressions grandissantes. Ce qui est triste pour l’art et l’ébullition qu’il permet, y compris d’un point de vue intellectuel… Quand des scénaristes se retrouvent obligés de devoir expliquer une blague innocente au sein même des dialogues pour éviter toute « confusion » comme c’était le cas du live action de La Belle et le Clochard ou surlignent les moindres intentions de ses héroïnes dans le film Marie Stuart, Reine d’Ecosse pour faire passer la pilule de réaliser un biopic sur une reine catholique (pour ne citer que deux exemples parmi de nombreux autres), on est en droit de se demander si l’on fait encore confiance à l’intelligence des spectateurs et à la force de la dramaturgie reposant sur une écriture solide…
Penser, ressentir devient dangereux, car on a peur de penser mal, de s’exprimer mal, d’avoir des sentiments et des émotions impies – quand bien même l’art est fait pour ça : nous bousculer et nous interroger en plus de nous faire (parfois) rêver. Et puis, si l’on n’a rien à reprocher aux œuvres, aujourd’hui, on se tourne d’un œil inquisiteur vers les artistes. Sont-ils suffisamment clean ? Sont-ils sympathiques ? Ont-ils les bonnes idées ? Les bonnes intentions ? Quelle est leur utilité concrète ? S’ils se dévoilent un tant soit peu à travers leurs œuvres, sont-ils prêts à se mettre à poil pour qu’on les inspecte de l’intérieur afin de prouver qu’ils méritent véritablement leur place et leur exposition, plutôt que de laisser leur art s’exprimer pour eux ? Ont-ils eu des paroles maladroites ? Des comportements déplacés ? Commis des actes répréhensibles ? Et si oui dans les deux derniers cas, doit-on censurer ou arrêter de diffuser leurs œuvres ? Selon quels critères ? Ou bien les conserver, mais mettre un carton d’avertissement en préambule ou faire retirer leur nom ?
Violences systémiques et responsabilité individuelle et collective
Entendons-nous bien : il y a bien sûr de nombreuses injustices en ce monde et des causes qui valent qu’on se batte pour elles. Tous les avis ne se valent pas et le relativisme constant est tout sauf une solution. Et, clairement, art et politique ne sont pas étanches. Toujours est-il qu’aujourd’hui, on exige de chacun de montrer patte blanche et de brandir un étendard… mais les prises de position les plus audibles, relayées et médiatisées ne sont pas toujours les plus justes. On dénonce à raison les situations de zones grises qui font que des violences pourront être perpétrées et se reproduire de manière insidieuse – mais, étonnamment, pour cela, on fait preuve de bien peu de nuances. Tout doit être blanc ou noir, quand bien même les choses et les gens le sont rarement – ce qui participe à la complexité de la nature humaine, mais aussi à la difficulté d’y faire face sans se laisser happer, subjuguer, sans en sortir complètement meurtri même si, bien sûr, la vie ne nous laisse jamais indemnes – et certainement pas par les temps qui courent.
En ce sens, taper un grand coup dans la fourmilière quitte à réduire les gens à des archétypes et des clichés ambulants est sans doute plus simple d’un point de vue émotionnel. Et si quelque chose est vrai, c’est qu’arrondir sans cesse les angles ne fait pas avancer les choses. Ne pas minimiser est essentiel pour une véritable prise de conscience. Les violences systémiques ne sont pas l’œuvre d’un ni même de plusieurs individus isolés et identifiés, mais d’un ensemble avec tous les mécanismes que cela sous-tend, et au sein duquel les coupables peuvent eux-mêmes, pour certains, avoir été eux-mêmes victimes à un moment donné… ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faudrait les absoudre ou ne pas les mettre face à leurs responsabilités – bien au contraire. Sans confrontation, le déni ne peut pas prendre fin… et les violences ne peuvent que continuer à se perpétuer.
Une autre voie que celle de la complaisance ou de la vindicte populaire ?
Il n’empêche qu’il y a une différence entre mettre quelqu’un face à ses responsabilités – que cela passe par la voie légale ou non – et aligner accusés et personnes suspectées de près ou de loin de complicité et les clouer immédiatement au pilori au sein d’un tribunal populaire. Entre le trop plein de compassion et la vindicte populaire à l’endroit des accusés, n’y a-t-il pas une autre voie ? Toutes les femmes tondues après la Libération n’étaient pas d’innocentes victimes ayant seulement eu le malheur d’aimer un Allemand enrôlé de force en l’absence de leur mari, comme le prouve l’histoire entourant la photo La Tondue de Chartres de Robert Capa, qui ne fut révélée que bien plus tard – le photographe ignorait qui était cette jeune femme à ce moment-là, mais avait été choqué et touché par ce qu’il voyait sous ses yeux au moment de cette période (courte mais marquante) de procès sauvages et expéditifs qui suivirent la Libération.
Une fois l’histoire connue, doit-on brûler la photo en question ? Ou nous interroger sur nos comportements, mais aussi sur ce qui a permis à un système comme celui du nazisme de naître et de se diffuser au sein d’une partie de la population si on veut éviter que les choses ne se reproduisent sous une forme ou une autre ? Condamner les dictateurs, les traîtres et les coupables est essentiel. Mais, si on ne s’interroge pas sur le système et les mécanismes qui se trouvent derrière et qui ont permis à ces peurs et comportements archaïques de prendre le dessus et de se répandre… les choses ne peuvent que se réitérer selon un certain cycle/mouvement de balancier. Et, s’il y a des monstres, il faut bien avoir conscience qu’il s’agit de monstres humains.
