Inaugurée le 5 décembre au musée Sainte-Croix à Poitiers, l’exposition La Musée met en valeur la collection du même nom de la collectionneuse Eugénie Dubreuil, que celle-ci a légué dans son intégralité (523 pièces) cette année. Une collection d’une ampleur sans précédent composée uniquement, comme son nom le laisse entendre, d’œuvres réalisées par des artistes femmes dans des arts dits « mineurs », pour beaucoup inconnues malgré quelques grands noms (Nikki de Saint Phalle, Alice Springs, Berthe Morisot…).
Nous étions présents et avons pu rencontrer l’équipe du musée, ainsi qu’Eugénie Dubreuil, autour de la visite de cette exposition qui se tient jusqu’à fin mai 2025 et est accessible gratuitement à tous en décembre. Chronique.
Une acquisition engagée
Avant même de franchir la porte du musée Sainte-Croix, il y a cette affiche géante, une photo prise par l’Australienne Alice Springs en 1979. Le regard d’Isabelle Adjani iconique et « statufiée » par sa posture comme son teint d’albâtre, nous transperce. Puis il y a ce titre d’exposition, qui est aussi le nom de la collection à laquelle elle est consacrée : La Musée. Avec ce la qui interpelle et que l’on ne s’aurait ignorer, qui annonce tout de suite la couleur.
Car La Musée met en valeur 300 pièces (sur 523, les 200 restantes sont en cours d’expertise avant exposition) de la collection constituée par l’artiste, historienne de l’art et collectionneuse Eugénie Dubreuil et léguée cette année au musée. Des œuvres réalisées exclusivement par des artistes femmes, du XVIIIe siècle à nos jours dans des arts dits « mineurs » (photographie, miniature, dessin, estampe, natures mortes…). L’objectif de la collectionneuse, et celui du musée Sainte-Croix avec cette acquisition, est de valoriser la place des artistes féminines au sein de l’histoire de l’art, elles qui ont souvent été invisibilisées ou reléguées au second plan (notamment dans les musées), malgré la présence de quelques grands noms considérés comme des exceptions et qui masquent souvent les œuvres plus confidentielles d’artistes moins connues. Il s’agit donc d’un parti pris artistique (s’appuyant sur la recherche scientifique), mais également ouvertement politique.
La féminisation du mot « musée » contient ici à elle seule tout ce que recouvre l’exposition qui, au-delà des œuvres des artistes exposées, explique également comment se déroule l’institutionnalisation des collections privées pour mieux comprendre à quel point faire rentrer des artistes féminines au sein des collections publiques permet de les légitimer… et aussi qu’il s’agit d’une grande responsabilité pour les musées, qui demande beaucoup de recherches, vérifications et une réflexion de fond.
A l’heure où les clivages au sein de la société sont importants – y compris sur la question du féminisme – malgré les avancées sociétales et où certains excès idéologiques ont parfois tendance à braquer les esprits, expliquer au public pourquoi la valorisation des artistes féminines ne tient pas d’un simple « phénomène de mode » ou d’une opération de communication voire de marketing représente un véritable enjeu pour les institutions. D’où l’importance de cette exposition – qui s’accompagne d’un catalogue aussi beau que complet, avec des essais passionnants – qui a lieu dans un musée connu depuis les années 80 pour mettre en valeur les œuvres des artistes femmes, avec beaucoup de monographies dédiées à travers les expositions temporaires.
Les origines d’une collection privée unique
C’est en 1999 qu’Eugénie Dubreuil, fraîchement retraitée de l’Éducation Nationale, commence à parcourir les enchères de l’hôtel des ventes Drouot, mue par la curiosité. Elle acquiert alors la première œuvre de sa collection : un dessin au crayon de Marie Laurencin. Au fil de ses acquisitions, elle se spécialise dans la collection d’œuvres de femmes, pour la plupart réalisées dans des arts dits « mineurs » . Alors peu cotées, celles-ci sont peu coûteuses (certaines œuvres ont été acquises pour 600 ou 800 euros) et rentrent dans les moyens d’Eugénie Dubreuil. Cependant, elle est toujours guidée par sa sensibilité d’artiste et d’historienne de l’art dans ses choix, ainsi que par une inextinguible curiosité.
Et, ce qui, au départ, tenait d’acquisitions au fil du hasard, des opportunités et des coups de cœur devient peu à peu un parti pris, qui lui permet aussi de s’interroger sur la raison pour laquelle autant d’artistes féminines sont restées dans l’anonymat et ont été reléguées à des pratiques artistiques jugées « féminines », voire associées pour certaines (comme les natures mortes et l’estampe) à un loisir domestique pour la gente féminine. Des pratiques que sa collection, qui se dessine peu à peu, entend revaloriser.
