Un récit paranoïaque implacable
Après Sonar, Bikini Atoll et Sunlight, on continue notre excursion anti-chronologique dans la collection Flesh & Bones avec un quatrième album intitulé Le Signe. Rappelons que cette anthologie qu’a lancée Glénat rassemble sous un même étendard des récits one shot de genre, illustrés obligatoirement en noir et blanc, et dans un format comics de surcroît. Une couverture du plus bel effet, jouant sur le mystère via le symbolisme de la croix renversée, et nous voilà irrémédiablement interpellés…
Le Signe s’intéresse au destin d’Alex Morsen, un écrivain dont le premier succès, Perte d’Auréole, ne fut malheureusement suivi d’aucun autre. Devenu aigri avec le temps, l’auteur a perdu toute inspiration en même temps que sa femme, sa fille, et lui s’installent dans un appartement cossu. Totalement à fleur de peau, Alex boit, ne dort que peu et rejette la faute sur les autres. Plus précisément sur sa voisine du dessus, qui prépare un concours de piano et doit s’exercer toute la journée, du lundi au vendredi. Clairement, elle devient une excuse à son incapacité à se relancer. Poussé à bout par ses propres démons, l’écrivain emmène sa petite famille dans la maison de vacances familiale, qui appartient à son père. Là, il trouve dans la bibliothèque un livre plus étrange que les autres : un ouvrage abordant les différentes magies. L’un des sorts attire l’attention d’Alex : il permet de porter le mauvais œil sur une personne, et de la mener droit vers la mort. Le tout grâce à un simple signe de croix. De retour dans son appartement, et malgré les efforts de la voisine pour faire le moins de bruit possible, l’auteur craque et utilise le sinistre maléfice…
Parmi les (excellents) ouvrages de la collection Flesh & Bones, Le Signe est sans aucun doute notre plus gros coup de cœur. Car au-delà d’un récit de genre toujours aussi bien ficelé, cette BD est aussi un très bel hommage au cinéma paranoïaque, genre malheureusement boudé par le septième art actuel alors qu’il a su donner quelques uns de nos films préférés. On pense évidemment au Locataire de Polanski, qui, par sa situation, nous rappelle irrémédiablement Le Signe, du moins dans sa première partie. Qui n’a jamais été gêné par ses voisins ? Pire, qui n’a jamais connu l’enfer d’un environnement citadin beaucoup trop bruyant pour permettre la concentration ? Le silence est un luxe, et Alex profite de cet état de fait pour rejeter son incapacité à confirmer son talent sur sa voisine. Situation classique. La grande réussite de la bande dessinée, et du cinéma paranoïaque dont elle s’inspire, se situe exactement là : faire surgir l’improbable du quotidien banal. Le Signe maitrise cet exercice de style avec une étonnante facilité, rendant palpable cette fameuse impression : quelque chose ne tourne pas rond.
Il suffira d’un signe
Le Signe est divisé en trois partie bien distinctes : le soupçon, le passage à l’acte et les conséquences. Le risque était qu’une d’entre elles soit plus forte que les autres, et heureusement il n’en est rien. On est tout autant mal à l’aise en lisant les premières pages qu’en fin de lecture, même si l’on peut tout de même regretter un prologue qui manque de clarté. L’inéluctable chute d’Alex, homme de plus en plus déséquilibré et dont on ne peut que prévoir un basculement pourtant craint, revêt des habits que l’on ne connaît que trop bien. Le doute quant à son propre potentiel, la pression, une cellule familial qui lui plaît mais dont on n’est pas convaincu qu’elle sied à ses envies de grandeur : tout est là pour un pétage de plomb en règle. Ce dernier est convaincant, car au lieu de prendre sa hache et d’aller zigouiller tout le monde à la Shining, ce qui donnerait au récit une saveur horrifique plus que paranoïaque, l’écrivain agit avec lâcheté. Le maléfice demande en effet d’être effectué dans le dos, d’une simple signe, soulignant parfaitement la fourberie d’un personnage si malmené par sa propre déchéance qu’il ne peut que se dédouaner en accusant autrui. Le Signe arrive parfaitement à développer une atmosphère anxiogène au possible, qui explose lors d’un final qui vire à la terreur pure.
Aux commandes de ce Signe, on retrouve deux noms loin d’être méconnus. Au récit, c’est Philippe Thirault, que l’on connaît notamment pour sa saga Miss (si vous ne connaissez pas ruez-vous dessus, c’est à découvrir), qui officie. On retrouve sa propension à construire une ambiance avant de l’imposer, un vrai travail d’écriture qui ne peut que s’avérer payant. Quant aux dessins, c’est Manuel Garcia qui s’occupe de rendre le visuel aussi puissant que le scénario. Si ce nom vous dit quelque chose et que vous êtes du genre à avoir gratté l’univers étendu de Star Wars c’est normal : Garcia a bossé, avec Dark Horse, sur Star Wars Galaxy. Son style très crayonné illustre idéalement Le Signe, donnant à la fois une belle description des personnages et de leurs sentiments, mais s’avère aussi précieux quand les événements s’accélèrent, tant le mouvement des corps est bien rendu.
Au final, Le Signe est une sacrée réussite, qui nous rappelle à quel point la paranoïa reste l’un des sentiments les plus payants dans les arts visuels. Si l’on regrette juste une toute fin qui aurait mérité plus de pages, la BD nous transporte dans une histoire plus que troublante, certes dans des sentiers plus ou moins battus, mais terriblement efficace. Les pages s’enchaînent sans que l’on ait l’impression de les tourner, et l’impression qu’elles laissent marque durablement. Le Signe est un véritable plaisir qu’il vous faut découvrir au plus vite.
Le Signe, une BD scénarisée par Philippe Thirault, illustrée par Manuel Garcia. Aux éditions Glénat Comics, collection Flesh & Bones, 128 pages, 14.95 euros. Paru le 9 mars 2016.