L’oublier nous permet de tenir à distance cette vérité terrifiante, qui est que nous avons tous en nous, quelque part, quelque chose qui pourrait nous faire basculer et vriller dans cet archaïsme irrationnel, d’autant plus dangereux qu’il peut être contagieux. Et ce peu importe notre genre, notre origine, orientation sexuelle, bord politique…
Regarder en soi pour éviter les réactions archaïques
Contrairement à la génération de mes grands-parents, j’ai la chance de ne jamais avoir connu la guerre. Mais je me souviens encore de la discussion que j’avais eu avec mon père lorsque j’étais au collège et que nous parlions de racisme. Je devais lui dire quelque chose comme « lui, il est raciste ». Et il m’avait raconté qu’à mon âge, un jour en classe, alors que la discussion portait sur la politique et que des élèves juraient ne pas avoir une once de racisme en eux, son prof de français avait relevé sa manche devant la classe médusée pour révéler le tatouage sur son bras, trace de sa déportation. « Vous êtes vraiment sûrs ? Regardez vraiment bien. A l’intérieur ». Et cela m’est toujours resté.
Cela ne signifie pas que, parce que nous avons tous ce potentiel d’(auto)destruction, nous devrions nous « petitsuicider » en tant que société ou civilisation, appuyer gaiement sur le bouton rouge ou bien tous nous considérer comme des dictateurs en devenir. Non. Mais, lorsqu’une affaire, des événements ou une personnalité publique provoquent en nous des réactions viscérales, il nous revient de regarder en nous pour voir ce que cela active et pourquoi, tant d’un point de vue individuel que collectif.
L’art de la fiction : faire face à l’inconscient et panser les plaies
Les histoires servent à ça aussi, bien sûr. La fiction, quand elle est sincère, quand elle touche un point sensible, a cette faculté de libérer l’inconscient, loin de toute morale facile, pour nous confronter sainement à toutes ces choses : nos rêves, nos aspirations et peurs les plus profondes. Ces projections et catharsis sont positives et bénéfiques, que ces récits jouent sur le rêve et l’évasion ou des sujets bien plus douloureux. L’imagination, l’invention, la mise en abyme de tous nos rêves, cauchemars ou émois nous permet de vibrer, seuls et à l’unisson, de mettre du baume sur nos blessures, de nous élever et d’abolir, au moins momentanément, les frontières et murs que nous mettons trop souvent entre nous, de créer des ponts nous permettant de partager ce qui trop souvent, au quotidien, demeure incommunicable en raison de nos peurs ou des simples conventions.
Parfois, écrire ou ne serait-ce que lire, regarder un film ou écouter une musique qui nous touche peut aussi nous sauver. Nous murmurer « Tu n’es pas seul. Je te comprends, je te vois. Quelqu’un, quelque part sur cette planète, a aussi déjà ressenti ça, même s’il possède un autre vécu et a peut-être vécu à une autre époque. D’autres ressentent aussi des émotions fortes au contact de cette même œuvre. L’émotion peut nous réunir, même si les échos personnels que provoquent une œuvre en nous sont propres à chacun et uniques. Nous ne sommes pas, au fond, si différents, nous ne sommes pas aussi incompris que nous le croyons ou en avons peur. Courage ! Suis ta voie ! »
Affronter la peur grâce à l’art : pour une création libre
L’art, la littérature, a cette capacité là… à condition que les artistes soient libres de raconter leur histoire sans que la moralisation à outrance ne colonise notre imaginaire et nous pousse à la censure et l’autocensure. Ne laissons pas notre imaginaire se faire annexer sous les pressions de tous bords ! On ne musèle jamais l’inconscient. Jamais. Et, si on exerce des pressions sur les artistes ou le public pour cela, gare au retour de manivelle ! Celui-ci n’en sera que plus violent car il signera le retour des monstres. Oui, les temps sont durs, violents, et nous avons peur. Je suis la première à avoir peur. Mais la peur me pousse à écrire pour la surmonter, la transcender ou bien en rire pour qu’elle ne paraisse plus aussi grande ou terrible. Elle me pousse vers l’art. Et que faire si l’art lui-même tremble ? Quel réconfort, quelle catharsis pourra-t-il encore nous apporter si nous renonçons de nous-mêmes à notre propre voix ?
Alors, ne renonçons pas aux histoires, assumons nos partis pris et notre subjectivité et utilisons les pour affronter nos peurs les plus profondes et avancer ensemble. N’ayons pas peur de l’imaginaire, qui n’a jamais été une fuite de la réalité mais qui, au contraire, grâce au symbole, nous permet parfois de l’aborder sous un autre angle, émotionnel et plus puissant et de l’affronter quand tout le reste a échoué. N’ayons pas peur de nos rêves, et même de la nostalgie, tant que nous gardons les yeux ouverts et que nous ne nous coupons pas des autres et du monde qui nous entoure. Sans rêve et capacité à rêver, il n’est point d’avenir. Alors, n’ayons pas peur d’éteindre la lumière le temps d’un film, d’un album, d’un spectacle ou d’une lecture (à la lampe de poche, comme quand nous étions enfants) et de répéter ces mots magiques empruntés à Cocteau : « J’aime bien avoir peur… avec vous ».