En 2010, elle baptise officiellement sa collection La Musée et réfléchit longuement à un moyen de la mettre en valeur en dehors de son atelier et d’expositions ponctuelles. Elle souhaite au départ fonder un musée mais manque de temps, d’appuis et de moyens. Par la suite, elle décide de léguer l’entièreté de sa collection à un musée afin qu’elle rejoigne les fonds publics. Ce sera donc le Musée Sainte-Croix à Poitiers, qui s’était notamment fait connaître dans les années 80 par son exposition autour de Camille Claudel (le musée possède la 3ème plus grande collection publique de sculptures de l’artiste en France), qui avait permis de remettre en avant la sculptrice avant la sortie du biopic avec Isabelle Adjani.
Quand on la rencontre, Eugénie Dubreuil, 84 ans, apparaît passionnée et peu avare en commentaires et anecdotes. Parcourant l’exposition en compagnie de l’équipe du musée et des journalistes peu de temps avant le vernissage, elle paraît émerveillée par le travail effectué, répétant qu’elle n’aurait jamais rêvé que son approche soit aussi bien comprise par le musée, qui profitera également du don de 150 000 euros du fonds Les Beaux Yeux fondé par la collectionneuse pour faire avancer la recherche universitaire sur la place des artistes femmes dans l’art ces 5 prochaines années.
L’exposition
L’exposition La Musée est répartie en trois grandes parties : le parcours d’Eugénie Dubreuil, la collection et, enfin, l’institutionnalisation des collections privées via l’acquisition par les musées.
En guise d’introduction, avant de passer les portes de l’exposition, se trouve un écran diffusant des extraits d’une interview de 3h d’Eugénie Dubreuil. Puis, une fois rentrés dans la salle abritant les deux premières parties de l’exposition, 70 œuvres d’artistes féminines accrochées sur le même mur nous accueille et saisit notre regard. Il s’agit d’une frise temporelle, d’une Histoire de l’art du XVIIIe siècle à nos jours racontée par les dessins, peintures, estampes et photographies de femmes. Il y a là une véritable variété, dans les sujets représentés comme les styles, avec plusieurs courants artistiques présents, comme un avant-goût de ce que nous allons découvrir ensuite.
Le mur en face présente le parcours d’Eugénie Dubreuil en tant que collectionneuse, mais aussi en tant qu’artiste, puisqu’elle a exposé pour la première fois son travail en 1965 à Paris et a participé à plus de 200 expositions en France et à l’étranger. On retrouve ainsi une sélection de ses œuvres aux côtés d’artistes qu’elle a côtoyées, mais aussi des explications sur son approche de l’art, sa méthodologie (elle a tenu de manière très rigoureuse des fiches sur chaque œuvre et chaque artiste de sa collection) et les expériences fondatrices qui ont forgé son regard, elle qui fut initiée au dessin par Anna Garcin-Mayade (élève d’Auguste Renoir et proche de Suzanne Valadon, rescapée des camps de Ravensbrück) avant de poursuivre une carrière d’artiste parallèlement à des études en histoire de l’art à Paris à l’Institut d’art et d’archéologie.
La présentation du reste de la collection permet de découvrir une belle variété de dessins sur papier, peintures (notamment cubiste et surréaliste), estampes, ainsi que des photographies appartenant à des genres aussi variés que la photographie documentaire, scientifique, de mode, mais aussi de plateau (un cliché de Marilyn Monroe sur le tournage du film The Misfits de John Huston pris par Inge Morath). Une partie s’intéresse notamment aux illustrations réalisées pour des livres pour enfants ou éditions de romans, toutes dans des styles assez différents, allant du figuratif au dessin abstrait, comme ce projet d’illustration pour René Char réalisé par Maria Helena Vieira da Silva en 1961. Parmi les grands noms, on trouve cinq œuvres de l’impressionniste Berthe Morisot, une sérigraphie et une plaquette de film de Niki de Saint Phalle, des photographies de mode d’Alice Springs, un bronze et deux peintures de Rosa Bonheur ou encore des tirages argentiques et dessins de Dora Maar.
En ce qui concerne les noms les moins connus, s’il serait fastidieux de tous les citer ici (un pan de mur au sein de l’exposition les réunit tous), on pourra mentionner à titre d’exemple, sans hiérarchie : Germaine Bouret, Laure Albin Guillot, Leonor Fini, Claudine Goux, Sonja Hopf, Valentine Hugo, Farah Mebarki, Thérèse Robert, Madeleine Vilpelle, Alice Delaye…
Hiérarchie des genres et place des femmes dans l’art
Au sein de l’exposition, des textes abordent la hiérarchie des genres ou encore le biodéterminisme (le fait de considérer certaines qualités ou traits de caractère comme étant féminines ou masculines selon des stéréotypes) et nous permettent de mieux comprendre pourquoi et comment les femmes ont investi en si grand nombre les arts mineurs, moins renommés car considérés comme moins « nobles ».
En effet, au-delà de l’inspiration artistique des artistes femmes et de leur talent à proprement parler, au XVIIIe et au XIXe siècle, on estime souvent qu’elles ne sont pas véritablement des créatrices mais davantage douées pour la copie ou encore que leur minutie fait que l’estampe, la miniature et le dessin sont davantage adaptés à leur tempérament. Surtout, elles bénéficient souvent de peu de moyens et de peu d’appui comparé aux artistes masculins qui, s’ils peuvent également vivre dans la misère ou dans des conditions modestes, peuvent davantage compter sur des philanthropes ou le soutien de leurs pairs. Et le papier coûte moins cher qu’une toile ou que du marbre. Et, évidemment, si elles sont mariées, leur statut d’épouse passe avant leur vie d’artiste. On retrouve finalement des réflexions similaires à celles que tenait Virginia Woolf dans son essai Une chambre à soi, mais propres ici au milieu de l’art.
La hiérarchie des genres entraînant un effet vicieux, on comprend (en partie au moins) que beaucoup d’artistes féminines sont passées au second plan puisque les arts majeurs sont davantage reconnus, célébrés et institutionnalisés. Si la photographie est un exemple différent (et plus récent pour les tirages présentés ici), elle n’en est pas moins considérée comme un art mineur par sa reproductibilité et, si les photographes de renom sont nombreux, la présence de femmes photographes au sein des collections des musées (et pas uniquement des expositions ou festivals) reste moins importante.
Comprendre le fonctionnement des musées
Enfin, la partie sur l’institutionnalisation permet de comprendre que l’acquisition par un musée est un acte important qui permet de légitimer des artistes. Ainsi, un certain nombre d’artistes représentées au sein de la collection La Musée étaient jusque-là absentes des fonds publics. Une fois une collection acquise, le musée ne peut pas s’en séparer et se doit de la conserver dans de bonnes conditions, d’effectuer les restaurations nécessaires, etc. Il s’agit donc d’un engagement, d’un acte tant artistique que politique, et d’une décision qui se doit d’être mûrement réfléchie et de faire l’objet de recherches scientifiques et historiques approfondies, notamment pour vérifier l’origine de chaque œuvre.
Un fait qu’il est bon de souligner à l’heure où la bulle spéculative dans l’art contemporain autour des artistes féminines peut donner lieu à des aberrations marketing contre-productives (des prix affolants demandés pour certaines œuvres sans véritable justification, à l’image du phénomène des NFT), notamment aux États-Unis. Par son approche rigoureuse et pédagogique, le musée Sainte-Croix (aujourd’hui dirigé par Manon Lecaplain, 31 ans) rappelle que la valorisation des œuvres des artistes féminines est un enjeu important et sérieux, qui mérite d’ouvrir une réflexion de fonds sur le lien entre collectionneurs et musées, notamment.
La Musée est donc une très belle exposition, réunissant une très grande variété d’œuvres et d’artistes à même de parler à différents publics, et ouvrant des perspectives passionnantes par la réflexion qu’elle propose. Si les textes, pertinents et bien répartis d’un bout à l’autre, sont assez concis, le très beau catalogue vendu à la boutique du musée, dirigé par la commissaire d’exposition Camille Belvèze et Manon Lecaplain, permet d’aller plus loin grâce à des essais pertinents et accessibles, tout en proposant d’apprécier plus longuement chacune des œuvres présentées, reproduites dans une belle qualité d’impression.
Exposition La Musée au Musée Sainte-Croix du 6 décembre 2024 au 18 mai 2025, 61 rue St Simplicien, 86000 Poitiers. Gratuit pour tous en décembre, puis le mardi et le 1er dimanche de chaque mois, ainsi qu’aux mineurs et aux ayants droits. Tarif en dehors de ces situations : 5 € en individuel ou 2,50 € par personne pour les groupes de 5 personnes minimum.